Seconde partie
Nous poursuivons l’entretien avec Shadi abu Faker commencé dans le numéro de janvier.
L’Émancipation : Qu’en est-il de l’aspect militaire et où en sont les milices créées par le régime y compris dans le gouvernorat de Suwayda ?
Shadi abu Faker : Le fait que cette milice ait commis pendant des années des actes de pillage, d’enlèvement et de tabassage contre des manifestant·es, puis qu’elle soit devenue professionnelle dans la fabrication de drogue et dans sa diffusion parmi les jeunes et les étudiant·es, l’a mise en confrontation directe avec la société. La dernière confrontation a eu lieu il y a environ un an lorsque la population a attaqué Raji Falhout, qui dirigeait la plus grande milice affiliée au régime. Les insurgés ont ensuite découvert dans sa maison et au quartier général de sa milice une usine pour la fabrication du Captagon, ainsi que quelques personnes kidnappées. L’usine a été détruite, les kidnappés ont été libérés et la plupart des assistants de Raji Falhout ont été tués. Ce groupe avait réussi à porter la guerre jusqu’à la capitale, Damas, où il est resté, mettant fin à la division des milices affiliées au régime dans le gouvernorat. Quant au reste des factions, elles se sont toutes ralliées au mouvement révolutionnaire, s’engageant à préserver la paix de la révolution et à protéger les manifestant·es de toute action militaire que le régime pourrait entreprendre contre eux et elles. En effet, une absence totale de toute trace d’armes imputées au régime a été constatée dans le gouvernorat.
L’Émancipation : Qu’est-ce qui a empêché le régime de recourir à une violence excessive contre le mouvement à Suwayda, que ce soit auparavant ou actuellement ?
Shadi abu Faker : La vérité est qu’il y a de nombreuses raisons à cela, y compris des raisons historiques. Ce gouvernorat a une longue histoire de résistance au colonialisme, qu’il soit ottoman, français ou autre. C’était l’une des rares régions de Syrie à avoir arraché sa relative indépendance au colonialisme. Les Ottomans ont pu pendant quatre siècles s’imposer sur les terres de la grande Syrie (Bilad Al Sham) allant de la Galilée à Damas jusqu’à la chute de cet empire en 1917 avec l’arrivée des forces hachémites du Hedjaz, mais c’est à Damas et à partir de là qu’a commencé la Grande Révolution syrienne contre l’occupation française, qui s’est terminée par l’indépendance de la Syrie. Bien que ce gouvernorat soit le foyer de la minorité druze en Syrie, cela ne l’a pas empêché de jouer un rôle central dans la libération et la construction de la Syrie. Par conséquent, ce gouvernorat a une dimension nationale syrienne qui ne peut être négligée, en plus de la grande capacité de la population du gouvernorat à s’organiser, en particulier sur le plan militaire, au cas où elle serait contrainte à une confrontation armée avec n’importe quelle partie. Les confrontations avec l’État islamique en sont la preuve. Par conséquent, le régime est conscient de ces faits et ne veut pas entrer en confrontation militaire avec le gouvernorat. Le régime a également évité de recourir à une violence excessive car il craignait que cela n’entraîne une guerre militaire avec le gouvernorat, qui est prêt à défendre sa terre.
En outre, le régime aurait du mal à mobiliser le soutien populaire parmi les Alaouites pour faire la guerre à Suwayda, car les habitant·es de Suwayda ne sont ni des islamistes ni des “terroristes” ce qui rendrait difficile pour le régime de justifier une telle guerre. Enfin, le régime syrien est devenu militairement faible et n’a pas la puissance nécessaire pour affronter un gouvernorat comme Suwayda. Le régime ne dispose pas non plus du soutien politique capable de convaincre le pays de soutenir une guerre contre Suwayda, car les habitant·es de Suwayda ne sont pas considéré·es comme des extrémistes.
Par ailleurs, le régime a eu tendance à éviter une confrontation militaire directe avec les zones à majorité druze, car cela aurait des conséquences imprévisibles. Enfin, la politique du régime a consisté à maintenir les manifestations dans les zones sunnites de Syrie, où la répression a été plus brutale, tandis que les zones à majorité druze ont été épargnées de cette répression. Cela a contribué à renforcer la perception que la révolution était concentrée dans les zones sunnites et a contribué à la popularisation du discours du régime selon lequel il protégeait les minorités du terrorisme sunnite. Par conséquent, tout conflit avec les minorités en Syrie aurait pu mettre en danger cette carte de légitimité du régime syrien.
