Après le déroulé de la lutte des LIP dans la première partie, voilà une analyse de l’organisation et des caractéristiques de ce mouvement qui a marqué les années 70.
Forces et faiblesses d’une lutte phare
Un syndicalisme d’entreprise particulier
Particulier, le syndicalisme chez Lip l’est vraiment. Il diffère considérablement des habitudes syndicales autoritaires et verticales qui prédominent partout à une époque où le stalinisme du PCF domine largement le mouvement ouvrier français.
Charles Piaget explique : “Face aux attaques constantes du patron, Fred Lip, un syndicalisme de combat s’est créé, au cours des années 1950 et 1960”. Ce syndicalisme prend conscience que “même avec les lois, le Code du Travail, les délégués du personnel ne sont rien face à la puissance patronale”. Le patron a le pouvoir et le fric. La peur existe dans les ateliers et les bureaux.
CFTC puis CFDT : la construction d’un “grand collectif”
Piaget développe : “Une seule force est capable de se faire entendre : l’ensemble des salariés. Syndiqués ou non, OS, OP, techniciens, tous formant un grand collectif uni”. Il ajoute : “C’est l’ensemble des salariés, informés, réfléchissant, agissant dans l’unité, qui représente une force réelle”. C’est la volonté d’un syndicalisme de masse et démocratique.
Dès 1955, des militant·es vont lutter pour créer ce “grand collectif”. Au départ, ce secteur syndical est à la CFTC. À partir de 1964, il devient CFDT. Il prône l’orientation dite 90/10. 90 % du temps, de l’intelligence et de l’énergie militante doit aller à la construction de ce “grand collectif”, 10 % seulement à tout le reste (rapports avec la direction de Lip, avec le syndicat, étude des dossiers, etc.)
On constate, et les syndicalistes de Lip l’expliquent, qu’il a fallu beaucoup de temps et une expérience accumulée de luttes pour obtenir les résultats escomptés. Mais cela s’est fait, les salarié·es se transformant graduellement à travers ces expériences et prenant de plus en plus en charge la lutte.
Cette orientation du “grand collectif” implique d’agir dans plusieurs directions en même temps :
- Créer tout un réseau de correspondant.es dans les différents secteurs de l’usine.
- Produire et distribuer une information régulière, de qualité, pour “mettre tou·tes les salarié·es à égalité de réflexion”.
- Lors de chaque conflit, pousser à la réflexion ensemble, en AG, tout en aidant les travailleur·es à créer des cercles de réflexion par thèmes et par affinités.
- Dépasser la division “manuel/intellectuel” et agir pour que tous et toutes soient les deux à la fois.
- Aider les salarié·es à s’exprimer, en bannissant les attitudes autoritaires et dominatrices et en favorisant l’écoute et la bienveillance.
- Pour cela, il faut que les syndicalistes se forment et s’informent à un niveau élevé : histoire du mouvement ouvrier, analyse du capitalisme, droit, questions internationales, valeurs humaines défendues, etc. Se former pour pouvoir former et informer les travailleurs/ses.
- Les élu·es du syndicat (DP ou élu·es CE) doivent se munir d’un calepin, tourner dans l’usine, se mêler aux groupes qui se forment à la pause matinale, à la cantine, passer beaucoup de temps à discuter avec les salarié·es, aller à la pêche à l’information, et noter tout ce qui se dit, tout ce qu’il se passe.
Une expérience de luttes
1950 : Une lutte ratée, dont les leçons sont tirées. Tout ce qu’il ne faut pas faire : tous les horloger·es et mécanicien·nes de Besançon sont en grève pour obtenir une hausse de la “prime de vie chère” qui existait en France à cette époque. Mais tout le monde reste à la maison, à part certain·es qui vont à une réunion d’information chaque matin à la Maison du Peuple. Aucune implication des salarié·es dans la grève ! Les patrons sauront en jouer : dix jours après, c’est la débandade, de maigres propositions patronales sont envoyées par courrier à chaque salarié·e, isolé·e, qui reprend le travail. Le syndicalisme plonge vers un faible niveau dans le secteur horloger.
1954 : Charles Piaget est élu délégué du personnel CFTC. Il raconte que peu après cela, il assiste impuissant, comme tous les élu·es syndicaux, à une violente attaque de Fred Lip contre une déléguée CGT qui distribuait un tract le matin même devant l’usine. Tout le monde est resté impuissant. C’est la honte qui prédomine au local syndical. Du coup, décision est prise de tout faire pour changer tout ça.
