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“Pratiquer l’agilité du passage” d’une langue à l’autre

“Traduire c’est s’engager, se plonger, s’abîmer dans le texte source”

Aujourd’hui, le clavier est offert à une traductrice, Sophie Aslanides. Elle est la voix française de Jake Hinkson, James Ellroy, John Boyne, Craig Johnson… Elle parle d’eux mais elle parle aussi d’elle.

Ce sont mes questions, voici ses réponses.

L’Émancipation : Bonjour Sophie Aslanides, comment êtes-vous devenue traductrice ? Êtes-vous spécialisée dans le “noir” ? Quels sont vos projets à venir ?

Sophie Aslanides : Je suis devenue traductrice parce que j’avais envie de trouver un lieu où faire vivre ensemble les langues que je portais en moi, où pratiquer l’agilité du passage de l’une à l’autre dans un contexte autre que l’enseignement.

Je ne crois pas être spécialisée dans le “noir”. Ce n’était même pas mon genre littéraire préféré. Il se trouve que je traduis beaucoup de romans noirs, mais je ne considère pas pour autant qu’il s’agisse d’une spécialité. Je ne suis pas certaine que l’activité de traduction soit particulièrement sensible à la catégorie du genre, même s’il faut une certaine culture littéraire, et surtout, une expertise de lecteur-lectrice pour traduire. J’aborde chaque roman, noir ou autre, comme une nouvelle aventure intellectuelle et émotionnelle. Son appartenance à telle ou telle tradition littéraire, tel ou tel genre, sera un aspect du travail d’analyse que je fais en amont de la traduction elle-même.

Mes projets à venir ? Terminer le James Ellroy à quatre mains, traduire le prochain roman de Jake Hinkson, puis l’ambitieux projet de John Boyne… Mais je ne vous dirai pas tout.

L’Émancipation : Comment définiriez-vous votre travail ? Que répondez-vous à ceux/celles qui pensent traditionnellement : “Traduttore, traditore” ? Pensez-vous, comme Leyris, que la traduction vise à “l’imperfection allusive” ou à “dire presque la même chose” comme l’a écrit Eco ? Peut-il exister deux bonnes différentes traductions ?

S. A. : Je vais répondre en commençant par la fin. Oui, il peut y avoir deux bonnes traductions différentes d’un même texte. Dans la traduction il y a une part de sensibilité, donc de subjectivité. Si je pensais qu’une traduction est forcément une trahison, je ferais un autre métier. Une traduction ne doit pas se penser en termes de distance (proche, lointaine, donc de fidélité, donc de trahison). Pour moi, traduire c’est s’engager, se plonger, s’abîmer dans le texte source, et s’attacher à trouver les meilleurs moyens linguistiques français pour rendre le mille-feuille de l’original, jusqu’aux émotions de lecture qu’il suscite, et l’offrir au lectorat français. Et s’approcher le plus possible de ce but idéal.

L’Émancipation : Vous êtes, je crois, engagée dans votre métier (à l’ATLF) : vous le promouvez, vous le défendez et vous accompagnez les collègues. Pouvez expliquer pourquoi vous vous êtes lancée ainsi dans ce rôle militant ?

S. A. : Je suis arrivée à un moment de ma vie et de ma carrière où il m’est apparu que je pouvais, que je devais donner du temps et de l’énergie à la communauté. En trente ans, j’ai vu le métier changer ; les traducteur·trices se professionnalisent, la traduction est de moins en moins souvent une activité annexe. Un traducteur·trice doit être un peu agent·e (pour trouver des contrats) un peu comptable (pour faire ses déclarations), un peu juriste (pour lire et négocier ses contrats), un peu communicant·e (pour faire sa promotion), etc. Toutes ces choses s’apprennent. D’autre part, il est important, je crois, d’avoir une culture du monde du livre, de se tenir au courant des actualités économiques, politiques du secteur. En tant qu’association, nous nous attachons à faire entendre la voix de notre profession auprès de nos interlocuteur·trices et pour offrir un accompagnement à nos adhérent·es.

L’Émancipation : Quels sont vos rapports avec vos collègues ? La confrérie est-elle solidaire ? solitaire ?

S. A. : Je crois pouvoir dire que mes rapports avec mes collègues sont bons. J’ai des relations assez étroites avec les autres membres du CA de l’association, et beaucoup d’ami·es traducteur·trices. Nous nous parlons, échangeons bons plans, recommandations, contacts, ressources. Les moments solitaires, tout aussi exaltants, sont ceux que nous passons avec notre texte.

L’Émancipation : Comment procédez-vous pour traduire un texte ? Rencontrez-vous ceux (celles ?) que vous traduisez ? Êtes-vous en contact avec eux/elles pendant votre travail ? Admirez-vous leur travail ? Pensez-vous qu’il est nécessaire d’avoir à l’inverse du recul, voire une forme de neutralité ?

