La police de répression est une grande tradition française

Avec La République des faibles 1Gwenaël Bulteau a signé un premier polar remarquable et remarqué (prix Landerneau 2021), ancré dans l’histoire des débuts de la Troisième République. Il a bien voulu répondre aux questions de François Braud.

L’Émancipation : Bonjour Gwenaël Bulteau. Comment en êtes-vous venu au noir ?

Gwenaël Bulteau : J’ai toujours aimé les romans policiers, avec des atmosphères poisseuses, qui s’inscrivent dans une réalité sociale précise et souvent tragique, comme chez Simenon, par exemple.

Mais pour moi, le roman noir ne se limite pas au genre policier. J’ai beaucoup d’admiration pour l’autrice américaine Joyce Carol Oates. Elle dépeint l’Amérique avec beaucoup d’ampleur, en parlant de phénomènes de société, comme l’avortement – un thème d’actualité – dans Le livre des Martyrs américains, par exemple. Dans toute son œuvre, elle dresse un portrait de l’Amérique contemporaine qui fait mal. De mon point de vue, elle se situe dans le roman noir.

Mon roman, La République des Faibles, est considéré comme un roman policier puisque des flics mènent l’enquête. Se situant au XIXe siècle, on en parle aussi comme d’un roman historique, mais pour être honnête, je voulais juste écrire un roman noir. J’ai compris au bout d’un moment qu’il se situait à la croisée des genres.

L’Émancipation : La République des faibles se passe à Lyon dans les quartiers ouvriers et populaires de la Croix-Rousse en 1898, sous la IIIe République. Un cadavre d’enfant est retrouvé. La police s’en occupe. Dans un whodunit de facture classique, votre originalité tient au contexte historique et aussi à votre propension à nous faire vivre le quotidien de trois catégories d’individus : le peuple, les policiers, les politiciens, comme les trois États d’une société d’ancien régime : ceux qui travaillent, ceux qui combattent et ceux qui décident (ils prient pour garder ou conquérir le pouvoir). Est-ce une façon de dire que le monde nouveau qui a accouché par césarienne après 1789 est encore paré des anciens habits ?

G. B. : Depuis 1789, la situation politique est instable. La République peine à s’imposer parce qu’elle est associée à la Révolution. En 1870, lors de la défaite de la France contre la Prusse, l’Empire s’écroule, remplacé par la IIIe République, dont la première action forte, si on met de côté la reddition, est d’écraser le soulèvement communard. Nous nous trouvons en face d’un régime qui débute en massacrant son propre peuple. À ce moment-là, l’image de la République, capable de maintenir l’ordre, se retrouve coupée de celle de la Révolution. C’est pour cette raison que la population va l’accepter.

Les débuts de cette troisième république s’inscrivent dans la continuité de l’Empire. La société de rang (définie par la loi) est remplacée par la société de classe, très hiérarchisée, où la place de chacun reste définie par sa naissance, même si petit à petit, des lois fondatrices, qui structurent encore notre société, se mettent en place. Je pense à la loi sur l’autorisation des syndicats, celles sur l’école, sur la presse ou sur la séparation de l’Église et de l’État.

La République des faibles est une idée née à cette époque-là consistant à penser que la République n’est pas juste un cadre politique, mais doit s’occuper de la question sociale. En l’occurrence, elle doit protéger les plus faibles de ses membres, aux premiers rangs desquels on trouve les femmes et les enfants. C’est une idée tout-à-fait nouvelle. Dans mon roman, la mort d’un enfant issu des couches populaires n’intéresse pas grand monde, sauf certains de mes policiers, épris de justice, qui doivent agir vite pour résoudre le crime, pris qu’ils sont par le maintien de l’ordre public.

