Depuis quelques années, la dystopie, en littérature et au cinéma, fait recette. Un petit peu de réchauffement climatique, de totalitarisme, de réflexion sur l’humain, le tout nimbé de pessimisme métaphysique pour faire sérieux. On mélange et on obtient… Qui après nous vivrez d’Hervé Le Corre.
Quatre générations incarnées par quatre femmes, Rebecca, Alice, Nour et Clara vivent dans un monde post apocalyptique. Rebecca est la seule à avoir connu le monde d’avant, déjà au bord de l’abîme, qui bascule définitivement dans le chaos quand l’électricité s’arrête. Sa fille, sa petite-fille et son arrière-petite-fille sont des enfants du désastre écologique.
Les incendies ravagent la nature, les villes sont détruites, les épidémies s’enchaînent et les êtres humains vivent en hordes.
Un air de déjà lu ?
Oui.
Un écrivain visionnaire ?
Non.
Quand on lit le roman d’Hervé Le Corre, on passe d’un chapitre à l’autre, consacré soit à l’arrière-grand-mère, soit à la grand-mère, soit à la petite-fille, soit à l’arrière-petite-fille et on a hâte que la famille s’éteigne pour passer à autre chose. La mécanique narrative pourtant bien huilée grince et le bruit des roulements empêche l’émotion ou la réflexion d’advenir.
Des habits trop grands
N’est pas Orwell qui veut. La prescience que l’on peut avoir d’une époque n’a rien à voir avec la divination mais tout à voir avec l’analyse politique et sociale que l’on peut en faire. Hervé Le Corre n’a pas cette ambition. Il exploite en bon artisan de la littérature un filon et extrapole à partir de ce qu’il sait de l’extinction du vivant. Un roman écrit par un lecteur de Socialter, voilà ce que l’on a l’impression de lire. Le narrateur fait subir à ses personnages, surtout féminins, les pires outrages, tel Sade qui punit Justine d’être trop vertueuse, car au moins une chose reste intacte dans cet univers ravagé, le patriarcat dans sa forme la plus sauvagement archaïque.
Et là, le malaise s’installe. Seul le paysage atteste du basculement dans une ère sans retour, on ne compte plus les descriptions de maisons éventrées, d’arbres qui poussent au travers des balcons et de ruines calcinées. Pour le reste, c’est-à-dire la brutalité d’un monde en partie dominé par les hommes, rien ne change. Hervé Le Corre a lu La Servante écarlate et dans un chapitre s’en inspire pour décrire une communauté virile et féodale où la femme travaille au champ, sert à la reproduction et au plaisir vite consommé. L’homme est un guerrier qui viole sa femme de quinze ans après avoir affronté des ennemis.
La bonne nouvelle, si l’on cherche à être cyniquement sexiste, est que dans ce monde d’après la catastrophe, #Metoo est balayé. On revient au point zéro, la femme si elle compte sur des lendemains qui chantent, s’abuse. Elle est vouée à l’éternel retour à sa condition matricielle. On peut répondre à cela que dans Qui après nous vivrez, l’homme n’est guère épargné et a aussi son lot de malheurs. C’est vrai mais de façon presque périphérique pour respecter une sorte d’équilibre qui peine à convaincre.
Le point de vue des mourant·es
Ainsi donc, que l’on se rassure. Le monde de demain est la continuité de celui d’aujourd’hui, l’électricité et l’hyper technologie en moins. Là où Orwell (ou avant lui, Jack London dans un court récit La Peste écarlate ou dans Le Talon de Fer) éveille les consciences, Hervé Le Corre les distrait et les divertit dans les teintes glauques. Il émaille toutefois son roman de quelques monologues sentencieux qui accusent sur le thème “Comment a-t-on laissé faire cela ?” et il n’a pas son pareil pour évoquer la crasse qui s’accumule sur les corps et la beauté insolite des femmes au milieu de la désolation. Soit.
La littérature dystopique actuelle adopte le point de vue univoque des mourant·es que nous sommes tou·tes censé·es être sans le savoir, le moins imaginatif finalement. L’écrivain tire le fil du pire sans se fatiguer. Un peu plus de maladies incontrôlables, de domination des plus forts, de phénomènes climatiques extrêmes et le tour est joué, la presse qualifie alors le livre de “noir, visionnaire, poétique”. Certains critiques voient même dans le roman d’Hervé Le Corre un hommage rendu aux femmes qui résistent et se battent pour sauver leur humanité et l’humanité. Il est vrai que Rebecca, Alice, Nour et Clara incarnent des “Mères Courage” mais ne parviennent pas à faire oublier que des milliers d’autres se font torturer, battre et violer. Elles restent des figures épiques sans épopée, privées du pouvoir de réinventer le monde.
Un conseil
On préfère lire un premier roman aux éditions Gallmeister écrit par Christina Sweeney-Baird, La Fin des Hommes. Quand 90 % de la population masculine est décimé par une pandémie, qu’advient-il du monde ? Loin de céder à la facilité, l’autrice évoque les rapports entre les femmes dominantes et les hommes survivants avec une acuité sans complaisance et sait mêler l’intime et l’universel. Peu importe qu’elle accumule de façon répétitive les scènes d’horreur. Il dérange sans esbroufe, sans goût pour la surenchère et a le mérite de mettre en scène le monde dans sa plus grande diversité. Le contraire d’un monochrome.
Sophie Carrouge
Qui après nous vivrez, Hervé Le Corre, Rivages, 2024, 400 p., 21.90€.
La Fin des Hommes, Christina Sweeney-Baird, Gallmeister, 2023, 480 p., 12,20€.
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