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Depardieu and co

Iris Brey 1 me semble avoir une position juste, équilibrée sur la question des agressions sexistes. De tels déballages vont se multiplier, et même s’ils sont peu ragoûtants et durs à entendre, c’est une bonne chose.

Elle écrit : “Depardieu nous permet de remettre en question un système, les hiérarchies de pouvoir sur les plateaux de cinéma, les représentations des violences sexistes et sexuelles au cœur des films, l’impunité des hommes de pouvoir dans les sphères médiatiques, politiques et culturelles. Cette prise de conscience permet de renouveler notre regard. De comprendre un environnement culturel qui a un impact sur la manière dont on construit notre désir, sur la manière dont on perçoit le corps des femmes. Nous aimerions pouvoir chérir des œuvres à jamais, nous aimerions pouvoir chérir des acteurs à jamais […] des figures paternelles à jamais […] et pourtant écouter les voix qui n’ont pas été entendues depuis si longtemps peut nous faire évoluer […] renouveler les codes, apprendre à désirer sans domination, à s’aimer joyeusement, à valoriser le consentement. Un monde qui proposera des images sans écrabouiller les personnes au passage, un monde qui propulsera d’autres génies du cinéma, existant sans avoir à être ni des ogres ni des monstres sacrés”.

À l’opposé de ce monde idéal, les commentaires de l’acteur sur le corps des femmes dépassent en grossièreté tout ce qu’on peut imaginer !

L’octroi de la Légion d’honneur à un tel personnage est non seulement une mascarade mais une insulte à ce qui reste de symbole dans cette récompense, attribuée cette fois non au mérite mais au brio d’une star. Encore une erreur de Macron, mais qui en dit long sur ses choix éthico-politiques.

Et la valeur de l’acteur en soi dans tout ça ?

Ce n’est pas elle qui est en cause mais la valeur… de cette “valeur” face à un tel comportement. Au-delà c’est la remise en question du métier le plus exposé à l’admiration publique. Voire celle de l’art comme profession. Même chose en effet pour les cinéastes, les peintres et créateurs de toutes sortes dont la légende publique fait partie du ressort artistique-même. Et plus complètement dans la sphère par définition médiatique des arts du spectacle.

On ferait mieux de ramener ces carrières à des métiers comme les autres qu’il faut accomplir du mieux possible, d’autant plus qu’ils sont choisis au départ. Ce que confirment les critiques de l’acteur Damien Bonnard à l’égard du culte extravagant de l’acteur au détriment des autres emplois du spectacle, notamment au cinéma 2 : “Il y a beaucoup trop d’infantilisation et de privilèges vis-à-vis des acteurs et des actrices. C’est un moyen de nous rendre complètement cons. Hors monde. Il peut arriver que même si une poubelle est à deux mètres, un assistant me propose d’aller jeter mon gobelet à ma place. De la même manière que dans les bibles de tournage, il y a le numéro de téléphone de tout le monde, sauf celui des acteurs remplacé par celui de leur agent. Alors quoi ? Je peux contacter tout le monde mais moi personne ne peut me contacter ? Des carrés VIP dans des carrés VIP, à l’infini… Non merci !” Récemment il a signé des pétitions pour la revalorisation des salaires des technicien·nes du cinéma et pour la création d’un César pour les maquilleur·euses.

Sans perdre de vue que dans des circonstances – donc dans une société différente – bien d’autres pourraient exercer ces professions. Ils ne seront pas plus libres pour autant, soumis à toutes sorte de contraintes dont celles de paraître sous son meilleur jour le plus souvent et le plus longtemps possible.

Célébrité et exercice du pouvoir

Je dirais que pour le genre masculin, le risque d’osmose entre la fonction et le comportement personnel est d’autant plus grand qu’il s’appuie sur une complaisance sociale encore majoritaire. Comme je le développais dans Privé-Public 2020 3, le rôle public, la célébrité qui l’accompagne, sont à l’origine même de ce pouvoir désinvolte et sans frein que certains hommes exercent sur les femmes, et tous les abus psychologiques et physiques qui peuvent en découler. C’est à chacun·e de suivre, avec la plus grande lucidité, ce que sur ce plan il ou elle sent et décèle : je me suis ainsi totalement détachée du goût que je pouvais avoir pour l’acteur Depardieu comme de celui de j’éprouvais pour tel ou tel réalisateur, tel artiste, en apprenant ses frasques et délits sexuels et son mépris de notre genre.

Hélène Frappat dans L’Humanité 4 fait un pas de plus dans l’intrication du privé et du public chez ces célébrités masculines : leurs amitiés avec des despotes. “On ne peut pas isoler le racisme et le sexisme des viols de l’amitié avec les dictateurs […] il y a entre eux une continuité et un changement d’échelle”. Et elle cite le texte de Rebecca Solnit dans Le Guardian : “Le féminisme m’a appris tout ce que j’ai besoin de savoir sur les hommes comme Trump et Poutine […] Comme tous les hommes coupables d’abus, les dictateurs cherchent à contrôler qui peut parler et quels récits on peut croire”.

Et, dans ce dernier ordre d’idées, à propos de la loi immigration : “Je me demande parfois si le gaslighting n’est pas devenu la langue officielle, [Macron] est en train de faire passer une loi de collaboration pour une loi de résistance”.

Pour en revenir au cas Depardieu, au-delà de la suppression de toutes “récompenses” officielles pour de tel personnages, paraissent urgentes les remises en causes privées : celle de notre propre comportement à nous, femmes, avec ses vestiges de soumission. Il faut cesser de béer passivement devant le moindre talent des hommes, au risque d’en oublier, voire y sacrifier les nôtres, et, par aveuglement sur leur être, l’ensemble de notre existence.

Marie-Claire Calmus

NDLR : voir aussi l’article de Sophie Carrouge au cinéma en page 32

  1. Le Monde, dimanche- lundi 7-8 Janvier 2024. Iris Brey est l’auteure de Le regard féminin, L’Olivier, 2020. ↩︎
  2. Le Monde ,dimanche-lundi 4-5 février 2024. Ce qui me rappelle mes échanges très appréciés avec les techniciens de cinéma à qui je disais qu’“ils étaient les vrais artisans d’un film” lors de ma réalisation de deux court-métrages. ↩︎
  3. Privé-Public 2020, Éditinter éditions, 2021. ↩︎
  4. L’Humanité, 26-29 janvier 2024. Entretien avec Hélène Frappat : Le gaslighting ou l’art de faire taire les femmes, Éditions de l’Observatoire, 2024. ↩︎