S. A. : Je ne signe jamais un contrat pour un texte que je n’ai pas lu du début à la fin. Surtout d’auteur·es que je n’ai pas encore traduits. Il arrive que j’aie besoin de les contacter pour leur demander un éclaircissement sur une image, une blague, une référence culturelle dont je sens qu’elle m’échappe. Certains sont devenus de véritables amis, comme Craig Johnson, que je connais maintenant depuis plus de 15 ans. Je peux admirer leur travail, aimer plus ou moins leur texte, mais quand je travaille sur le roman, je suis dans une approche technique. Je peux même trouver des défauts à tel ou tel roman, ce qui ne m’empêchera pas de le traduire, et j’espère, bien.

L’Émancipation : Comment avez-vous abordé plus particulièrement ce challenge, à l’initiative de Rivages, de traduire James Ellroy, un auteur réputé difficile, jugé burné, au style direct, fourmillant de trouvailles, d’insultes, d’argot ? Quelle en sont la genèse, le but, les difficultés ?

S. A. : Le premier roman de James Ellroy que j’ai traduit, je l’ai fait en tandem avec Jean-Paul Gratias. Je n’aurais jamais accepté de m’y attaquer seule. Je reparlerai de cette expérience en détail juste après. La langue d’Ellroy est très particulière, oui. Extrêmement créative, inventive. C’est évidemment intimidant, mais il faut oser, créer, innover. C’est une forme de liberté assez jouissive, en fait. Et je ressens évidemment une forme de devoir vis-à-vis des traducteurs précédents d’Ellroy et de ses lecteurs et lectrices.

L’Émancipation : Aborde-t-on le grand James comme n’importe quel autre auteur ou est-on conscient de la charge à porter ? Avec le retour de Freddy Otash, apparu dans une novella (Extorsion) traduite par un collège, Jean-Paul Gratias (avec lequel vous avez travaillé sur La Tempête qui vient – This Storm), vous êtes-vous “moulée” dans ses pas ou vous en êtes-vous “affranchie” ?

S. A. : Avant de commencer à traduire avec Jean-Paul, j’ai fait un gros travail de lecture en côte à côte du précédent tome du Quatuor, créé un lexique de vocabulaire ellroyen de plusieurs centaines d’entrées. Nous avons discuté de certains de ses choix antérieurs, et modifié de concert certaines formules. Chacun de nous relisait les parties traduites par l’autre et nous avons pris le temps de reprendre ensemble la totalité du roman.

L’Émancipation : Où en êtes-vous dans The Enchanters, le prochain Ellroy, nouvel opus du second Quatuor de Los Angeles ? Travaillez-vous, comme on l’a lu 1, avec une collègue, Séverine Weiss ?

S. A. : C’est exact, je travaille avec Séverine Weiss sur ce volume. Après avoir traduit seule Panique Générale, qui était de l’Ellroy, +++ en termes de difficultés linguistiques (innombrables assonances et allitérations…), j’ai préféré retourner dans un quatre mains. Séverine est non seulement une collègue, c’est une amie ; j’étais certaine que nous allions bien fonctionner. Et c’est le cas. Elle a plongé les mains dans le cambouis ellroyen, comme je l’ai fait il y a quelques années avec Jean-Paul comme superviseur, et tout se passe bien.

L’Émancipation : Quel livre rêveriez-vous de traduire ou auriez-vous rêvé de traduire (celle existante vous satisfaisant) ? Pour vos lectures personnelles, lisez-vous toujours une œuvre en langue originale ou vous arrive-t-il de lire la traduction d’un autre ? Lisez-vous l’œuvre comme lectrice ou la traductrice reprend-elle toujours le dessus ?

S. A. : Je lis en VO et je lis aussi des traductions de collègues pour voir comment ils/elles se sont sorti·es de telles ou telles embûches. Souvent, quand je traduis, mes lectures sont proches de mes préoccupations du moment – littérature irlandaise contemporaine quand je traduis Boyne, classiques du roman noir quand je travaille sur Hinkson, westerns ou littérature amérindienne quand je traduis Johnson. Je lis aussi de la littérature française pour le plaisir, et quand c’est de la littérature traduite, je suis un peu traductrice, évidemment, quelle que soit la langue source… Mais je crois que je parviens à prendre un plaisir proche de celui de la simple lectrice – ce que je suis avant tout.

L’Émancipation : Un auteur mort est un auteur qu’on ne lit plus. Bruen, depuis, Sur ta tombe (Fayard, 2013, traduit par Catherine Cheval et Marie Ploux) est aphone en français, Manzini pourrait bientôt l’être (Ombres et poussières, Denoël, 2022, traduit par Samuel Sfez). Qu’en pensez-vous ?

