Un film chaque jour et pas de la fiction. Un long, très long métrage. Interminable même.
Résumé de l’épisode précédent
L’année dernière pour la revue des autrices, je me souviens avoir écrit un article sur les femmes dans le cinéma. Adèle Haenel, Polanski récompensé pour son film Dreyfus, l’histoire du 7ème art écrite d’un point de vue masculin (quand on exhume une femme des cartons, on la “redécouvre” comme Alice Guy ou Ida Lupino. De la femme considérée comme une trace archéologique !)
14/39
Depuis l’eau croupie a stagné sous les ponts. Adèle Haenel a renoncé à sa carrière d’actrice, les scandales s’enchaînent, les tribunes s’apostrophent et le tintamarre médiatique empêche de penser. Entendre parler de Gérard Depardieu du matin jusqu’au soir n’a pas d’intérêt en soi si ce n’est pour un président passé maître dans l’art de détourner l’attention. On aura compris que la “grande famille” du cinéma est un bobard et que le huis-clos d’un tournage ressemble trop souvent à une scène de crime dont la victime est dans la majorité des cas, une femme, jeune, vulnérable et évidemment un peu jolie. La récente plainte de Judith Godrèche à l’encontre de Benoît Jacquot et de Jacques Doillon en est une illustration parmi d’autres. Elle avait 14 ans, il en avait 39. Ils se rencontrent sur le tournage du film Les Mendiantes en 1988. Lui parle de relation amoureuse, elle, d’emprise et de viols. On ne peut s’empêcher de penser à la phrase de Coluche dans son sketch “Le viol c’est quand on ne veut pas, moi je voulais”.
Faut-il distinguer l’artiste de l’homme des cavernes ?
Que #metoo ait provoqué un tsunami dans le monde du cinéma personne ne songe à le contester. Comme après un tsunami, le paysage est en ruines et des cadavres flottent sur l’eau, gonflés et pourris. La reconstruction tarde. À quoi ressemblera-t-elle ?
On entend ici et là les mêmes discours qu’en littérature. Faut-il distinguer l’œuvre de l’artiste ? Céline écrivait si bien, était si inventif, savait si bien manier le point d’exclamation que l’on peut bien lui pardonner ses youtreries et ses youpinades. Il aimait aussi les chats comme Marine Le Pen, en pull rayé, photographiée sur son perron à la Trinité-sur-Mer. De même, tel réalisateur est une ordure mais une ordure qui sait tirer le meilleur de ses jeunes actrices prépubères. Pygmalion a le droit de cuissage du moment qu’il sert l’art. Marc Dutroux n’a pas réalisé de long-métrage art et essai, heureusement, car qu’aurait écrit Positif ?
Sens moral à géométrie variable
Ce qui m’intéresse aussi est ma responsabilité de lectrice, de spectatrice. Ai-je arrêté de lire Mort à Crédit, suis-je capable de résister à Manhattan de Woody Allen ? Tsahal, le documentaire de cinq heures réalisé par Claude Lanzmann, sorti en 1994, très complaisant à l’égard de l’armée israélienne (un général, interrogé avec bienveillance par le réalisateur, déclare “Notre armée est pure. Elle ne tue pas d’enfants”) empêche-t-il de considérer Shoah comme une œuvre majeure ? Dois-je boycotter un film s’il est réalisé par un salaud, un harceleur ? Irai-je en salle voir le prochain Benoît Jacquot (pas plus que les précédents, je n’aime pas ses films, ouf).
Suis-je un être moral à chaque moment de ma vie ? Non. Je compose de façon maladroite avec mes écœurements, je bricole, je m’absous, je ressasse mon Baudelaire pour les Nuls, la Beauté dans le Mal. Je ne lis plus Céline depuis longtemps car la lecture de ses pamphlets m’a tourmentée et rétrospectivement, j’en ai voulu à ces enseignant·es qui du haut de leur chaire, à la Sorbonne, encensaitent le Grand Écrivain en majesté. En revanche, je continue de voir et revoir Rosemary’s baby ou pour rire Le Bal des Vampires quand Sharon Tate rayonnante n’avait pas encore croisé la route de la Manson’s family.
Aucune logique dans tout cela. La censure me révulse autant que l’impunité me révolte. Je me désintéresse des films avec Depardieu, non pas parce qu’il est un prédateur sexuel mais parce que depuis des années, il n’est plus que l’ombre de ce qu’il a été en tant que comédien. Je me découvre tolérante quand cela m’arrange, intraitable quand cela me dérange, capable de théoriser ce qui ne peut l’être, le goût, plus fort que tout autre considération, pour une œuvre, un·e artiste, une pensée, fût-elle sortie de la caboche d’un monstre.
Des serpents et des crapauds
Qu’adviendra-t-il du cinéma, brutal à l’égard des femmes depuis ses origines ? Il continuera de tourner mais pas toujours dans le même sens. Le temps des monstres sacrés, n’en déplaise à Emmanuel Macron lors d’une de ses parlottes, est révolu. Peu importe de savoir si Depardieu en est un des derniers représentants et qu’il mérite, à ce titre, d’être mis dans du formol pour être exposé à la cinémathèque de Paris.
Judith Godrèche n’empêche personne de regarder les films de Benoît Jacquot pas plus que les fantômes de six millions de juifs et juives exterminé·es n’empêchent la lecture de Céline ou l’étude de Être et Temps à l’université. En revanche, personne ne pourra plus dire qu’iel ne savait pas que le regard apeuré si juste de cette très jeune fille dans ce plan merveilleux juste avant le générique, on le doit à la peur et à la soumission craintive. Nul ne s’abusera plus, ne se racontera plus des histoires à dormir debout sur la magie du cinéma.
Les femmes ont recouvré l’usage de la parole et ce qui sort de leurs bouches est à la hauteur de ce qu’elles ont vécu, dans le monde du cinéma et ailleurs. Cela n’est que dans les contes que l’on exhale des fleurs et des perles quand on est bien gentille. Est venu le temps de cracher des crapauds et des serpents pour se débarrasser des princes trop collants et d’envoyer valser les fées collabos qui incitent toujours à la résignation et au beau mariage, quel qu’en soit le prix à payer.
Sophie Carrouge