L’Émancipation : Ce soulèvement de Suwayda a-t-il un impact sur toute la Syrie ?
Shadi abu Faker : Bien sûr, même si les manifestations ne se sont pas étendues au reste des villes syriennes en raison de la pression sécuritaire et militaire exercée par le régime sur ces villes. À Douma, en soutien au mouvement de Suwayda, les forces du régime les ont précédées en déployant environ 400 soldats armés et un grand nombre de chars et de mitrailleuses lourdes dans la ville, rappelant aux habitant·es le prix qu’ils/elles paieront en cas de participation à nouveau aux manifestations. Ce soulèvement a toutefois réussi à ramener le conflit en Syrie à sa réalité originelle de lutte du peuple contre ce régime tyrannique corrompu, et il a pu ébranler ce que le régime avait tenté de faire valoir comme une victoire contre la révolution et le terrorisme, ramenant la situation à celle de 2011, lorsque la révolution pacifique avait commencé.
L’Émancipation : Quelles sont les clés politiques qui pourraient donner au peuple syrien une chance de parvenir à son indépendance face aux directives des impérialistes russes, américains et autres ?
Shadi abu Faker : En réalité, le jeu international et régional joué en Syrie a été très honteux et décevant. Les pays de la région, en particulier la Turquie et les États du Golfe, ont travaillé de toutes leurs forces pour soutenir la contre-révolution à caractère islamique extrémiste, pour éliminer les dirigeants de la révolution syrienne et les ont éliminés physiquement pour la plupart d’entre-eux, laissés sous le feu des islamistes. D’autres ont été exilés vers des régions éloignées de la Syrie, comme l’Europe et l’Amérique. Les pays ont adopté une stratégie de gestion du conflit sans s’impliquer réellement, faisant de nombreuses promesses qui sont restées lettres mortes, laissant les Syrien·nes et leur révolution entre les mains des dictatures du Golfe et d’Erdogan. Aujourd’hui, comme vous pouvez le constater, la Syrie est soumise à de nombreuses occupations, notamment par la Russie, l’Iran, la Turquie et les États-Unis d’Amérique. Par conséquent, il y a eu un consensus presque total parmi les Syrien·nes pour rejeter toute ingérence étrangère, prétendument en soutien de la révolution, comme les pays du Golfe, la Turquie et l’Occident, ou en soutien du régime, comme la Russie, l’Iran et l’Irak. Ce rejet est dû au lourd tribut payé par les Syrien·nes au cours des 12 dernières années. L’opposition, et je veux dire ici la coalition, est devenue un instrument aux mains de la Turquie, qui l’utilise comme justification pour occuper le nord de la Syrie avec ses forces, tout comme toutes les forces de facto en Syrie. Le régime syrien trouve ses soutiens auprès de la Russie, de l’Iran, etc.
L’Émancipation : Dans ce contexte conflictuel, quel rôle politique et militaire jouent les puissances régionales comme la Turquie et l’Iran ?
Shadi abu Faker : Tous les deux sont des forces d’occupation. L’Iran a été le plus grand contributeur au massacre syrien, car il a œuvré avec l’aide de la Russie, à détruire des villes, à déplacer et à massacrer des habitant·es. Nous parlons de villes entières qui ont été vidées de leur population, et leurs habitant·es ont été déplacé·es en dehors de la Syrie, telles que Daraya, Zabadani, Alep Est, Homs, etc.
Aujourd’hui, l’Iran contrôle les leviers de l’économie syrienne, car il possède un port en Syrie. Il contrôle également le phosphate et l’uranium qui l’accompagnent, ainsi que le réseau de communications et un grand nombre de terrains et d’installations vitales en Syrie, en plus de son contrôle sur une grande partie des restes de l’armée syrienne, ce qui a contribué à aggraver les niveaux de pauvreté et de misère en Syrie. Quant à la Turquie, cela a été l’un des plus grands problèmes auxquels a été confrontée la révolution syrienne et l’a menée là où nous en sommes aujourd’hui.
Malgré les déclarations de soutien de la Turquie depuis le début de la révolution, en réalité, elle a trompé et trahi les Syrien·nes. De nombreux dirigeants de la révolution, en particulier dans le nord, ont été tués directement ou par ses agents islamistes et extrémistes. La Turquie a également joué un rôle majeur dans la propagation de l’État islamique (EI) dans le nord de la Syrie et de l’Irak, suivant une stratégie du chaos et du terrorisme dans la région. Elle a laissé entrer plus de 30 000 membres de l’État islamique dans le nord de la Syrie, contribuant ainsi à la montée du terrorisme en Syrie et en Irak.
