Note de lecture
Grèce 2015, une alternative était possible
Éric Toussaint fait une lecture critique du livre de Yanis Varoufakis Conversations entre adultes : dans les coulisses secrètes de l’Europe. Varoufakis raconte ce qu’il a vu et fait en tant que ministre des Finances en Grèce dans le gouvernement Tsipras, de janvier à juillet 2015. Toussaint reprend les explications de Varoufakis, les commente et, face à l’échec de l’action du gouvernement Syriza, avance des propositions qui auraient pu changer le rapport des forces.
Une expérience et un débat indispensables à connaître pour tout parti et tout militant ayant la perspective d’arriver au pouvoir avec pour objectif l’émancipation de la société.
Dans un pays exsangue, un immense espoir porté par Syriza
Dès 2010, la Grèce s’est trouvée soumise à une austérité sévère conduite sous le contrôle des institutions financières créancières de sa dette publique insoutenable. La population a été soumise à des reculs sociaux odieux : baisse de 27 à 40 % des salaires, chômage à 26 % (à 50 % chez les jeunes), étranglement des services publics, baisse de 25 % du PIB, explosion du nombre de sans-abris, etc. Les luttes se sont multipliées, menant à l’occupation de la Place Syntagma en 2011 devant le Parlement (la Vouli).
Plusieurs groupes et partis radicaux de gauche s’étaient rassemblés pour créer Syriza.
Le programme de ce petit parti, aux élections de 2012, comprenait un Audit de la dette publique, la renégociation des intérêts à payer et la suspension des paiements jusqu’à ce que la croissance économique et la création d’emplois aient repris. Ce programme portait l’imposition à 75 % des revenus au-dessus de 500 000 €, l’augmentation du salaire minimum au niveau de 2010 (750 €), la nationalisation des banques, la séparation de l’Église et de l’État, des référendums sur les traités et sur les accords avec l’Europe, la protection des migrant·es et des réfugié·es, la fermeture des bases militaires étrangères, la sortie de l’OTAN, l’augmentation du financement de la santé publique, etc.
Son résultat électoral passait de 4 % en 2009 à 16 % en mai 2012, puis à 27 % en juin 2012.
Yanis Varoufakis, un économiste brillant, est contacté par l’équipe dirigeante de Syriza (Alexis Tsipras, Nikos Pappas, Yanis Dragasakis). Celui-ci est en désaccord avec le programme de Syriza réaffirmé à Thessalonique en septembre 2014 . Il accepte pourtant de travailler avec la direction de Syriza à six conditions qui sont acceptées par cette équipe : restructuration de la dette, limitation de l’excédent primaire à 1,5 %, réduction de la TVA et de l’impôt des sociétés, privatisations avec la préservation des droits du travail et relance des investissements, création d’une banque de développement, transfert des actions et de la gestion des banques à l’Union européenne.
Le 25 janvier 2015, aux élections législatives, Syriza obtient 39 % des voix et 149 sièges à la Vouli. Le 27, Tsipras forme un gouvernement de coalition où Varoufakis est ministre des Finances.
De compromis en compromis, de capitulation en capitulation
Le 30 janvier, à la conférence de presse entre Varoufakis et le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, les désaccords qui existent entre le gouvernement Syriza et les institutions européennes sont vivement exposés. Ses autres interlocuteurs sont sur la même ligne. Wolfgang Schäuble lui dit : “Des élections ne sauraient changer une politique économique”. Le 4 février, la Banque centrale européenne refuse que les banques grecques aient accès aux liquidités et refuse de reverser le 1,9 milliard €de profits réalisés sur les titres grecs. La population grecque se mobilise massivement ; Tsipras confirme qu’il mettra en œuvre le programme de Thessalonique. Le 11 février, les institutions européennes exigent un accord avant le 28 février, date de la fin du mémorandum en cours. Varoufakis s’engage à assumer les obligations contractées par les gouvernements précédents. Le 12, le gouvernement verse 747,7 millions e au FMI.
