Exclus, inclus, perclus ou reclus

Assez de laisser dire n’importe quoi par n’importe qui sur l’inclusion dans les établissements scolaires des élèves avec un handicap. FO croit avoir brisé un tabou avec son appel national le 25 janvier, alors qu’il ne fait que verser de l’eau croupie aux moulins les plus douteux. À nous toutes et à nous tous d’initier, de développer une réflexion concrète et de faire des propositions qui ne laissent personne au bord du chemin.

Longue introduction

J’ai sous les yeux le tract de FO qui appelle à une journée d’action, grève et manifestation, fromage et dessert, le 25 janvier pour “la défense de l’enseignement spécialisé et adapté” et le slogan “Non à l’inclusion systématique et forcée”, noir sur fond rouge, offense à moins qu’il ne fasse juste vomir de dégoût.

Quand on écrit un texte et que l’on veut le faire lire, on a raison de se poser certaines questions :

  • En quoi suis-je légitime à m’exprimer sur tel ou tel sujet ?
  • Mon point de vue a-t-il vocation à être diffusé au plus grand nombre et pourquoi ?
  • Ai-je le droit de parler de moi et de partager une expérience personnelle ?

Jusqu’à ce tract ahurissant diffusé par un syndicat droit dans ses bottes, convaincu d’être du bon côté du manche, j’aurais répondu à ces questions avec la plus extrême réserve.

Plus maintenant.

En préambule et en guise d’avertissement, je précise que je ne m’exprime pas en tant qu’anti-validiste car je refuse toute théorisation qui permet de se mettre à l’abri derrière des mots. Le militant, de n’importe quel bord, manque parfois de discernement et de prudence.

Or, dans le domaine du handicap, il faut être prudent, réfléchi car les mots utilisés blessent et mutilent. Les victimes sont silencieuses, leurs familles isolées. Les associations, pleines de bonnes intentions, ne sont pas du genre à sortir les kalachnikovs pour exploser les tronches des manifestant·es qui, le 25, battront le pavé avec leurs pancartes, recto “Non à l’inclusion forcée”, verso implicite “Retourne dans ton établissement spécialisé et ferme-la !”.

Je vous propose donc un handicap-tour, pas glamour pour un rond, un voyage au pays de l’éducation spécialisée.

Expérience personnelle

Avoir un enfant porteur-de-handicap n’a rien d’évident parce que l’on découvre en soi des abîmes peu glorieux. Quoi, je vais devoir assumer toute ma vie de parents, un gamin qui ne marche pas à trois ans, qui peine à aligner cinq mots, qui se balance et qui a le poing gauche fermé en permanence parce que son cerveau a manqué d’air un court instant ?

Ma vie sociale ?

Mes sorties ?

Mon confort intellectuel ?

Mes certitudes ?

Mon image ?

Moi ?

Il fait quoi comme études ton fils ? Le mien a postulé, après le bac, pour une école d’architecte, pour l’IEP Paris (remarque, là, franchement, je plains les parents), et ta fille ? Elle attend les résultats de la FEMIS.

Me voilà expulsée de l’entre-soi confortable qui permet d’oublier que le monde est aux trois quarts peuplé d’humains dans la merde, je fais désormais partie des malheureux·euses que l’on plaint, que l’on trouve admirables (le pire !) ou que l’on fuit.

Comment faire rentrer une poussette dans un bus RATP bondé un jour de pluie ? Mon fils va sur ses quatre ans et il ne peut enchaîner plus de cinq pas sans tomber. Le chauffeur, goguenard, me sermonne “Il n’est pas un peu grand pour être dans une poussette ?” et il nous ferme la porte au nez, par sens aigu de la pédagogie sûrement. J’ai oublié mon six-coups à la maison, dommage.

Il est nécessaire, pour la prochaine réunion de synthèse de votre enfant, de réaliser des tests de Q.I. Une matinée entière, un jeudi. J’ai beau expliquer à mon petit garçon qu’il va beaucoup s’amuser, il ne semble pas convaincu. Au bout de quatre heures passées avec des psychologues, des psychomotriciens et des cliniciens à face de croque-mort, il ressort échevelé, les joues rouges, classé en-dessous de la ligne de flottaison et labellisé “troubles du comportement”. Il faut dire que manipuler des cubes quand on est hémiplégique pour prouver son adaptation au monde, est une opération complexe.