L’Émancipation : “Aujourd’hui, nous vivons sous le régime corrompu d’une république libérale, mais demain, qui sait ? Ha, demain… Avec un peu de courage, nous mettrons à bas ce parlementarisme mortifère !” (pages 296-297). Pourquoi ce choix de cette période historique troublée (1898) qui voit vaciller la république autant qu’elle avait eu du mal à s’imposer dans les années 1870 ?

G. B. : Cette citation est en lien avec les ligues d’extrême droite qui revendiquaient leur antiparlementarisme. À leurs yeux, les députés étaient corrompus. Une fois élus, ils profitaient du système et oubliaient le peuple. Cela montre un certain désenchantement par rapport aux institutions républicaines.

Mais la République peu à peu se transforme et connaît des phases progressistes. On parle ici d’une période de trente ans avec des avancées qui ne sont pas linéaires.

Dans mon roman, je voulais utiliser trois thèmes pour structurer l’atmosphère politico-sociale de l’époque.

L’antisémitisme, bien sûr, avec la présence en filigrane de l’affaire Dreyfus ; l’anti germanisme car la débâcle était présente dans toutes les têtes, un sentiment qui a grossi jusqu’à l’entrée dans la Première Guerre mondiale ; et la place des femmes – que je relie à celle des enfants – dans la société de l’époque.

L’Émancipation : “La rédemption prenait parfois des chemins tortueux” (page 363). Votre roman est un formidable catalogue des tourments de l’âme humaine, floutant la frontière dichotomique du bien et du mal. Les personnages errent dans un marais idéologique en tentant de garder les pieds secs pour certains, en pataugeant avec plaisir chaussés de bottes pour d’autres, quand la plupart sont nus pieds. Où les avez-vous trouvés ?

G. B. : Les personnages sont pris dans ce tourbillon, pris dans les codes et les idéologies que la société leur impose. Les femmes, par exemple, sont liées à la maternité, puisque, n’ayant pas le droit de vote, pas de représentation politique, pas d’existence sociale, être mère est le seul rôle valorisant qu’on leur concède. Dans le roman, deux femmes subissent cette obligation sociale : la femme du commissaire souffre de ne pas avoir d’enfant mais elle se retrouve enceinte et s’épanouit dans cette grossesse tardive. La femme du pharmacien, quant à elle, a déjà beaucoup d’enfants et souffre d’un épuisement total. Les destins de ces deux femmes vont se percuter.

La question de la rédemption apparaît dans le personnage de l’ancien combattant, Marian Berkowitz.

En 1870, une fois l’armée française en déroute, il se comporte en franc-tireur et commet des atrocités qui viennent le hanter encore trente ans après. Et il ne peut pas s’en sortir car on le considère comme un héros, ce qu’il n’est pas. Il souffre, mais comme la société nie cette souffrance, la résilience lui est impossible.

De manière générale, je voulais construire des personnages non manichéens, mais qui évoluent plutôt dans différentes teintes de gris. Un personnage plutôt positif peut se comporter de manière déplaisante tandis qu’un salaud peut faire un petit geste de bonté désintéressé. Avoir des failles, des comportements surprenants insuffle de l’humanité aux personnages.

L’Émancipation : “Dreyfus […] a déjà été condamné pour sa trahison grâce à des preuves irréfutables mais voilà que la youtrerie internationale sort un lapin de son chapeau, l’officier Esterhazy, et le désigne à la vindicte” (page 55). L’antisémitisme est au cœur de votre roman et apparaît comme une opinion. C’est aujourd’hui un délit. Est-ce cette normalité anormale qui vous a intéressé ?

G. B. : Le roman se passe en janvier 1898. C’est un moment important de l’affaire Dreyfus, quand Zola publie sa lettre J’accuse, dans L’Aurore, le journal de Georges Clemenceau. Zola remet en cause le jugement du tribunal militaire, ce qui crée un scandale en France où l’armée – mère de la nation – est considérée intouchable. Dans le roman, cette lettre crée des émeutes en ville, des anti-dreyfusards s’en prenant aux Juifs et Juives et allant jusqu’au pogrom. Cela me permettait de mettre en exergue l’antisémitisme complètement débridé de cette époque, qui, effectivement, n’était pas un délit.