Il ressort des études de terrain menées par l’équipe syndicale CFTC que les salarié·es aiment bien Fred Lip (vu comme très fort – il ne cède jamais – mais “juste”) mais détestent souvent les “petits chefs” autoritaires et injustes, sans voir que dans d’autres secteurs, d’autres petits chefs agissent à l’identique, et que le patron se cache derrière eux pour imposer ses choix et son autoritarisme.
Une grève, dans ces années, semble très difficile vu la peur qui règne. Se baser sur le respect de la loi, ce sera le premier angle d’attaque.
1957 : L’examen des feuilles de paye montre que Fred Lip est hors la loi : il ne paye pas comme il le devrait les heures supplémentaires, et les salarié·es en font beaucoup. La section CFTC exige, et obtient, le paiement des heures supplémentaires selon les modalités légales et un rattrapage d’un an prévu par la loi. Le secret exigé sur les payes par la direction prévaut, mais le syndicat obtient d’un certain nombre de salarié·es que leurs feuilles de paye soient rendues publiques (en cachant les noms et adresses), ce qui conduit à un tollé du fait des inégalités flagrantes de traitement et des mensonges qui avaient été proférés pour amadouer les salarié·es. Du coup, Fred Lip doit corriger les injustices les plus flagrantes. Et surtout une grille des salaires, valable dans toute la boite, est négociée et publiée.
Un peu plus tard, Fred Lip se met pour la première fois à dos l’encadrement. Systématiquement, il vire les directeurs de la production tous les trois ans environ. L’un de ceux-ci, très apprécié par l’encadrement, conduit à demander des comptes au patron. Les syndicats ouvriers sont invités à se joindre à la protestation. Ces derniers disent OK, mais pour les intérêts de tou·tes les travailleur·es, en particulier contre la tendance systématique de la direction de virer les salarié·es en janvier pour les réembaucher en août, une pratique très mal vécue par les travailleur·es. Là, la grève est totale, et Fred Lip est obligé de négocier et trouve un moyen technique d’éviter cette pratique. Mais par contre le directeur de la production est viré.
1968 : Deux semaines de grève. La CFDT-Lip s’oppose à la tradition (surtout cégétiste) de la grève portes fermées, l’entrée dans l’usine étant empêchée par les militant·es de l’union locale. Au contraire, les travailleur·es sont invité·es à se réunir à l’intérieur et à débattre de la lutte et de ses modalités. Un vote très majoritaire a lieu pour la grève en AG, mais les NON et les abstentions sont respectés. Les grévistes visitent l’ensemble de l’usine, que la plupart ne connaissaient pas à part leur service, l’occupent, vont utiliser le matériel de la boite (imprimerie, photocopieurs, etc.) pour la lutte. Ces deux semaines sont l’occasion de pousser “le grand collectif” avec des revendications sur les conditions de travail dans l’entreprise, prises en charge par les grévistes eux/elles-mêmes, et à la reprise du travail, beaucoup refusent de reprendre la vie dans l’entreprise comme avant.
Les luttes chez Lip dans l’immédiat après-68 : Fred Lip a été surpris par la force syndicale qu’il a vu en 1968 dans sa boite. Il veut briser cela et reprendre la main.
1969 : Il s’attaque à la production et à l’assemblage des pièces de montres, pénalisant en particulier les femmes OS dans ce secteur. Les syndicats lui imposent une compensation salariale partielle avec le chômage technique.
1970 : Fred Lip veut frapper un grand coup et remet en cause l’échelle mobile des salaires (en place depuis 1952) pour compenser l’inflation et les accords salariaux de 1968. Il terrorise les cadres, qui répercutent leur peur d’un abandon du navire par le patron. Une grève d’avertissement est décidée, qui ne réunit que 250 salarié·es sur 1000. Pour éviter les solutions (genre piquet de grève minoritaire) qui montent une partie des travailleur·es contre l’autre, l’idée d’un serpentin est mise en avant lors d’une longue AG : les grévistes circulent silencieusement dans toute l’usine, s’arrêtent dans chaque endroit, et font débrayer celles et ceux qu’iels connaissent bien. Le serpentin, pendant trois jours, obtient 800 grévistes au total. L’expédition travaille encore, elle est occupée par les grévistes. Fred Lip et ses cadres viennent dégager les bloqueur·es. Les grévistes s’y opposent, et physiquement, sans violence, auront le dernier mot : une négociation a lieu, l’accord sur l’échelle mobile des salaires est rétabli.