La Turquie a annoncé qu’elle était prête à intervenir militairement et à envoyer ses forces dans le nord de la Syrie et de l’Irak sous prétexte d’éliminer l’État islamique. En réalité, son objectif était de contrôler ces régions pour réaliser le rêve d’Erdogan de construire la Turquie “Milli Görü”. Erdogan n’a pas réussi à obtenir l’aval international pour intervenir en Syrie et éliminer l’EI, il s’est alors tourné vers la Russie, l’Iran et l’Irak, concluant des accords avec le régime syrien dans des domaines tels que l’Arménie, la Géorgie et la Libye.
La Turquie a utilisé les forces d’opposition islamiques qu’elle contrôle dans ses guerres à travers le monde et est devenue partenaire de la Russie et du régime syrien dans les opérations visant à reprendre des villes pour le régime, notamment Alep. Elle a utilisé ces villes comme monnaie d’échange dans des compromis relatifs au Nakorno-Karabakh et à la Libye. La Turquie n’a même pas fourni l’aide promise aux réfugié·es syrien·nes qu’elle avait cherché à attirer en Turquie depuis le début de la révolution, dans le but de les utiliser à des fins révolutionnaires, puis comme moyen de pression sur l’Europe pour obtenir des concessions.
L’Émancipation : Pour le Moyen-Orient en général et la Syrie en particulier, quelles perspectives ouvrent la résistance du peuple ukrainien contre l’occupation russe et la résistance du peuple iranien contre les imams ?
Shadi abu Faker : En effet, depuis le début des révolutions du Printemps arabe, les Russes tentent de former une coalition internationale des dictatures du monde et fournissent divers outils pour protéger tout régime dictatorial dans le monde, à commencer par les forces de Wagner et son armée, jusqu’à ses armes nucléaires. Cela est devenu très clair, que ce soit en Biélorussie, en Azerbaïdjan, en Syrie, lors des coups d’État en Afrique, etc., et la guerre que Poutine mène aujourd’hui contre le peuple ukrainien s’inscrit dans le contexte de sa politique expansionniste et de la lutte contre la démocratie. De là, nous constatons que la lutte du peuple ukrainien contre l’occupation russe et pour préserver les acquis de la révolution démocratique ukrainienne coïncide avec la lutte du peuple syrien pour la liberté et la démocratie. L’ennemi est un et le but est un et toute victoire pour la résistance ukrainienne est une victoire pour le peuple syrien et vice versa.
L’Émancipation : Quels sont les espoirs du côté palestinien ?
Shadi abu Faker : Il existe un lien étroit entre les deux questions. D’une part, Israël était et est toujours favorable au maintien de Bachar al-Assad à la tête du pouvoir en Syrie. Plus d’un responsable israélien l’a exprimé, le plus récent étant le porte-parole de l’occupation, Eli Cohen : “Nous voulons qu’une personne lâche comme Bachar tue son peuple et assure la sécurité d’Israël”. Dans le même temps, le mouvement Hamas est allié au régime syrien, à l’Iran et au Hezbollah, sans compter l’idéologie islamique qu’il véhicule, qui appartient aux Frères musulmans. Mais d’autre part, la question de la Palestine était et est toujours la question des Syrien·nes : Haïfa et Beyrouth ont toujours été les refuges de Damas, et Jérusalem a toujours été plus proche de Damas que d’Alep, que ce soit géographiquement ou économiquement, socialement et culturellement et ici, ma réflexion se situe avant l’occupation israélienne. Par exemple, Izz al-Din al-Qassam est le leader de la révolution palestinienne contre le colonialisme britannique. Ce Syrien est né et a grandi dans la ville de Jablah sur la côte syrienne, avant de se rendre en Palestine et de s’impliquer dans la résistance nationale contre l’occupation britannique. En revanche, les réfugié·es palestinien·nes en Syrie ont été grandement impliqué·es dans la révolution syrienne, ont soutenu le peuple syrien dans sa confrontation avec le régime et ses alliés et ont sacrifié leurs vies pour la liberté. Les Palestinien·nes ont souffert du siège, des déplacements et des bombardements, tout comme l’ensemble des Syrien·nes. Je mentionne ces exemples pour souligner l’unité de lutte et de destin des peuples palestinien et syrien.
Entretien réalisé par Claude Marill, septembre 2023