L’antisémitisme français du XIXe siècle se développe à partir d’un livre, La France juive, écrit par le polémiste Édouard Drumont. Il raconte, entre autres joyeusetés, que les Juifs sont là pour voler l’argent des Français, détruire la religion chrétienne et sont facilement reconnaissables grâce à leur nez crochu. C’est un véritable succès d’édition. L’antisémitisme touche toutes les couches de la société. Sur certaines affiches électorales, on peut voir des candidats revendiquer leur antisémitisme. À un moment donné, des parlementaires antisémites se sont même posés la question de constituer un groupe politique autonome. Il y aurait eu les socialistes, les radicaux, les républicains, les monarchistes et les antisémites. Mais cela n’a pas abouti.

Reste que, au même titre que l’antiparlementarisme, l’antisémitisme est un des fondements de l’extrême droite française.

L’Émancipation : “Gabriel Silent […] avait un talent pour flatter les émotions viles au plus profond des individus tout en les faisant passer pour du simple bon sens” (page 47). La politique de ces années-là, ses candidats, ses thèmes, ses certitudes, ses méthodes était-elle aussi éloignée que l’on croit de celle d’aujourd’hui ?

G. B. : J’ai lu récemment un petit livre de l’historien Gérard Noiriel qui s’intitule Le venin dans la plume, sous-titré Édouard Drumont, Éric Zemmour, et la part sombre de la République. Il place Zemmour, qui tient des propos racistes, sexistes ou homophobes, dans une perspective historique en établissant un parallèle entre ces deux polémistes. Ils prospèrent à leur époque respective, lors de crises sociales et économiques, en assénant un discours antiparlementaire qui trouve un écho dans la société. D’ailleurs, Zemmour considère Drumont ou Barrès comme des maîtres à penser.

De manière générale, l’étude de la politique de cette époque offre des résonances avec l’actualité. Peut-être aussi que notre époque utilise ces références. Beaucoup d’hommes d’État se réfèrent à Clemenceau, par exemple, croyant ainsi s’attribuer une espèce de “brevet” d’ardent républicain. Un exemple : Clemenceau, en tant que ministre de l’Intérieur, avait dit, au cours d’une grève de mineurs : “Nous ne sommes pas du même côté de la barricade”. C’était charmant d’entendre le préfet de police Lallement dire en s’adressant à une gilet jaune : “Nous ne sommes pas dans le même camp”. La phrase est honteuse en soi, mais avec la référence à Clemenceau, elle en devient pire. C’est la République contre le peuple.

L’Émancipation : “J’élève ma fille comme je veux. La République ne va pas s’immiscer dans mes affaires !” (page 125). L’enfance et toute la violence qu’elle subit a été un des combats de la IIIe République. 1874 : loi réprimant la mendicité des enfants, 1881-1882 : loi sur la scolarité obligatoire des enfants de moins de 13 ans, 1898 : loi sur la répression des violences, voies de fait, actes de cruauté et attentats commis envers les enfants. Pourtant vous semblez affirmer qu’elle peine à les protéger. Avez-vous voulu, là encore, mettre le doigt dans la faille, trancher dans le vif, mettre en lumière cette dissension entre la parole et les actes ?

G. B. : Je crois que j’ai répondu au moins partiellement à cette question dans la deuxième question.

L’Émancipation : “… à un moment ou à un autre, [les flics] avaient tous reçu l’ordre d’écraser les soulèvements ouvriers, et ils avaient obéi, tous, en bons soldats qu’ils étaient” (page 205). L’ordre est-il toujours hier comme aujourd’hui à la botte du pouvoir ? Et le peuple sous son talon ?