1970-71 : Fred Lip attaque le secteur de la mécanique en décidant de supprimer deux ateliers, dont un où travaille Piaget et l’autre avec plusieurs militants très actifs. Mais Fred Lip fait cela contre la nouvelle loi sur les Comités d’Entreprise (Chaban-Delmas) qui impose des délais, le droit à des contre-propositions, etc. Lip veut passer en force. La réaction de la CFDT : au nom du respect de la loi, organiser la désobéissance générale. Travailler, mais sans transmettre les infos à la hiérarchie. Des affiches dénonçant le caractère illégal de la démarche de Fred Lip sont collées dans toute la boite. Fred Lip est viré (mis en retraite anticipée) par Ébauches-SA en février 1971. Dans le secret, des signes inquiétants s’accumulaient, qui allaient conduire à la crise et à la lutte de 1973.
La question de l’unité syndicale CFDT-CGT
Traditionnellement chez Lip, les relations étaient cordiales et très respectueuses entre la CFTC-CFDT et la CGT. Cette unité a fonctionné assez bien, elle a permis d’organiser les luttes en commun dans la boite depuis les années 1950-60. Mais la CGT-Lip a un autre logiciel : elle est bien plus inspirée par le syndicalisme traditionnel, vertical, tourné plus sur lui-même que vers les travailleur·es. La CGT-Lip n’est pas favorable à la mise en place du comité d’action. Elle défend avec insistance les négociations avec Giraud, qui n’est en fait qu’une potiche qui n’a pas d’autre plan que d’enliser la lutte et d’imposer des licenciements. Elle appelle à voter pour les 159 licenciements exigés par Giraud, contre l’exigence initiale et unanime. Après le vote du 12 octobre, la division s’aggrave entre les deux syndicats, aiguillonnée par la bataille qui oppose les centrales.
Charles Piaget et les autres : de fortes exigences démocratiques
Jean Raguenès (membre du comité d’action, devenu prêtre dominicain et membre de la Commission pastorale de la Terre) déclare : “Il y a peu de grands leaders – et Charles était un grand leader – qui n’aient pas succombé aux sirènes du pouvoir. Et Charles n’a pas, n’a jamais, succombé aux sirènes du pouvoir. Il a aimé, d’une certaine façon ; parce qu’on aime avoir un micro, on aime mener une foule de 1000 travailleurs, on aime être en tête des manifestations ; qui n’aimerait pas ça ?” (2).
Piaget, à travers ses écrits et ses interviews, apparait comme un type profondément honnête, qui reconnait ses propres limites et ses faiblesses. Ainsi que celles de son propre syndicat. Piaget écrit notamment : “Personnellement, j’avoue avoir eu du mal à me plier à ce que nous préconisions” (3). Il ajoute : “Je voulais cette prise en charge de la lutte par les groupes autonomes de réflexion, de propositions et d’action. Mais en même temps, je voulais néanmoins tout contrôler, vérifier, car j’étais toujours inquiet. Des Lip m’ont alors remis en place : « Tu parles d’autonomie et tu ne la respecte pas. Laisse-nous respirer »” (4) . Cela montre à la fois l’honnêteté et les contradictions personnelles du leader syndical, et le collectif n’hésite pas à le remettre à sa place. Piaget reconnait plusieurs erreurs de jugements. Il n’est jamais content. En permanence, il se montre soucieux de toujours faire mieux, à la fois plus démocratique et plus efficace.
Organisation et caractéristiques de la lutte
AG et comité d’action
Les principales décisions sont prises en assemblée générale. L’AG est totalement souveraine.
Avec le comité d’action, il s’agit de regrouper dans l’action, notamment au moyen de commissions, toutes les bonnes volontés et les compétences de l’ensemble des travailleur·es de l’entreprise, et de faire en sorte que chacun.e s’implique à égalité (homme-femme ; syndiqué·e-non syndiqué·e ; CGT-CFDT ; OS ou OP, technicien·nes ou employé·es ; etc. La volonté de la section CFDT est clairement de dépasser toutes les divisions pour permettre à chacun·e de prendre toute sa place, à égalité avec l’ensemble de ses collègues en lutte. Pour qu’il en soit ainsi, selon Piaget et ses camarades, tout le monde dans l’entreprise doit être à égalité d’information. D’où la nécessité de dépasser la gestion de la lutte par les seul·es syndiqué·es.
