Pascal Dessaint navigue dans le roman noir depuis longtemps et cela lui ferait offense et hommage de dire qu’il s’en éloigne.
Offense parce qu’avec ce livre, 1886, L’Affaire Jules Watrin (Rivages) construit comme on peindrait un triptyque Le Meurtre/La Grève/Le Procès, Pascal Dessaint nous plonge dans une affaire judiciaire du XIXe siècle dont le noir, et pas seulement celui dû au résidu du charbon sur les visages des hommes qui descendent dans la cage ou dans les yeux des femmes qui, ne l’oublions pas, sont partie intégrante de ce qu’il est convenu d’appeler le peuple ouvrier, le noir disais-je donc, nous saute ici au visage, à la gueule (d’ombre) : contexte, tension, apogée, défenestration, meurtre ou assassinat, procès, écho, autrefois et aujourd’hui.
Hommage parce que Pascal Dessaint ouvre depuis Le Colosse (mais n’a-t-il jamais vraiment suivie la route du noir ou emprunté sentes et chemins bien personnels qui ont fait de lui une voix unique ?) une voie entre le true crime, l’enquête sociologico-judiciaire et la relation du fait moulu dans son contexte historique, le tout empreint d’un réalisme poétique (la vie crue) évident et d’une position politique (la vraie colère) affirmée.
“Le malheureux Watrin !”
Jules Watrin est, depuis 1880, sous-directeur à la Compagnie des Houillères & Fonderies de l’Aveyron à Decazeville. “Brosse à reluire” : “a su s’attirer l’estime de ses chefs”, “toujours le premier au travail”, “faisait régner autour de lui l’ordre et l’économie”, “d’excellents rapports avec les ouvriers”, “les appelait par leurs noms”, “toutes les réclamations étaient écoutées avec attention” (p. 32-34).
“L’ignoble Watrin !”
“Victime, bon. Mais coupable aussi. On ne l’aurait pas tué avec cette sauvagerie sinon”. Forcément : “celui qui se plaignait trop haut était aussitôt renvoyé”, “aurait chassé de vieux serviteurs de la mine”, “dévouement exagéré à la Compagnie”, “oubliait ses promesses”, “réduire les salaires” (p. 32-35).
“Le sang a coulé, c’est sûr !” (p.17)
Alors forcément si “les mineurs de Decazeville lisent les mauvais journaux” (p. 42), il ne faut pas s’étonner que ça tourne à la guerre sociale prônée par ceux qui scandent la République sociale. Le 26 janvier à Decazeville, Jules Watrin, pris à parti par une foule d’ouvriers, de femmes et d’enfants est lynché et “parti à la renverse” s’échoue de la fenêtre du premier étage au sol. “On le traîne sur le sol. On le bourre de coups. On le piétine”. Il meurt “aux environs de minuit” (p. 29).
“Le Crime de maltraiter les ouvriers pour remplir les poches des actionnaires » (p. 80)
Une grève sans précédent (elle durera 108 jours) s’enflamme. “C’est la faute à Zola !” 1 ; Germinal est sorti l’année d’avant. Pendant qu’on arrête, qu’on enquête, qu’on interroge les ouvriers sur la “watrinisation” du sous-patron, dix prévenus devront répondre de cet acte (huit hommes et deux femmes), aux Assises de Rodez ; on se bat pour la dignité, on s’écharpe à l’Assemblée, on s’affronte dans la presse.
Et Pascal Dessaint expose, raconte, peint, plus Hugo que Zola d’ailleurs, car, entre les lignes, ce qu’il faut lire, c’est l’absolue nécessité que Pascal Dessaint a de redonner la parole à ceux qui ne l’ont pas, aujourd’hui comme hier.
“Reprends ton travail et sois sage !” (p. 243)
En 2015, les images tournent encore dans nos têtes, deux cadres (dont un directeur des ressources humaines, autrefois on disait chef du personnel) d’Air France s’enfuyaient, chemise déchirée au vent, poitrail nu, pressés par une foule de salarié·es, laminé·es par un “plan social” ou “plan de restructuration” (“La direction a confirmé la suppression de près de 3000 postes sur deux ans”, p. 14), recevant la colère comme une gifle (Ils sont “payé[s] pour ça, n’est-ce pas ?”, p. 13). Le parallélisme est saisissant. Rien n’a vraiment changé. Comme Jean-Patrick Manchette (“La raison pour laquelle Georges file ainsi sur le périphérique avec des réflexes diminués en écoutant cette musique-là, il faut la chercher surtout dans la place de Georges dans les rapports de production.”, p. 18 2), Pascal Dessaint met en avant les rapports humains et les rapports de force : “Ils ne pensaient pas devenir des proies. Ce n’est pas dans la logique managériale” (p. 268). Il est au-delà de l’excuser/expliquer/pardonner, il est dans le ressenti entre l’être et le néant, un enracinement qu’on abat.
Pascal Dessaint est ici à la pointe de la colère de ceux et celles qui ne la maîtrisent plus. La faute à qui ?
François Braud
Pascal Dessaint, 1886, L’Affaire Jules Watrin, Rivages, 270 pages, 2023, 21€.
Livre reçu en service de presse ; merci à Alain Deroudilhe. Papier écrit en écoutant Novembre ultra [bedroom walls].
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