G. B. : Le passage en question concerne un de mes enquêteurs, le lieutenant Grimbert. Lors de son service militaire, il a participé à la répression de Fourmies. Le premier mai 1891, des ouvriers manifestent pacifiquement. Mais les couches populaires représentent un danger.  L’affaire tourne mal. Des militaires, dont Grimbert, tirent dans la foule et massacrent des ouvriers. Ce souvenir le hante. La rédemption pour lui aussi est impossible. Ce qui lui donne une posture ambivalente par rapport au maintien de l’ordre.

En étant cynique, je dirais que cette question sur la police écrasant le peuple ferait s’étouffer monsieur Darmanin, pour qui les violences policières n’existent pas. Pourtant, la police de répression est une grande tradition française. On l’a vu encore récemment lors des manifestations des gilets jaunes. L’argument du monopole de la violence, les doctrines policières sur l’ordre public, les armes utilisées sont à réinterroger, bien sûr.

L’Émancipation : “– Les salauds de l’Anti-France, lâche Dessien. – Ah, l’ennemi intérieur ! soupira le flic. – Les Juifs, oui, mais pas seulement, les protestants, les étrangers aussi et les internationalistes, tout le syndicat de la trahison acharné à détruire la France” (pages 183-184). Le parallèle entre deux époques, autrefois et aujourd’hui, transparaît quand on referme votre livre. Est-ce volontaire ?

G. B. : C’est le propre du roman historique d’être un miroir de notre époque, car chaque étape du passé construit notre temps présent. Avec ce roman, je parle de problèmes politiques ou sociaux actuels de manière détournée. L’antisémitisme du XIXe siècle renvoie à la xénophobie ambiante, qui reste un fonds de commerce idéologique de l’extrême droite, avec une tendance à s’étendre. Et la question de la place des femmes dans la société, de l’importance que l’on accorde à leur parole, a pris une nouvelle tournure avec le phénomène et la dénonciation des violences sexuelles.

Par ailleurs, j’ai voulu employer un style qui tire le roman vers le présent : chapitres courts, alternance de points de vue, tout en évitant les anachronismes. D’ailleurs, certains mots ne font pas leur âge. À un moment j’avais besoin d’une insulte homophobe d’époque, et j’ai trouvé le terme “tapette” qui remonte, selon le Robert, à 1854. Quand j’avais le choix entre un mot qui faisait daté et un autre qui sonnait un peu plus “moderne”, je choisissais le moderne sans aucun scrupule.

L’Émancipation : Quelle serait la réponse à la question que je ne vous ai pas posée ?

G. B.  Et votre prochain roman ?

Il s’intitule Le Grand Soir et sortira au début du mois d’octobre. C’est un roman qui se passe quelques années après La République des faibles, en 1906, mais il ne s’agit pas d’une suite à proprement parler puisqu’il ne contient aucun personnage récurrent.

L’histoire commence le jour de l’enterrement de Louise Michel, quand une jeune fille de bonne famille disparaît sans laisser de trace. Un an plus tard, sa cousine mène l’enquête pour la retrouver et entre dans les milieux révolutionnaires et féministes de l’époque.

La toile de fond historique s’étend entre mars 1906, où une catastrophe minière provoque plus de 1000 morts dans le Nord, à Courrières, et le 1er mai 1906, première grande journée de manifestation nationale, quand la CGT appelle tous les ouvriers à venir manifester à Paris pour l’obtention de la journée de travail de huit heures. Cette journée avait créé beaucoup de fantasmes de part et d’autre de la société.

Dans ce roman, on retrouvera des thèmes qui me sont chers, les revendications sociales et la défense des droits des femmes et des ouvriers.

L’Émancipation : Merci Gwenaël Bulteau de nous avoir accordé un peu de votre temps.

Entretien réalisé par François Braud

  1. Voir la présentation : https://emancipation.fr/la-revue/numero-2-octobre-2022/eclairer-les-ombres/ ↩︎