“Remigration”

Vu d’Allemagne

Notre camarade Françoise Hoenle nous envoie pour la dernière fois ses impressions en ce début d’année. S’annonce-t-elle moins lourde que la précédente ?

Une semaine avant Noël 2023

Sur un parking de supermarché, des gamins jouent à la guerre, ou au banditisme. Ils ont à la main des pistolets, ils se couchent derrière des voitures, sortent de leur planque avec une remarquable agilité, font semblant d’être touchés, restent couchés par terre. Je leur demande ce qu’ils ont à la main. Réponse : “Funpistolen”. Encore heureux que ce soient des jouets.

Le supermarché regorge de chocolats en tous genres, de sucreries multicolores. Je fais le tour du magasin pour voir si certains rayons sont plus dégarnis que d’autres. C’est vite trouvé : ce sont des produits vendus au rabais, car déjà presque périmés. Il n’y a pas si longtemps, ces produits étaient retirés des rayons et donnés à l’équivalent des restos du cœur, qui s’appelle ici Tafel.

Aux rayons de fruits et légumes, je vois des personnes prendre deux oranges, deux-trois pommes, regarder longuement les pommes de terre, consulter les offres exceptionnelles.

Un petit tour chez Aldi, qui a engrangé des profits record, révèle que beaucoup de produits semblables sont conditionnés de telle façon que, pour comparer les prix, il faut absolument maîtriser la règle de trois. J’accompagne une dame analphabète qui n’arrête pas de me demander ce qui est le moins cher. Je lui réponds que c’est difficile à dire, mais elle n’a pas l’air de me croire.

À propos de calcul, il paraît que les résultats des tests Pisa pour l’Allemagne sont désastreux.

Le magazine Der Spiegel publiait récemment en couverture l’opération suivante :

2 plus 2 multiplié par 2 = 8. Juste ou faux ?

Un tiers des élèves allemands aurait répondu que c’est juste… Ma petite fille française, qui dit d’elle même qu’elle est nulle en maths, a tout de suite vu que c’était faux.

Derniers jours de l’année 2023

La complète destruction de la bande de Gaza est à peine abordée par les quotidiens régionaux et nationaux. Quiconque ne recherche pas cette information ne la verra pas. J’ai sous les yeux le quotidien régional auquel je suis abonnée. Je vois en première page qu’un sondage révèle que la population allemande aborde 2024 avec optimisme…

En page 2, la situation à Gaza fait l’objet d’un tout petit article intitulé “Israël intensifie ses opérations à Gaza”. Des mots tels que “guerre” ou “bombardements” n`y figurent pas. Il est mentionné que, “selon le Hamas, 187 personnes auraient été tuées en une seule journée, mais que ce nombre ne peut pas être vérifié de façon indépendante”. Voilà, c’est tout.

Le quotidien TAZ, qui se veut de gauche et auquel je suis également abonnée, ironise en première page sur la chaleur anormale pour la saison. En page 2, l’éditorial est consacré à la situation au Moyen-Orient. La rédactrice en chef commence par “En cette période où une année succède à l’autre, le monde attend du Moyen-Orient un signe qui montrerait que la guerre provoquée par le Hamas va se terminer, qu’Israël ne bombarde plus sans discernement la bande de Gaza, qu’Israéliens et Palestiniens sont prêts à rechercher une solution politique”. Ensuite, il est question des difficultés rencontrées par Nétanyahou, c’est tout.

Le soutien à Israël reste la doctrine d’état

L’association pour l’entente entre les peuples que je contribue à animer depuis 30 ans organisait fin novembre une réunion sur le thème du pacifisme. L’intervenante, pasteur de l’église protestante, a fait un exposé remarquable sur les droits de l’homme, l’obligation de les respecter même en temps de guerre, etc. Elle n’a pas prononcé les noms d’Israël ou de Gaza, a engagé tous et toutes à garder cette boussole intérieure. Une discussion s’est engagée sur le pacifisme, sur les accusations portées contre ceux et celles qui manifestent pour la paix, chacun, chacune prenait des précautions oratoires.

Tout à coup, une dame d’un certain âge, qui possède la nationalité allemande et la nationalité israélienne a demandé la parole et s’est lancée dans un discours très émotionnel sur les souffrances des Juifs et Juives. Ils et elles seraient seul·es, sans soutien, le monde entier veut les exterminer, jamais l’antisémitisme n’aurait été aussi virulent en Allemagne depuis l’Holocauste.

Le silence qui a suivi était total. Je suis intervenue pour dire qu’il ne fallait pas confondre antisémitisme et antisionisme et j’ai eu l’audace extrême de dire que le mot “terroriste” devait, lui aussi, être employé avec discernement, beaucoup de personnes étant actuellement accusées de soutenir le terrorisme. Nous étions dans une salle paroissiale, le pasteur présent a blêmi, il a mis fin à la réunion.

Le lendemain, il m’a demandé si j’avais voulu dire que les attaquants du 7 octobre n’étaient pas des terroristes. Il était encore blême ! Je lui ai dit que j’avais parlé de façon générale, comme l’intervenante, qui était sa supérieure hiérarchique.

L’année 2023 n’en finit pas de se terminer

Gaza n’est plus qu’un champ de ruines, les victimes se comptent par dizaines de milliers.

La paroisse protestante d’une petite ville semblable à celle où j’habite – maisons à colombage, charme moyenâgeux, calme provincial – organise une conférence sur le thème suivant : “Crise au Moyen-Orient, un conflit qui dure depuis 3500 ans”. Le conférencier enseigne à l’université de Gießen l’histoire antique et l’histoire du judaïsme.

