Les dents blanches tuent le sourire

Okavango résonne comme un cri. De désespoir. De rage. D’amour.

De désespoir. “Avant que l’humanité n’achève l’extermination en cours et ne s’autodétruise” (p.190).

De rage : “La girafe qui […] posait le pied [sur le piège] crevait le plateau, les fines pointes de bambou se refermaient vers le bas, empêchant la patte de ressortir, et plus la girafe remuait son membre entravé, plus le nœud coulant se resserrait. Elle donnait fatalement un grand coup de patte pour se dégager et la lame tranchante du glaive venait sectionner ses jarrets” (p.38).

D’amour : “C’est comme si je te sentais dans mon sang […], comme les bêtes, tu es le même amour, la même colère” (p.439).

« Le plus beau métier du monde »

Okavango est un fleuve dont “le delta, patrimoine mondial de la biodiversité” est “un lieu unique pour les animaux migrants à sa saison sèche”. Au cœur du “Kalahari – la « grande soif » qui recouvre les 3/4 du Botswana et la zone Est de la Namibie” (p.25) vit une faune sauvage que protègent les rangers, “le plus beau métier du monde” (p.41), comme Solanah la mastoc Botswanaise et Seth le slim boy Namibien d’ethnie ovambo ou les protecteurs privés comme le troublant blanc afrikaner John Latham, et son ombre le San N/kon, propriétaire de Wild Bunch, une réserve hautement surveillée (électroniquement, barrières électrifiées), comme “un musée animal bien vivant” (p.105). C’est pourtant là qu’on retrouve le corps d’un jeune homme, un pisteur, un Khoï, peuple indigène cousin des San (qui parlent tous les deux avec des “clics”), le dos lacéré.

Si l’enquête est confiée plus aux rangers qu’à la police, c’est que l’on soupçonne que sa mort soit liée aux braconniers qui sévissent tant on attribue aux griffes de lions, aux cornes de rhinocéros, à l’ivoire des défenses d’éléphant ou à leur peau… des vertus aphrodisiaques, médicales et gastronomiques qu’on cède à des prix astronomiques (50 000 dollars le kilo de cornes de rhinocéros – p.22). Et comme il y a de la demande, il y a de l’offre et ça c’est le secteur de Du Plessis, le Scorpion. Il est justement en train de conclure un deal quand son neveu l’appelle : “On a un problème […] le deuxième pisteur n’est pas revenu” (page 23).

Plus plus

Plus un animal est menacé, plus on le protège, plus on le protège, plus il prend de la valeur, plus il prend de la valeur, plus il est menacé. Les capitalistes, disait le petit père des peuples, vous vendraient la corde pour vous pendre. Il faut dire qu’il s’y connaissait en saloperies. Les braconniers aussi : “[…] dès qu’un animal est menacé, sa côte à la Bourse du braconnage grimpe en flèche, et moins il en reste, plus on s’acharne”. Et si la cause paraît ridicule au point que “des ricanements paternalistes à vomir” se gaussent “quand des enfants manifestent pour leur survie”, c’est que décidément, “notre espèce est si inconséquente” qu’on ne peut plus rien en attendre. L’humanité, parait-il se mesure à l’aune de l’état des prisons et du traitement réservé aux animaux. On est mal…

Le thriller est construit au ciment prise rapide et se lit avec une fluidité confondante. Tout y est agencé pour faire de cette lecture une passionnante aventure. On y apprend sans leçon et on y voyage avec passion. Caryl Férey livre des pages sublimes et dures de description d’animaux, sans anthropomorphisme (“les animaux ne sont ni gentils ni méchants” – page 31) ni militantisme gnangnan mais avec le souci du respect et la rage humaine. Si “la lucidité est la blessure la plus proche du soleil” (René Char), “les dents blanches tuent le sourire” (p.191).

“Les éléphants d’Afrique ne vivront plus jamais comme avant le massacre des « grandes défenses ». Ils se sont adaptés au trafic d’ivoire : leurs défenses ont raccourci” (p.32).

Alors si les animaux s’adaptent, les hommes eux s’aveuglent : “Une gamine formidable, qui verrait peut-être la fin de l’humanité si elle continuait à utiliser trois cent litres d’eau par jour” (p.67).

Pourtant : “Les voir, [les bêtes libres et sauvages, parfois hors des réserves] est bouleversant, ou alors on est un caillou” (postface de l’auteur).

Okavango est un polar de l’année 20231 .

Qu’on se le lise !

François Braud

Okavango, Caryl Férey, Gallimard, col. Serie Noire, 2023, 544 p., 21€.

À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr

  1. Liste à découvrir sur broblogblak : http://: https://broblogblack.wordpress.com/2023/12/09/les-10-polars-de-lannee-2023/ ↩︎