Après ce diagnostic normé et transformé en graphique coloré, flanquée de mon enfant bancal, caractériel (adjectif utilisé pour décrire des agissements subversifs comme mordre un éducateur bas de plafond, par exemple, ce que je considère comme une preuve de bon sens élémentaire) et inculte (à six ans, il ne sait toujours pas qui est Marx), je pars à la recherche d’établissements qui pourraient l’accueillir (le mot “accueil” est central dans l’univers du handicap. Il a un petit côté auberge douillette qui rassure et recouvre d’un voile gracieux la réalité). Je travaille et je dois absolument trouver une consigne automatique où caser mon incasable qui a déjà poussé à la dépression un animateur de centre aéré.

Inclusion

Attention, roulements de tambour car intervient à ce moment crucial de mon existence, l’inclusion. Je ne sais même pas que cela existe “l’inclusion” car jusqu’à présent les tests effectués sur mon rejeton ont prouvé, de manière scientifique (cf. les cubes) que ce dernier devrait passer sa vie dans des lieux dédiés à son handicap (IMC, infirme moteur cérébral) et qu’un jour même, il pourrait faire semblant d’être un salarié comme les autres dans un ESAT (Établissement et Service d’Aide par le Travail). Il trierait des pansements d’une main (rappel, son côté gauche ne fonctionne plus), ferait du jardinage ou du pressing pour 55 % du SMIC. Le week-end, il rentrerait dans sa famille, en l’occurrence chez sa mère, où il pourrait regarder des films pour petits, Bambi ou Oui-Oui ne dit jamais Non-Non.

Le handicap reste une forme de déterminisme dans notre société, qu’on le veuille ou non, et FO, ainsi que d’autres d’ailleurs, est son prophète.

La vie de mon fils, aujourd’hui âgé de 31 ans, aurait suivi un autre cours s’il n’avait pas rencontré une institutrice spécialisée dans une école publique du 15ème arrondissement de Paris, prête à tout pour faire des 12 élèves qui lui étaient confiés, des individus à part entière. Dans sa classe de CLIS (Classe pour l’Inclusion scolaire) à l’école élémentaire, on trouve un garçon atteint de gigantisme, un autre de trisomie, un en fauteuil roulant, une petite fille muette, un hyperactif violent, une atteinte d’autisme, non cinématographique (pas Dustin Hoffman dans Rain Man). La république autogérée des fracassé·es. Les enfants ont un camp de base où on ne s’offusque jamais de leurs bizarreries, on s’amuse même et plusieurs heures par semaine, de façon individualisée, ces douze-là se frottent au monde réel, à la cour de récré, à la cantine, aux cours passés le cul rivé sur une chaise, mission quasi impossible pour mon fils qui ne comprend pas pourquoi l’immobilité est la normalité.

Leur institutrice (à l’époque on ne dit pas encore professeur des écoles) ne leur apprend pas seulement à lire et à écrire, elle leur inculque surtout le sens de la lutte dans un monde inégalitaire et injuste. Tu devras te retrousser les manches, petit d’homme, si tu ne veux pas te faire bouffer par les hyènes qui veulent ton bien et défendent “l’enseignement spécialisé et adapté”. Tu sais, un jour, tu les verras défiler dans la rue un 25 janvier 2024 (ce 25 janvier-là fasse que des grêlons aussi lourds que des ballons de baskets leur défoncent la tête) et sur leurs tracts (que tu pourras lire parce que l’école publique a cru en ta faculté de résistance et de résilience, ce mot que j’abhorre), tu liras qu’elles te défendent, toi et les tiens/tiennes, qu’elles œuvrent pour ton bien-être, qu’elles militent contre “l’inclusion forcée”, qu’elles se dressent contre l’acte II de l’école inclusive, qu’elles veulent te faire grandir, avec les moyens nécessaires bien sûr, à l’abri, au chaud, derrière des murs, les aveugles avec les aveugles, les polyhandicapés ensemble, les IMC bouclés à résidence. Les plus vaillant·es d’entre vous formeront un sous-prolétariat efficace car peu onéreux. Freaks hors du cirque.