Piaget déclare : “Quand il y a des délégués qui sont en somme des mandataires pour se battre, la bataille, elle est à la hauteur de ça, elle est à la hauteur de ces mandataires. Mais quand elle est l’affaire de chacun, la dimension change, parce que là, il y a du cœur qui s’y met, y a du cerveau, il y a des bras, et qui s’y mettent par conviction, parce que moi je veux gagner, je veux participer” (5).
Parmi les délégués, ajoute Piaget “il y a un certain affolement. À un moment donné, il y a des délégués qui disent : « on sert à quoi, nous ? ». Oui, ben, on est comme les autres : il y aura plusieurs sources de propositions, de centres de lutte, etc. On en est un parmi d’autres. Et ça c’est pas facile à vivre, il y a des délégués qui n’ont pas très bien vécu ça […] La réussite, c’est de plus avoir besoin des leaders […] Ou tout au moins, leur voix ne compte que pour un” (6).
Cette question du comité d’action fait l’objet d’une divergence entre la CFDT-Lip et la fédération (FGM-CFDT). Selon cette dernière, l’existence d’un comité d’action révélait un manque de vie syndicale. La fédé déclarera plus tard : “Les délégués, élus CFDT, n’ont pas su créer une liaison régulière avec les syndiqués. Le comité d’action était trop autonome et concurrent de la CFDT. C’était malsain” (7). C’est tout à fait faux, et cela révèle avant tout la trouille d’une structure bureaucratique de perdre ses prérogatives en diffusant l’information et le pouvoir de décision parmi tous les salarié.es. Malgré tout, cela n’a pas conduit à une rupture entre la section CFDT de Lip avec sa fédération. L’hostilité au comité d’action est encore plus forte, sans doute, parmi la CGT, et imprègne les conceptions de sa section d’entreprise.
En fait, la question est celle du rôle des syndicats dans la lutte. Pour la fédé CFDT et la CGT, les syndicats doivent diriger la lutte. Pour la CFDT-Lip (et aussi l’UL CFDT de Besançon), les syndicats doivent servir à animer la lutte, être source d’information, force de propositions, mais ce sont les salarié.es en lutte qui doivent prendre toutes les décisions. Ce sont deux conceptions extrêmement différentes, et les résultats en termes d’implication et de mobilisation sont aussi très différents.
Ouverture sur l’extérieur
L’ouverture de cette lutte sur le monde extérieur est l’une de ses caractéristiques essentielles. Mais cela aussi a fait l’objet d’une rude bataille, notamment entre la section CFDT et celle de la CGT dans l’entreprise, qui recevait de sa fédération des injonctions de refus quant à cette ouverture. Pendant la lutte, toutes les réunions se tenaient les portes ouvertes. L’objectif pour les Lip était aussi d’apprendre des autres. On entrait et on circulait librement dans l’usine occupée par les travailleur·es, sans aucune difficulté. Les journalistes, étonné·es, pouvaient parler librement avec n’importe quel·le Lip. Des associations, des militant·es, des cinéastes etc. ont pu dialoguer avec les Lip, et les faire bénéficier de leurs connaissances, de leurs réseaux militants, etc. Pour la CFDT-Lip un projet de société socialiste est incompatible avec des travailleur·es replié·es sur eux/elles-mêmes.
Cette lutte a su créer une véritable ferveur, et un élan de soutien. La solidarité concrète s’est beaucoup manifestée par l’achat de montres, malgré les menaces de poursuites judiciaires contre les acheteurs/trices. À noter aussi, lors de l’occupation de l’usine, de très nombreuses grèves de solidarité le 14 août. Et rappelons la marche des 100 000 le 29 septembre, un cortège de huit kilomètres à travers toute la ville de Besançon ! Ainsi que la participation des Lip à la rencontre du Larzac.
Sujet numéro 1 de l’actualité pendant l’été 1973, la lutte des Lip a connu une vaste popularité, nationale et internationale. La commission accueil du comité d’action a recensé des visites en provenance de 25 pays européens et de 73 pays d’autres régions du monde. En sens inverse, les Lip ont été invité·es à prendre la parole dans de très nombreux meetings, en France et dans les pays limitrophes.
