Une idée reçue est que la marche vers l’égalité des sexes a été progressive et continue en occident. Or, Titiou Lecoq, dans son livre Les Grandes Oubliées Pourquoi l’histoire a effacé les femmes (préfacé par Michèle Perrot), démontre avec verve comment des périodes de recul ont suivi des avancées dans le statut des femmes.
Malgré la linéarité chronologique de son récit, cette histoire en dents de scie montre comment une série de facteurs peuvent œuvrer à faire taire ou entendre la voix des femmes au cours des siècles.
La préhistoire
Par exemple, les premières recherches sur la préhistoire sont empreintes des préjugés de l’époque où elles ont eu lieu, le XIXe siècle. Aussi, lors de la découverte d’ossements, il n’est pas venu à l’idée des préhistoriens que les restes humains soient ceux d’une femme, les parures flèches et armes retrouvées autour du corps ne correspondant pas au modèle d’assignation de genre. La préhistoire elle-même se déroule sur un temps très long, bien plus long que celui recouvrant l’histoire contemporaine, ce qui implique de multiples formes d’organisations sociales, avec une place des femmes différente, selon le territoire ou la période.
Les statuettes féminines retrouvées çà et là sur un territoire immense, sont le signe du pouvoir de fécondité et prouvent que la maternité n’était pas alors vue comme un obstacle, mais était plutôt auréolée de mystère et/ou de crainte voire de prestige. Le triomphe actuel du patriarcat serait un moyen d’avoir ce pouvoir par le biais de l’appropriation du corps des femmes. Comment les femmes ont pu accepter cela ? Une thèse soutient que le sang de la chasse, trop similaire symboliquement à celui des femmes pendant les règles, la grossesse et l’accouchement les auraient écartées du rôle de chasseuse au cours des millénaires, par le même tabou qui interdit l’inceste (qui mêle le même sang).
Ce ne serait donc pas des fondements biologiques qui seraient d’abord à l’origine de l’effacement des femmes et de la domination masculine, mais des mythes et croyances ancrées dans les sociétés humaines, croyances qui évoluent et diffèrent de partout et de tout temps. La révolution Néolithique amorce les inégalités entre ceux-celles qui accumulent et les autres, dans une société sédentaire, d’où l’émergence du culte du chef guerrier, et la valorisation des armes et de la force physique pour protéger ses biens, attributs majoritairement masculins, surtout en Europe du Sud-Ouest et dans le bassin Méditerranéen. Or, la Grèce antique malgré sa misogynie inclut pourtant dans ses récits mythologiques des héroïnes pourvues de ces attributs de puissance (voir par exemple Atalante), femmes plus tard oubliées des livres de mythologie.
La période d’obscurantisme : la Renaissance
Avançons dans le temps : le Moyen-Âge n’est pas non plus forcément le sombre moment souvent dépeint, avec au XIIIe siècle un accès des femmes à toutes les professions, et une langue française qui s’accorde et se formule au féminin si les actrices qui contribuent au quotidien à la société sont des femmes. La période d’obscurantisme commence plus tard, avec la Renaissance, qui du coup n’en est plus une pour les femmes (Titiou Lecoq cite des historiennes américaines qui proposent de renommer cette époque du point de vue des femmes “early modern history”). Les femmes alors subissent la chasse aux sorcières et le “grand enfermement”, au propre comme au figuré (enfermement dans la sphère domestique, sous la tutelle du père puis du mari, enfermement religieux ou pour les plus pauvres dans un reclusoir c’est-à-dire par un emmurement avec juste une petite fenêtre pour être nourrie, communiquer avec la rue et dispenser ses prières à la communauté !).
Les Lumières ?
Les Lumières non plus ne sont pas reluisantes, sous couvert d’une nature féminine fondamentalement différente, la biologie cette fois sert de justificatif au patriarcat, à l’assignation de genre, à la domination, à l’exploitation, à l’oppression (et au racisme). La place à une certaine fluidité des rôles est niée. Le discours scientifique rationalise alors la domination et discrédite les connaissances populaires féminines transmises à chaque génération. Un nouvel idéal féminin est né, alliant douceur et passivité. Cette discrimination correspond aux croyances des philosophes des Lumières et à leurs idées politiques. Ce qui ensuite minimise l’importance des femmes dans la Révolution française. On abolit la monarchie et donc toute représentation mâle du pouvoir. Une femme, Marianne, devient le symbole de la République, justement parce que les femmes n’ont pas de pouvoir politique.