Ce jeune homme, qui semble très à l’aise devant la trentaine de personnes présentes, fait exactement ce à quoi je m’attendais, il se livre à une vaste rétrospective des persécutions endurées par les Juifs et les Juives depuis la nuit des temps. Il évolue dans les millénaires comme s’il avait tout vu de ses yeux.

Des reconstitutions en 3D illustrent le flot de paroles. Dès l’antiquité égyptienne, les Juifs et juives auraient été persécuté·es en Palestine, leur terre natale. Le jeune homme cite des inscriptions dans toutes sortes de langues, le public semble impressionné.

On arrive à la création d’Israël en 1948, retour des Juifs et Juives sur leur terre natale…

Une chronologie des évènements qui ont suivi est projetée, elle s’arrête au 7 octobre 2023, point culminant de l’antisémitisme. Le public a le droit d’intervenir.

Un monsieur demande pourquoi certains qualifient Israël d’état colonial. L’intervenant fait des contorsions telles qu’on n’y comprend rien. Une autre personne rappelle les circonstances de la création d’Israël. Le pasteur est nerveux, il regarde sa montre. J’ai juste le temps de dire que l’histoire ne s’est pas arrêtée le 7 octobre, que Gaza est sous les bombes, qu’il s’agit d’un génocide.

L’intervenant est blême, le pasteur met fin à la réunion. Tout le monde rentre à la maison sans rien dire.

Janvier 2024

J’ai pris l’habitude de regarder Al Jazeera en anglais, qui a des journalistes dans la bande de Gaza.

C’est certainement moins divertissant que les chaînes allemandes qui abondent de polars et de niaiseries.

Dans la presse, on peut trouver parfois des articles qui commencent à dénoncer le silence des media sur le génocide en cours à Gaza. Un rédacteur du quotidien TAZ intitule le 12 janvier son article “Ein lautes Schweigen”, ce qui équivaut à peu près à “un silence assourdissant”.

Il écrit : “Par son attitude vis-à-vis de la guerre qu’Israël mène à Gaza, l’Allemagne trahit ses valeurs. Au lieu de se poser des questions sur ce positionnement, les journalistes allemands se voient en gardiens de la « raison d’état »”.

Pendant ce temps, le parti fasciste AfD poursuit sa progression sans trop se fatiguer, la coalition au pouvoir à Berlin est très impopulaire, l’extrême droite tire les marrons du feu.

À Berlin, on élabore une loi sur l’immigration qui n’a rien à envier au programme de l’AfD.

Sarah Wagenknecht fonde son parti, qu’elle qualifie de “Volkspartei” ça ne sent vraiment pas bon. Elle pourfend son ancien parti “Linke”, dénonce l’immigration clandestine, est pour des camps aux frontières de l’Europe… Le responsable des finances de ce nouveau parti est un sémillant millionnaire, les personnes dont s’est entourée Sarah Wagenknecht sont des transfuges de Linke ou du SPD. Tout ce petit monde lui voue une grande admiration.

Je viens d’aider un couple turc malade et en incapacité de travailler à faire une demande d’aide sociale. Ils ont déjà fourni 28 attestations diverses. On leur en redemande encore.

Un retraité fait tous les jours la tournée des poubelles pour récupérer des bouteilles consignées. Il dit qu’il préfère ça à une demande d’aide sociale.

Des centaines de tracteurs ont, cette semaine, bloqué les routes et autoroutes pour protester contre la suppression de certaines subventions. Sur des affiches et sur des remorques, on peut voir des potences.

Une plainte déposée pour incitation à la violence a été rejetée. Les organisateurs des manifestations disent que la potence signifie la mort des agriculteurs et non pas le lynchage des gouvernants…

Cette semaine, les conducteurs de trains sont en grève.

11 janvier 2024

Je m’apprêtais à clore cette chronique, mais je ne peux pas vous cacher ce qui est rapporté en première page du quotidien régional avec un gros titre “Rechte Vertreibungs-Pläne”, ce qui signifie “plan d’expulsion de droite”. Il ne s’agit pas, bien sûr, d’expulser la droite.

En novembre dernier, des représentants du parti AfD y ayant des fonctions importantes, des représentants de groupes d’extrême droite tels que “Génération identitaire” ainsi que des personnes proches du grand capital et des membres de la droite de la CDU se seraient réunies dans le plus grand secret (?) dans un hôtel de Potsdam pour entendre le nommé Martin Sellner, fasciste autrichien, l’un des meneurs les plus en vue de la mouvance fasciste de l’Union Européenne, disserter sur un “Masterplan” d’expulsion de millions de personnes d’Allemagne, demandeur·euses d’asile, étranger·es y résidant régulièrement, et citoyen·nes “non assimilé·es”. Le tout qualifié de “Remigration”. Les journalistes d’investigation qui révèlent cette conférence disent que personne n’aurait eu d’objections.

L’AfD, qui s’apprête à prendre le pouvoir dans les Länder de l’Est, était représentée par un conseiller personnel de la présidente du parti, Alice Weidel, par un député au Bundestag, par le président du groupe AfD au parlement de Saxe-Anhalt. Du côté de la CDU, il y avait plusieurs personnes de “Werteunion”, l’union des “valeurs” qui regroupe la droite de la CDU.

Ça fait froid dans le dos !


La “Jeune alternative” tient une bannière avec l’inscription “Remigration” lors d’une démonstration de l’AfD le 28 octobre à Erfurt.

Françoise Hoenle

Citoyenne française non-assimilée après plus de 40 ans de vie en Allemagne, je m’apprête à procéder à ma propre “Remigration”.