Les femmes dans la lutte
Last but not least, parmi les forces de cette épopée, il faut noter la grande implication des femmes. La plupart des femmes occupaient les emplois de base, les moins qualifiés et les moins payés, en particulier les postes d’OS, sur lesquels pesaient de permanentes exigences de rendement. Dans la catégorie des employé·es, on trouvait aussi une majorité de femmes.
Les délégués, des hommes, savaient d’ailleurs parfaitement qu’il était très difficile de recruter des femmes dans le syndicat. Soumises à la double journée de travail, objet de culpabilisation des proches – on reproche bien plus facilement aux femmes qu’aux hommes de donner moins de temps à leur famille – on a vu néanmoins une très forte présence des femmes aux AG.
Porteuses d’une exigence d’égalité avec les hommes, les femmes ont pris toute leur part à la lutte, malgré des difficultés plus grandes que pour les hommes, et se sont investies dans le comité d’action et dans une série de ses commissions, parmi les groupes de réflexion et de décision. Elles ont participé aux déplacements pour expliquer le conflit… Des femmes telles que Fatima Demougeot ou Monique Piton ont pris toute leur place dans l’action, aux côtés de Charles Piaget, de Jean Raguenès, de Raymond Burgy ou de Roland Vittot.
Cette participation massive des femmes a donné beaucoup de force à la lutte, à sa popularité ; et elle a été également source d’une riche évolution personnelle pour elles-mêmes. Sans l’implication des femmes, la lutte des Lip n’aurait pas pu atteindre cette dimension historique.
Limites de l’autogestion dans une entreprise
La question des débouchés et des ressources financières
Il faut d’abord noter que cette épopée ouvrière n’a pu exister que parce qu’elle se situait sur un marché de biens de consommation à destination principale du grand public. Ce sont les individus, les ménages, qui achètent des montres. C’est ce qui a permis de tisser des liens de solidarité avec le grand public, et ainsi de financer l’expérience de gestion ouvrière à ses débuts. Pour les travailleur·es d’une boite du secteur des biens de production, il n’aurait pu en aller de même. Par exemple une lutte chez un équipementier automobile n’aurait pas pu vendre des articles, destinés aux constructeurs, à des consommateurs/trices solidaires. On peut être sûr que le grand capital à la tête de Renault, Peugeot, etc. aurait cessé les commandes à cet équipementier, par réaction de classe, tout simplement.
L’expérience des Lip montre aussi que, quelle que soit l’imagination et la détermination des travailleur·es qui s’emparent des leviers de commande de leur entreprise, leur isolement dans une économie qui reste dirigée par la classe capitaliste est la limite sur laquelle vient buter toute la richesse de l’expérience présentée ici.
En effet, faute d’extension de la lutte et de ses méthodes à d’autres secteurs ou entreprises, le combat des Lip a été contraint d’accepter le plan Riboud/Neuschwander, autrement dit la reprise de la boite par un patron de gauche (Neuschwander), ouvert et à l’écoute des travailleur·es, mais dans le cadre d’un financement par des actionnaires conduits par des capitalistes dits progressistes (conduits par Riboud), mais qui ont vite fermé les robinets. Autrement dit, à cette étape, on est passé de l’autogestion par les travailleur·es à une forme particulière de cogestion, ce qui signifiait une dépendance par rapport aux capitaux injectés dans l’entreprise.
Précisons aussi que pour financer la production, il faut en passer par les circuits financiers. Or tant que les banques et autres institutions financières sont aux mains du capital, une entreprise prise en main par ses travailleur·es est à la merci de la même opposition de classe que celle décrite ci-dessus.
L’hostilité de la classe dominante
Tout au long de ce récit, on a vu que la bourgeoisie française, d’abord surprise par le cours original pris par le combat des Lip, a tout fait pour éliminer le danger qu’elle y percevait très clairement. Des ouvrier·es qui s’approprient leur entreprise, qui mettent la main sur le stock de montres, qui les vendent pour se financer, qui s’auto-payent, qui montrent qu’ils et elles sont parfaitement capables de remettre en marche leur boite, c’est un péril mortel pour la classe exploiteuse. Elle perçoit immédiatement la nécessité de faire capoter cette lutte à tout prix. C’est ce qu’elle a d’abord tenté avec le soi-disant plan Giraud, puis en étranglant la boite pendant la phase Neuschwander. Tuer Lip, c’était une nécessité vitale pour éviter que l’exemple ne se propage.