Le 20 février, le président de l’Eurogroupe annonce que le solde de 11 milliards € du Fonds de recapitalisation des banques ne sera pas mis à la disposition de la Grèce (c’est ce que devait coûter la réalisation du programme de Thessalonique). Il annonce également que le versement de la dernière tranche de crédit (7,2 milliards €) attribué par la Troïka 1 n’aura pas lieu. Pourtant, Varoufakis signe le communiqué de l’Eurogroupe fixant le cadre des négociations à venir les quatre mois suivants. Le 23, Varoufakis envoie la liste des réformes proposées dans le cadre de l’accord du 20 (rédigée en réalité par la Commission européenne !).
Le débat dans le gouvernement est houleux ; un tiers des députés Syriza s’opposent à l’accord du 20 ; au comité central de Syriza le rejet de l’accord du 20 et de la liste des réformes du 23 obtient 41 %.
En mars, la Grèce rembourse 1,532 milliard € au FMI en quatre versements. La présidente de la Vouli, Zoé Konstantopoulou, crée la Commission pour la vérité sur la dette publique coordonnée par Éric Toussaint.
Le 3 avril, le cabinet des ministres décide d’annoncer au FMI que la Grèce suspendra le paiement de la dette ; le 5, Tsipras dit à Varoufakis, qui se trouve à Washington pour l’annoncer, de renoncer à la suspension du paiement de la dette ! La Grèce rembourse 448,6 millions € au FMI. La Chine, la Russie et les États-Unis sont sollicités, en vain. Le 20 avril tous les organismes publics doivent transférer leurs réserves de liquidités à la Banque de Grèce pour payer le versement de juin au FMI, sans que Varoufakis dise mot. Le 27 avril, sous la pression des dirigeants européens, Yanis Varoufakis, toujours ministre des Finances, est remplacé par Euclide Tsakalotos comme coordinateur de l’équipe de négociation.
Les pressions de l’Eurogroupe et de la Troïka se poursuivent dans le sens d’une plus grande libéralisation de l’économie et d’une austérité encore plus sévère. Le 24 mai, 44 % du comité central de Syriza critiquent le cours des négociations et appellent à des mesures unilatérales. Le 3 juin, Tsipras accepte de dégager un surplus primaire de 3,5 % pendant 10 ans, de baisser de nouveau les retraites et d’augmenter la TVA. Pour augmenter la pression sur le gouvernement, le FMI propose de grouper les remboursements (1 532,9 millions €) pour le 30 juin, fin du deuxième mémorandum.
Les 17 et 18 juin, la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque rapporte que la dette est odieuse, illégitime, illégale et insoutenable.
Le 22 juin, Tsipras est prêt à réduire une nouvelle fois les retraites, mais la Troïka veut plus. La pression continue. Le 27 juin, Tsipras convoque un référendum pour le 5 juillet pour trancher : accepter ou non les nouvelles exigences de la Troïka. Immédiatement, la BCE fait en sorte que le gouvernement doive fermer les banques. Juncker, le président de la Commission européenne, dénonce le référendum et appelle discrètement à voter Oui. Benoît Cœuré, vice-président de la BCE, déclare que le Non provoquera la sortie de la zone euro et que le Oui entraînera de l’aide de la part de la Troïka. Le 30 juin, les caisses sont vides et la Grèce ne peut pas rembourser. La population se mobilise pour le Non.
Le 5 juillet le Non rassemble 61,31 % des suffrages.
Tsipras décide de ne pas respecter le résultat du référendum : c’est la seconde capitulation.
Le 6, Varoufakis démissionne. Euclide Tsakalotos assisté de Georges Chouliarakis le remplacent. Tsipras réunit les partis qui ont appelé à voter Oui pour élaborer des propositions conformes aux attentes de la Troïka. Le 8, Tsipras annonce une nouvelle réduction des retraites, l’accélération des privatisations, l’augmentation de la TVA, un surplus primaire de 3,5 %… Le 13, suite à une réunion des chefs d’État de la zone euro, le gouvernement grec accepte un troisième mémorandum avec des conditions plus dures que celles rejetées le 5 par référendum. Cent neuf membres (sur 201) du comité central de Syriza rejettent l’accord du 13. Les 15 et 16 les nouvelles mesures d’austérité sont votées à la Vouli moins 39 voix de députés de Syriza (sur 149), dont celle de Varoufakis.