Manifestation obscène

Ce jour-là, mon fils, le 25 janvier, tu pourras interroger les manifestant·es et leur poser une seule question. Combien d’entre eux/elles pensent une seule seconde aux personnes dont elles défendent soi-disant les intérêts, à l’effet que cela fait de les voir ainsi défiler pour réclamer mais au fait pour réclamer quoi ? Tu regardes la banderole où s’étale la phrase “Non à l’inclusion systématique et forcée” et, comme dans un zoo aux singes déprimés, tu as envie de balancer des cacahouètes. Que ces gens ordinaires, sur leurs jambes, avec des neurones en bon état de marche paraît-il, te semblent à côté de la plaque, tristes et monochromes. Ils ne te connaissent pas mais te crachent à la gueule avec une bonne conscience militante en acier inoxydable.

Conclusion

Je dois faire un paragraphe conclusif. Je ferai d’abord remarquer que l’inclusion n’est pas forcée. En ce qui me concerne, j’ai plutôt eu l’impression du contraire, d’avoir eu à forcer l’institution pour que mon fils ait sa place à l’école (il n’a pas eu le droit au collège et au lycée). Les temps ont-ils tant changé qu’aujourd’hui, les élèves porteurs de handicap, envahissent les établissements scolaires, au détriment de la santé des enseignant·es ? Si on rapporte le nombre d’élèves handicapé·es potentiellement scolarisables au nombre d’inscrit·es effectif·ves, on se rassure. Le grand remplacement n’est pas pour demain.

On mélange tout, la difficulté et la détresse des personnels non formés au handicap, le manque d’argent pour multiplier les classes adaptées au sein des établissements scolaires, les projets puants du gouvernement fascisant actuel, uniquement dictés par des considérations budgétaires voire d’autres encore moins avouables et la nécessité absolue d’ouvrir les portes de l’école publique à toutes et tous, dans le respect de chacun/chacune, sans volonté d’uniformisation. Dans ce contexte et à l’initiative de syndicats d’un autre âge, cette ouverture apparaît comme une menace voire un danger à combattre. Les lazarets ne sont pas une solution, ils sont des foyers de fermentation et d’infection sociale.

Que FO dorme sur ses deux oreilles, elle sera entendue dans les écoles, les collèges, les lycées, elle pourra recueillir les témoignages accablants d’enseignant·es au bout de leur vie. Elle légitimera sans en avoir l’air un discours de rejet jugé acceptable car dicté par le souci-de-protéger-les-personnels.

Le secteur médico-social mérite certes d’être soutenu car sans lui, bien des jeunes, des adultes et des familles ne pourraient tout simplement pas vivre mais l’hypocrisie qui consiste à invoquer les conditions de travail ou le manque de moyens pour renvoyer à tout prix des enfants dans des structures spécialisées est juste insupportable. L’inclusion n’est pas faite pour nier le handicap, surtout pas, mais comme le rappelle Alexandre Jollien, auteur de Éloge de la Faiblesse, au cours d’un interview donné à Libération, pour permettre “de prendre sa place dans la société, fût-ce avec l’aide des autres”.

Alexandre, Pierre, Juliette et les autres…

Mon fils aurait adoré suivre des cours au collège ou au lycée. Il me l’a souvent dit. Au lieu de cela et parce que j’ai déménagé de Paris à Dijon, pauvre en classes d’accueil dans les établissements scolaires, il n’a pu s’inscrire qu’à l’IME, loin du centre-ville, avec moins d’heures d’enseignement et plus d’heures d’atelier, qu’il détestait. Un jour, peut-être, lui et moi raconterons la face cachée et glauque des “établissements sociaux et médico-sociaux” chéris par FO. D’autres l’ont déjà fait, Alexandre Jollien l’a raconté, lui qui, de trois à vingt ans, végétait sur son fauteuil roulant en institution spécialisée, privé d’instruction, de connaissances, de culture et de sexualité.

Le 25 janvier 2024, il y a fort à parier que mon fils, qui sait désormais qui est Karl Marx, aura envie de foncer dans le tas sans se soucier de sa qualité d’infirme moteur cérébral qui doit sans cesse être reconnaissant du peu que la société lui offre, une version validiste pour le coup du “Merci notre Bon Maître”. Je laisse le mot de la fin à Jollien. N’en déplaise à FO et consorts.

“En nous tenant à l’écart de la société, l’institution spécialisée nous empêche de surcroît de nous confronter au regard d’autrui. Certes, ce regard peut être destructeur en exprimant pitié ou moquerie :il n’en reste pas moins essentiel dans la construction de soi. Pour aller vers autrui, il faut attendre à briser les étiquettes, aller au-delà des apparences.”

Sophie Carrouge