La leçon est claire à ce niveau : l’existence d’un ilot de socialisme, de pouvoir des travailleur·es au milieu d’un océan capitaliste, régi par la loi du marché, et dirigé par des parasites argentés, ne peut exister que de façon très temporaire. Soit l’expérience s’étend à d’autres secteurs et d’autres entreprises, et alors le capital est pris à la gorge et on entre dans une situation révolutionnaire, à l’issue bien sûr incertaine. Soit la lutte exemplaire reste isolée, et alors le capital devra détruire l’exemple et même ses symboles, pour rétablir la stabilité de sa normalité exploiteuse.
C’est en fonction de cette logique que l’on doit observer et juger l’attitude des directions syndicales.
La question de l’extension de la lutte et l’attitude des directions syndicales
Un service minimum et contraint
Pour les raisons indiquées ci-dessus, des directions syndicales combatives et lutte de classe auraient tout fait pour étendre le combat des Lip à d’autres boites et d’autres secteurs, pour créer un, deux, de nombreux Lip. Mais elles ont en réalité agi en sens inverse. Faux derches ! C’est ce qui vient à l’esprit pour qualifier l’attitude des directions syndicales dans cette affaire.
Celles-ci cherchent à tirer avantage de la lutte tant qu’elle est populaire : elles s’approprient frauduleusement le prestige d’une lutte dont elles combattent les structures, les formes et la logique ; elles la laissent tomber et la critiquent quand l’affrontement avec la bourgeoisie devient plus sérieux. Rien n’est fait ni par les directions syndicales, ni d’ailleurs par le PCF ou le PS, principaux partenaires de l’Union de la Gauche, pour étendre la lutte dans d’autres secteurs et d’autres entreprises.
Pourtant les opportunités existent et un large soutien se manifeste. Insistons bien sur ce point. Il y avait un véritable engouement populaire pour les Lip : manifestations pour appuyer la lutte, très nombreuses visites du site, achats massifs de montres par le grand public, rencontres avec toutes sortes de délégations. Et tandis que la production clandestine reprend chez Lip après le 14 août, à Cerizay (Deux-Sèvres), quatre-vingt-seize ouvrières se mettent à fabriquer, en-dehors de l’usine, des chemisiers qu’elles nomment PIL (en référence à LIP). Aucun soutien des sommets syndicaux pour favoriser la jonction, aucun appel pour aller au-delà. Le respect de l’ordre capitaliste, telle est finalement la ligne, même si ce n’est évidemment pas dit.
La duplicité se révèle d’ailleurs à la fois dans les sommets de la CGT et de la CFDT.
Du côté de la CFDT
La FGM-CFDT (métallurgie) de Jacques Chérèque s’est positionnée depuis le début contre le comité d’action et pour une solution industrielle négociée.
Pourtant, le 16 août, après l’intervention de la police chez Lip, Edmond Maire (secrétaire général de la CFDT) déclare : “Oui, l’ensemble de la classe ouvrière vous est redevable. Camarades de chez Lip, vous avez montré qu’à l’heure où l’organisation capitaliste du travail éclate, une autre organisation du travail est possible. Il est possible à une collectivité consciente, mobilisée, de vivre une démocratie intense où toutes les phases de l’action sont discutées, décidées et contrôlées collectivement”.
Du côté de la CGT
Georges Séguy déclare, le 16 août à Besançon : “Vous avez su démontrer une nouvelle fois que si les patrons n’ont jamais pu et ne pourront jamais se passer des travailleurs, les travailleurs, eux, peuvent parfaitement se passer des patrons”.
C’est parfaitement exact, et pourtant la CGT, qui dès le début s’est positionnée contre l’existence du comité d’action, va agir pour éviter la convergence et la reproduction du modèle Lip dans d’autres entreprises, si bien que l’ensemble des travailleur·es n’auront pas la possibilité de se passer des patrons ! Chez Lip même, la CGT nationale et ses relais locaux se battent en faveur du “plan Giraud”, lequel impose des licenciements.