Le XIXe siècle
La domination masculine doit se refléter dans les tenues vestimentaires au XIXe siècle. (Tenue sobre, sans fioritures pour les hommes en costumes sombres, la frivolité et les dentelles étant l’apanage des femmes, empêchées dans leurs mouvements dans d’immenses jupons masquant leurs jambes, emprisonnées dans un corset faisant ressortir les seins et les fesses, en accentuant la taille). Aucun rôle féminin n’est acceptable hors des modèles de la vierge ou de la mère. Les femmes sont destinées à régner sur le foyer et sont exclues des lieux publics. La médecine institutionnelle est masculine. Elle relègue les sages femmes au second plan, ce qui est une perte de contrôle de plus des femmes sur leur corps. C’est plus tard, avec l’industrialisation croissante, que des femmes bourgeoises s’engagent dans des œuvres philanthropiques et gagnent en conscience politique, puis réclament le droit de vote.
Malgré tout : résistance
Titiou Lecoq affirme que les femmes ne se sont pas tues, ont résisté durant ces époques de plus grande oppression. À la Renaissance, certaines même gouvernent, seules ou pas, sont régentes ou usent de leur rôle de maîtresse pour avoir une influence politique. Elles écrivent aussi, et une liste d’autrices mal ou peu étudiées est fournie ce qui montre à quel point les historien·nes ont encore à découvrir. En cause des plagiats, des réappropriations des œuvres de femmes, et la négation de l’héritage culturel des femmes (Nous pourrions dire “matrimoine” terme ayant bel et bien existé au Moyen-Âge). La grande époque du roman, le XIXe siècle, fait disparaître les romancières y compris des périodes précédentes. Elles sont très rarement publiées, pourtant après une époque d’apogée des autrices de romans. Des militantes pour le droit des femmes, journalistes publiant leur propre revue dans un contexte hostile au XIXe siècle, sont aujourd’hui largement inconnues.
Titiou Lecoq explique que dès que les femmes gagnent en visibilité dans un domaine, elles peuvent ensuite être effacées, marginalisées et devoir se battre pour revenir à nouveau au-devant de la scène. Il faut presque repartir de zéro, chaque génération devant revenir à la charge. #MeToo n’est pas si nouveau, dit l’autrice, qui cite comme preuve la grève des ouvrières (à la conscience de genre se greffe ici une conscience de classe) de l’usine de porcelaine de Limoges Haviland en 1905, pour exclure un contremaitre abusant sexuellement du personnel féminin. Les femmes ont remplacé les hommes partis au front en 1914, mais après-guerre les rôles genrés traditionnels avec une obsession nataliste, se renforcent. Après la Deuxième Guerre mondiale, les femmes françaises votent, mais les prestations sociales encouragent d’abord la famille, le baby-boom, rendant ces femmes dépendantes pour leurs revenus du conjoint et de l’État.
L’oubli : la norme
L’oubli semble la norme. Le sort spécifique des femmes en temps de guerre en 39-45 n’a pas non plus été suffisamment étudié, les résistantes ne figurant pas à égalité aux côtés de leurs pairs hommes, parce qu’elles étaient agentes de liaison ou de renseignements, mais écartées des sabotages et combats. Quid aussi des viols de guerres bien plus souvent passés sous silence en France que dans d’autres pays ? Des femmes des anciennes colonies françaises n’accédant au droit de vote qu’après 1944 ?
Prise de conscience de la condition féminine
Cependant, l’exclusion des femmes quelle que soit leur origine sociale, favorise une prise de conscience de la condition féminine et va les unir. Titiou Lecoq s’attarde sur les nombreuses militantes engagées dans la lutte pour le droit à disposer librement de leur corps, à mener leur propre vie, en dehors de tout destin biologique. Et le constat final est cependant teinté de colère face aux stéréotypes encore ancrés, et la surbiologisation. Non, il n’y a pas de mâle alpha qui alors serait excusable pour sa conduite. Non, inclure davantage les femmes dans les livres d’histoire n’est pas plus militant que de les exclure, ou trop politique. C’est de les exclure sciemment qui est politique. Même si le discours dominant paraît neutre il ne l’est pas (à l’appui de cette exclusion, un manuel de seconde de 2019 correspondant pourtant aux derniers programmes, où seulement six pages sur 277 mentionnent les femmes). Et face à l’argument, vaste tromperie, selon lequel les femmes n’ont pas pu participer à l’histoire, l’écrivaine nous montre comment l’histoire est une histoire commune où les femmes ont toute leur place qu’il ne faut pas oublier.
Véronique Cozzupoli
- Les grandes oubliées Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes, Titiou Lecoq, L’iconoclaste , 2021, 17,89 €.
- À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr).