Sommaire

Sommaire

Trois pistes à suivre…

Sophie Aslanides 1, traductrice de talent, facilite le passage d’eux à nous. Eux, ce sont Boyne, Ellroy, Hinkson, Johnson, Swierczynski… Zoom sur trois d’entre-eux…

Swierczynski

“Je sais pas si t’es là, grand-père, ou là-haut, peu importe. Je suis ta petite-fille. Je ne cherche pas à utiliser ta mort pour réussir, je te le jure. En fait, je me sers de ta mort pour éviter de me noyer” (page 168 – Revolver).

Le 7 mai 1965 va marquer la famille Walczak. L’officier de police Stan Walczak n’emmènera pas son fils Jim voir les Phillies de Philadelphie : il n’a, et son coéquipier George Wildey aussi, que quelques minutes à vivre quand “le soleil se déverse dans le bar, accompagné d’une nouvelle vague d’air chaud” car “un homme avec une arme” vient de rentrer. “Un revolver”. (page 27) 50 ans plus tard, devant la plaque commémorative de l’assassinat – jamais résolu – se tient toute la famille, Jim, le fils à la retraite, dit le Captain, Staś son aîné qui est flic comme le fils de son père était le fils du sien et Audrey, la tante de Houston, en formation dans l’école de police judiciaire, grosse, tatouée, alcoolique, à part, et qui va décider, entre deux bloody mary, de reprendre le fil de l’enquête pour savoir qui a tué son grand-père.

Malgré une fin quelque peu poussivement explicative (côté résolution), le plaisir est immense à lire Revolver et de s’imprégner de ces tourments d’un passé qui ne passe pas (côté noir) avec, au bord du cœur, le sentiment naissant d’un délice cauteleux d’avoir rencontré un auteur. Quelle écriture ! On navigue dans les pensées de chacun·e, on s’immisce dans les dialogues, et, par touches successives à l’image d’une peinture pointilliste, on voit poindre une vérité plus désastreuse que le mensonge qui s’était installé. De là à faire mentir l’adage : toute vérité est bonne à dire ? Non mais toute vérité n’est pas forcément bonne à entendre.

Hinkson

“Les deux obsessions de mes jeunes années – la religion et le crime – m’habitent encore aujourd’hui.” Jake Hinkson

Hypocrisie est le maître-mot du travail de romancier de Jake Hinkson (né en 1975 en Arkansas). Il n’a de cesse de dépoiler les bigots et de désaper les dévots mais, venant de ce milieu rigoureux rigoriste réac, s’il l’asperge de toute son acidité roborative, il n’en garde pas moins une certaine tendresse pour certains personnages qui, par la pureté qu’ils perdent au contact de la société, du mal et de l’hypocrisie ambiante, gardent en eux cette fraîcheur qui fait qu’on peut croire encore, deux secondes, à l’humanité.

Jake Hinkson pourrait être d’une méchanceté redoutable tant il connaît bien l’Église, ses pasteurs, ses diacres et ses ouailles, tant il sait que ces communautés sont rongées elles aussi par tous les péchés capitaux, la luxure au premier chef, évidemment, et il sait ce qu’est de vivre dans une région oubliée du temps, de la modernité et de la profondeur, dans laquelle la surface prime. Il aime alors gratter la couche de vernis, la voir s’écailler et mesurer l’étendue des dégâts, percer la surface et plonger dans les profondeurs, remuer le couteau dans la plaie et voir comment le corps et l’âme réagissent. Mais ce n’est pas pour autant qu’il s’en réjouit. Il essaye de comprendre et de soumettre la foi à l’épreuve de la réalité, comme quand on met la croyance face à la science pour voir comment elle s’en sort. Et chaque personnage qu’il fait souffrir doit avancer, péleriner sur son chemin de croix, quitte à oublier, un temps, les paroles du seigneur et les sentences de la Bible : “Comment se fait-il qu’ils ne se rendent pas compte à quel point tout ça, ce sont des conneries ?” (L’Enfer de Church Street – Hell on Church Street, page 113).

Ellroy

“Je suis prêt à faire tout, sauf commettre un meurtre. Je suis prêt à travailler pour n’importe qui, sauf les communistes” (page 15, Panique générale).

Et puis, et puis, et puis… il y a Ellroy, ce chien fou (je l’ai rencontré une fois au Festival de Grenoble en 1987 ou 88, il m’a dédicacé un roman en hurlant à la lune !). Panique générale, une pause dans le nouveau quatuor, après Perfidia, traduit par Jean-Paul Gratias et La Tempête qui vient, traduit par Jean-Paul Gratias et Sophie Aslanides et, en attendant The Enchantors, traduit par Sophie Aslanides et Séverine Weiss, on peut se jeter dans ce roman et, au fur et à mesure de la lecture, on se demande comment la traductrice Sophie Aslanides a pu se dépatouiller de ce style inimitable du dog Ellroy…

Le pervdog Freddy Otash, flic pourri, privé maître chanteur, indic, balance, mouchard mal embouché, informateur trompeur (page 284), journaliste de caniveau pour Confidential, secoue le tout Hollywood avec ses photographies, ses micros, ses empreintes et ses écoutes, ses papiers, ses photostats, ses rapports et ses coups de putes et de poings et vous apprendra qu’il existe une photo de Marlon Brando avec une bite dans la bouche, que John Wayne aime se travestir, que Natalie Wood est nympho, Art Pepper dingue des gamines autant que de la came et que, comme tout, tout est négociable. Tout ? Pas sûr car le Freddy a un côté fleur bleue et en pince pour des demoiselles qui le mènent par le bout du ragot et le font tomber dans un romantisme de pacotille (“Nous écartons les draps et nous nous serrons très fort”, page 304). Du pur Ellroy, de l’expérimental, ça se scande plus que ça ne se lit et on est épaté par le travail de la traductrice Sophie Aslanides qui a dû se coltiner cette logorrhée jouissive, créative et explosive. “Batista a un requin apprivoisé qui s’appelle Himmler. Il vit dans une grande piscine, derrière le palais présidentiel. Himmler mange les dissidents communistes. Les hommes de main de Batista les jettent dans la piscine et Himmler se régale. Lyndon Johnson m’a dit que c’est un spectacle à ne pas manquer” (page 258).

François Braud

  •  Revolver, Duane Swierczynski traduit par Sophie Aslanides, Rivages/Noir, 2023, 410 pages, 10€.
  •  L’Enfer de Church Street – Hell on Church Street, Jake Hinkson traduit par Sophie Aslanides, Gallmeister, Totem n °85, 2017, 204 pages, 8€50, Prix Mystère de la Critique 2016.
  • Panique générale – Whitespread Panic, James Ellroy traduit par Sophie Aslanides, Rivages/Noir, 2022, 328 pages, 23€.
  1. Voir son interview dans ce même numéro https://emancipation.fr/?page_id=9511 ↩︎