Puis c’est la guéguerre contre la CFDT qui se répercute localement, la critique des gauchistes (irresponsables), etc. La direction confédérale veut aussi imposer une solution négociée, en partenariat avec la bourgeoisie. Elle refuse “l’aventure” gauchiste. Q
Leçons pour aujourd’hui
“Ton patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui”
C’est la grande leçon de Lip.
Les travailleur·es de Lip ont montré clairement à la population que l’idéologie dominante sur la nécessité de l’existence du patronat, massivement admise dans l’ensemble de la population, est précisément une idéologie, qui s’avère fausse dans la réalité. Le “grand collectif” de Lip a montré sa capacité à s’émanciper, et à produire et décider collectivement et démocratiquement, sans exploiteurs ni hiérarchie.
Avec la lutte des Lip, tous les lieux communs trompeurs de la “pensée” bourgeoise : les billevesées stigmatisantes et anti-ouvrières (“les ouvriers ne sont pas capables de diriger, il faut des patrons pour cela”) ; les contrevérités ahistoriques (“il y a toujours eu et il y aura toujours des riches et des pauvres”) ; les faussetés doublées de glissements et amalgames de la pensée entre catégories différentes de l’analyse sociale (“il y a besoin de gens qui dirigent et d’autres qui exécutent”), ce qui est faux, mais qui en plus confond l’organisation technique du travail et l’exploitation sociale des travailleur·es par les capitalistes par extorsion de surtravail (le mécanisme de la plus-value) ; tout cela en prend un sacré coup. Cette lutte légitime concrètement et démontre la possibilité de la prise du pouvoir par les travailleur·es dans l’entreprise.
C’est ce qui rend “l’affaire Lip” insupportable pour la bourgeoisie, et c’est pourquoi les sommets de la classe exploiteuse (Giscard en tête) ont décidé de détruire l’entreprise. Il fallait démolir le symbole et le modèle Lip pour dissuader les travailleur·es et les syndicats de s’orienter sur une telle voie.
De nouveaux Lip aujourd’hui ?
La grande crise en Argentine de 2001 a laissé de nombreuses entreprises sans patrons, ces derniers les ayant souvent purement et simplement abandonnées, même si parfois ils ont voulu se les réapproprier ultérieurement. Dans bon nombre de cas, les travailleur·es ont faire repartir la production sous leur propre contrôle.
Un cas est particulièrement mis en exergue par le PTS (Parti des Travailleurs Socialistes, parti dirigeant de la FT-QI) : l’expérience de Zanón, une fabrique de céramique située dans la ville de Neuquén, animée notamment par le militant Raul Godoy, de ce parti. Le mot d’ordre de cette boite, dirigée par ses travailleur·es, qui ont su établir des relations commerciales solidaires avec la population : “Résister, occuper, produire !”.
Mais de nombreuses autres expériences existent en Argentine, bien moins mises en avant.
Les leçons de Lip et celles, plus récentes, de Zanón et autres, restent valables aujourd’hui : les travailleur·es sont parfaitement capables de se passer de patron. Qui plus est, les parasites capitalistes, hostiles par intérêt de classe à de telles expériences, doivent être éjectés de l’appareil productif. Mais pour que cela puisse survenir, il est indispensable de dépasser l’isolement de telles luttes. D’autres secteurs, d’autres boites, doivent nécessairement prendre des chemins similaires. La prise en main du secteur financier par ses travailleur·es, en particulier, revêt une grande importance. Mais au-delà, ce sont les questions de l’État, et de la mise en œuvre d’une planification démocratique par et pour les travailleur·es, qui sont posées.
POUR ALLER PLUS LOIN :
- 1) Film Les Lip. L’imagination au pouvoir.
- 2) Charles Piaget : On fabrique, on vend, on se paie : Lip 1973, Syllepse, 2021, 84 pages.
- 3) Donald Reid : L’affaire Lip. 1968-1981, PU Rennes, 2020, 538 pages.
- 4) Christian Mahieux (dir.) : Lip vivra ! 50 ans après, ce que nous dit la lutte des Lip, Syllepse, 2023.
- 5) Guillaume Gourgues et Claude Neuschwander : Pourquoi ont-ils tué Lip ? : De la victoire ouvrière au tournant néolibéral. Liber/Raisons d’agir, 2018, 373 pages.
- 6) Disque 45 tours : 18 juin 73 – Un combat, un espoir, réalisé par la commission popularisation des travailleurs LIP :
Face A : Un combat, un espoir
Face B : Un combat, un espoir