Le 17 juillet, la Commission européenne débloque un prêt de 7 milliards €, Alexis Tsipras remanie son gouvernement et congédie Panagiotis Lafazanis et Dimitris Stratoulis, membres de la Plateforme de gauche.
Des fautes dues à des erreurs d’appréciation et à des erreurs de stratégie
Tout au long de cette histoire, en s’appuyant entre autres sur le récit de Varoufakis, Toussaint pointe les erreurs politiques tant de la part de Syriza que de Varoufakis.
Il dénonce les propositions faites par Varoufakis que la direction de Syriza a acceptées. La restructuration de la dette sans réduction du stock dépend de la Troïka, c’est un vœu pieux. Cela correspondrait de fait à une mutualisation de la dette en Europe, que les gouvernements ne voulaient pas. Varoufakis complète en disant vouloir respecter la dette due au FMI et aux créanciers privés et arriver à un arrangement avec les Européens, à qui il souhaite d’être “des partenaires de la croissance de la Grèce” (alors que les créanciers ne voulaient pas desserrer le nœud de la dette). Il dit vouloir faire un excédent primaire ne dépassant pas 1,5 %. Cela conduisait à diminuer les dépenses sociales et d’investissement et par là continuer l’austérité et prolonger le ralentissement de l’économie. Pour ce qui concerne les privatisations, il prône le compromis contrairement au refus des privatisations de Syriza. La création d’une banque de développement publique a peu de sens quand les privatisations continuent et quand il propose de transférer la gestion des banques à l’Union européenne (alors que Syriza avait la nationalisation des banques dans son programme ; et aussi la proposition de Varoufakis remettait dans la main des créanciers le système bancaire grec).
Deux points clés soutenus par Syriza et Varoufakis sont le refus de contrôler les capitaux (31 milliards € sortiront de Grèce pendant ces cinq mois) et le refus de sortir de la zone euro. Ils sont sujets à débat dans Syriza d’autant que l’appartenance à la zone euro entraîne d’imposer une dévaluation interne qui consiste à réduire les salaires.
Les propositions de Varoufakis, acceptées par le groupe autour de Tsipras, sont contradictoires avec le programme de Syriza qui se prononçait pour la suspension du paiement de la dette le temps de son audit. Les dirigeants de Syriza adoptent ainsi subrepticement une stratégie de négociation appelant des compromis, stratégie qui se substitue à une politique de confrontation avec les créanciers. Enfin, ils sous-estiment la détermination des institutions financières décidées à ne rien céder, à toujours exiger plus et à faire plier ce gouvernement. Plus généralement, à mener une thérapie de choc appliquée à la société grecque.
La tournée européenne de Varoufakis où il s’est heurté à l’intransigeance de ses interlocuteurs, puis l’attaque frontale menée par la BCE le 4 février montraient clairement que la négociation était impossible. La population se mobilise et Tsipras réaffirme s’en tenir au programme de Thessalonique. Mais, en coulisse, il continue à mener une politique de compromis dans un rapport de force défavorable. Le 20 février, Varoufakis accepte de se placer sur le terrain des créanciers en voulant se montrer responsable à leurs yeux ; il signe en son nom propre les accords. Pendant ce temps, Syriza présente l’accord aux Grecs comme une avancée. C’est la première capitulation.
Varoufakis s’était entouré de conseillers très compétents, mais décidément pas recommandables pour mener une politique radicale de gauche. Mardas attaquait Syriza une semaine avant le 25 janvier ; Chouliarakis lui est imposé par le droitier Dragasakis et jouera double jeu avec la Commission européenne ; Élena Panaritis vient de la Banque mondiale et a travaillé pour Fujimori ; Mathieu Pigasse de la banque Lazard, conseille la Grèce depuis 2010 et a gagné 25 millions d’honoraires ; Summers dirige la Banque mondiale, il est artisan de la loi de fusion des banques de dépôts et d’affaire, etc. Galbraith sera le seul ou presque à apporter une aide constructive.