S. A. : Les éditeurs français de littérature étrangère ont des impératifs qui les conduisent à choisir de traduire ou ne plus traduire tel auteur. Les facteurs sont multiples et hors de notre portée. Nous pouvons, nous traducteurs et traductrices, porter des projets à des éditions (beaucoup de traducteur·trices de langues moins connues le font, vu la faible probabilité que l’éditeur français maîtrise la langue source ou qu’il connaisse le paysage littéraire du pays en question). Mais c’est un travail coûteux et rarement payant. Les maisons d’édition achètent les droits sur des textes dont ils et elles jugent qu’ils ont un potentiel commercial en France. Vous imaginez bien que cela dépend de mille critères, dont certains relèvent même de phénomènes de mode. À nous de saisir toutes les occasions de porter des textes étrangers que nous voudrions rendre accessibles au lectorat français.

L’Émancipation : Quel est votre “bilan hexagone” ? De combien de traductions êtes-vous responsable ? Quelle est celle qui vous a posé le plus de problèmes ? Celle qui vous a valu le plus de louanges ?

S. A. : Je n’ai pas compté, mais je dois aujourd’hui avoir une bibliographie d’environ quatre-vingt titres, seule ou à quatre mains. Celle qui a été la plus douloureuse, par sa difficulté et ma lenteur, c’est Panique Générale. À ma connaissance, ce sont mes traductions de Craig Johnson qui m’ont valu le plus de louanges. Comme j’accompagne souvent Craig dans des festivals et événements en librairie, je rencontre de nombreux lecteur·trices, qui me disent apprécier la traduction, y compris ceux qui ont lu la VO.

L’Émancipation : Êtes-vous agacée, énervée, indifférente qu’on ne parle des traducteur·trices que quand on pointe leurs erreurs (affaire Millénium) ou pensez-vous que la plus grande qualité d’un texte traduit est quand on ne s’aperçoit pas qu’il l’est ?

S. A. : Je suis agacée qu’on ne mentionne pas systématiquement le traducteur·trice quand on parle d’un livre. S’il existe, c’est en grande partie grâce au travail du traducteur ou de la traductrice. Il est normal que le/la client·e qui achète un livre sache qu’il est traduit, et par qui. Il ne s’agit pas d’être transparent, il s’agit d’être bon.

Évaluer la qualité d’une traduction est difficile, puisqu’il faudrait avoir la même compétence en VO qu’en VF. Quand le texte français est fautif, maladroit, lourd, on sait que la traduction est mauvaise et on le remarque. Mais une bonne traduction n’est pas une traduction qui saurait se faire oublier.

L’Émancipation : Traduire Jake Hinkson oblige-t-il à s’immerger dans l’eau bénite et Craig Johnson à porter un stetson et des santiags ? Comment ressort-on d’une œuvre : lessivée comme après un travail bien fait ? essorée comme après une purge ? démoralisée comme après une mort ? changé à jamais comme Olivier Mannoni (Traduire Hitler, Éditions Héloïse d’Ormesson) ou Jean-François Merle (Rafaël, derniers jours – The Brave de Gregroy McDonald, Fleuve noir) ?

S. A. : Chaque texte exige qu’on se plonge dans le contexte culturel, historique, dans lequel il s’inscrit. Je fais des recherches, je m’informe le plus possible. Après avoir traduit le troisième roman de Craig Johnson, j’ai voulu aller voir ce Wyoming que je ne connaissais qu’en photo. J’ai la faiblesse de penser que les deux mois que j’ai passés là-bas me permettent de mieux appréhender les textes de Craig.

L’Émancipation : Puisqu’on en est aux “choses qui fâchent” quelle est votre position sur l’écriture inclusive ou l’emploi de pronoms non genrés comme “iels” ?

S. A. : Je n’ai pas de position tranchée sur l’écriture inclusive. Évidemment, je ne peux que souscrire à la volonté de faire en sorte que la langue reflète mieux l’égalité homme-femme. Toute la difficulté sera de faire évoluer la langue sans perdre de vue son histoire. À ma connaissance, il n’y a pas vraiment de consensus sur le fait que la priorité du masculin dans la langue française ait été une démarche purement volontariste, donc politique. La féminisation des noms de professions, dont Benoîte Groult parlait déjà dans les années 1970, est bien entrée dans la langue aujourd’hui. Pour ce qui est des pronoms non-genrés, j’ai été directement confrontée à leur utilisation quand j’ai traduit un roman de John Boyne, Le Syndrome du canal carpien. En anglais, le pronom non-genré est they, d’où un potentiel de quiproquos sur le nombre singulier/pluriel que j’avais du mal à rendre avec iel/iels…

L’Émancipation : Quelle serait la réponse à la question que je ne vous ai pas posée ?

S. A. : Merci à vous de m’avoir interrogée sur mon métier, de donner ainsi un peu de visibilité à notre métier, qui a bien besoin de coups de projecteur !

L’Émancipation : Merci Sophie Aslanides de nous avoir accordé un peu (beaucoup) de votre temps.

François Braud

  1. sur Actualitté : https://actualitte.com/ ↩︎