En arrivant au ministère, Varoufakis s’aperçoit que les remboursements prévus en 2015 représentent 45 % de la totalité des impôts à percevoir et qu’il aurait besoin de 42 milliards € pour “rouler” la dette, soient 24 % du revenu national. Pourtant, il s’engage toujours à rembourser la dette !
Tout du long des quatre mois, qui voient la Grèce payer les remboursements de la dette en vidant ses caisses, les négociateurs se plient aux exigences de la Troïka avec de courts moments de révolte sans suite. Le petit groupe à la direction de Syriza travestit la réalité en direction des Grecs, des parlementaires et même du reste du gouvernement. Menant une politique en complète contradiction avec ses engagements, il lui est difficile de faire appel à la mobilisation de la population et à la solidarité des peuples.
Varoufakis ne parle pas de la Commission pour la vérité sur la dette publique grecque, pas plus qu’il ne prend connaissance de ses conclusions. Tsipras assiste à la remise du rapport, mais n’en fait pas état. En effet, l’audit faisait partie du programme de Syriza et ses conclusions condamnent de fait la politique qui est suivie.
Ne pas refaire l’histoire, mais voir ce qui aurait pu être mis en œuvre
À la condition de ne pas renier le programme de Syriza, Éric Toussaint pense qu’il était possible de réussir. Il énonce un certain nombre de propositions.
Il estime que l’idée de sortir de la zone euro n’était pas primordiale et, déjà, absente du programme de Syriza. Par contre, il était prioritaire d’effacer la majorité du stock de la dette, de mettre fin au mémorandum, de s’affranchir de la troïka, d’améliorer les conditions de vie de la population et prendre le contrôle des banques.
Concrètement, rétablir le salaire minimum à son niveau de 2009, réduire la TVA sur les produits de première nécessité, annuler une partie des dettes des ménages, réduire l’impôt foncier, rétablir l’électricité pour les 300 000 ménages qui en sont privés, établir la gratuité de la santé et des transports publics pour les plus pauvres. Tout ceci faisait partie du programme de Syriza.
Sachant que la Troïka n’était pas disposée à réduire la dette, il fallait suspendre le paiement dès le 12 février et ne pas verser les 746 millions €. Se doter de rentrées d’argent par des mesures visant les grosses entreprises nationales ou étrangères, décréter la fin du mémorandum et lancer un programme de reconstruction nationale. Lancer un audit, prévu d’ailleurs dans un règlement européen de 2013, assainir les banques dont celles où les pouvoirs publics sont majoritaires. Mettre en place le contrôle des capitaux et un système de paiement complémentaire.
À défaut d’avoir réagi dès le début février, au cours de ces cinq mois, le gouvernement pouvait s’opposer de façon plus cohérente. Après la signature de l’accord du 20 février avec l’Eurogroupe (organe informel) par le seul Varoufakis, ils pouvaient constater son échec et expliquer publiquement les méthodes de la Troïka. Du fait de son insolvabilité et des besoins humains à satisfaire, ils pouvaient invoquer l’état de nécessité pour suspendre les remboursements.
Tsipras, Pappas et Dragasakis, ont cultivé leur ambiguïté consistant à se présenter à la population comme les artisans de la sortie de crise tout en menant des politiques qui conduisaient à des capitulations certaines. La confrontation suppose de mobiliser la population en respectant ce pour quoi elle a élu ses responsables, en lui disant la vérité. Affronter les créanciers suppose de gagner des soutiens à l’international par la mobilisation des mouvements syndicaux et politiques qui feront pression sur les décisions des dirigeants des autres pays européens.
La crise grecque était le fruit de la classe capitaliste grecque, il fallait attaquer le pouvoir des institutions nationales, créer des comités populaires pour renforcer les décisions du gouvernement et contrôler son action.
La bourgeoisie et les institutions européennes ont expérimenté l’exploitation d’une crise sociale, économique et politique dans un pays de l’Union pour en faire payer le prix à sa population. On connaît maintenant le chantage dont ils sont capables pour atteindre leurs objectifs. On sait également ce qu’il ne faut pas faire pour résister avec des chances de succès. C’est une expérience qui doit nous éviter de faire les mêmes erreurs.
Michel Bonnard, le 3 mai 2024
- La troïka désignait alors les experts représentant la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international. ↩︎