Note de lecture
Le livre de Jean-Luc Einaudi rapporte des témoignages sur cette guerre coloniale qui fit dans les forces françaises et associées, officiellement, 106 658 mort·es et disparu·es. Côté vietnamien, le nombre a dépassé le million.
Des révoltes dans les années 1920-1930
Le 24 janvier 1927, 90 détenus s’enfuient du pénitencier de Lai-Chau avec quelques armes. L’armée se lance à leur poursuite et rapporte leurs têtes. Le 10 février 1930, deux compagnies de tirailleurs se rebellent à Yen-Bay au nom du Parti National Vietnamien. Les jours suivants des bombes explosent à Hanoï contre des commissariats. La répression est menée en aveugle, des avions bombardent et mitraillent les villages. Treize responsables du parti sont guillotinés. Des manifestant·es désarmé·es sont mitraillé·es.
En 1931, une journaliste attachée à la mission de Paul Reynaud, Andrée Viollis, dénonce la torture : “privation de nourriture, coups de rotin sur les chevilles, la plante des pieds, […] épingles sous les ongles, couper la peau des jambes en longs sillons combler la plaie avec du coton et brûler le coton. Introduire un fil de fer en tire-bouchon dans le canal urinaire et le retirer brusquement”. Elle révèle également l’usage de l’électricité. De nombreux prisonnier·es succombent sous les supplices ou sont le plus souvent exécuté·es après leur interrogatoire.
Les Vietnamien·nes sont mitraillé·es sur les routes, bombardé·es, les suspect·es sont exécuté·es, les prisonnier·es meurent en masse. Le général Billotte le 30 avril 1931 termine une note de service : “Mais cette tâche de répression serait vaine et fragile si elle n’était complétée par un effort systématique d’épuration aboutissant à l’extermination des meneurs bolchévistes…”
La situation en 1945
Le 2 septembre 1945, à Hanoï, Hô Chi Minh proclame l’indépendance du Vietnam et la naissance de la République démocratique.
Les Japonais ont capitulé, les troupes de Tchang Kaï Chek occupent Haïphong et les troupes françaises venues de métropole débarquent à Saïgon.
Des résistants, des combattants FTPF, qui ont été intégrés dans l’armée en 1944 en France pour mener les combats contre l’Allemagne, se retrouvent envoyés en Indochine “pour combattre des déserteurs japonais qui refusent la capitulation et des bandits qui terrorisent la population”. Ils témoignent. À leur arrivée, ils subissent le climat tropical, s’étonnent de voir les soldats japonais en armes garder les bâtiments publics, de la mentalité raciste des Français, des exécutions sommaires, des tortures appliquées aux suspects, du nombre important d’Allemands dans les troupes de la Légion étrangère, de la collaboration passée de la police française avec l’occupant japonais.
Le 6 mars 1946, un accord (1) est signé entre Hô Chi Minh et Jean Sainteny qui autorise les troupes françaises à relever pour cinq ans les troupes chinoises au Tonkin et qui reconnaît l’indépendance du Vietnam : “1°) Le gouvernement français reconnaît la République du Vietnam comme un État libre ayant son gouvernement, son parlement, son armée et ses finances, faisant partie de la Fédération indochinoise et de l’Union française… 2°) Le gouvernement du Vietnam se déclare prêt à accueillir amicalement l’armée française lorsque, conformément aux accords internationaux, elle relèvera les troupes chinoises”. La cohabitation entre les troupes de l’armée vietnamienne et les troupes de l’armée française, dans un premier temps, est supportable. Pourtant, dès le départ, autour d’Hanoï, l’armée française se lance dans la “pacification” pour chasser le Viêt-Minh.
Témoignage de Jean Chaunac : “Nous arrivions pour libérer l’Indochine. Quand nous sommes arrivés, ce sont les Japonais qui nous ont armés. Sous les ordres du lieutenant-colonel Massu, nous avons reçu l’ordre de mettre de l’ordre dans la plaine de Can-Tho. Alors que personne n’avait tiré sur nous, Massu a donné l’ordre de mettre le feu aux paillotes. […] Les hommes de Massu, de la 2° DB, tiraient dans le tas […]. Alors qu’il allait pacifiquement se ravitailler à un village, une fois relevé par la Légion, “Ils tiraient sur le village n’importe où. C’était leur façon de faire voir que la Légion était là. C’était un ramassis de mecs de la Wehrmacht, de la Légion contre le bolchévisme […] qui s’étaient réfugiés dans la Légion étrangère. L’adjudant-chef qui était à la tête d’une section sodomisait des gamins. C’était une ordure”.
Des cas de conscience
Les témoignages rassemblés par Einaudi sont essentiellement ceux d’anciens résistants qui condamnent la torture et les exécutions sommaires. Ils se rendent compte qu’ils combattent un peuple qui rejette l’occupation française. Certains, membres du PCF, jugent que la participation du parti au gouvernement fera respecter les accords passés avec les Vietnamiens. La position du PCF, selon André Marty, est d’être un militaire irréprochable et courageux afin de gagner ses camarades à l’idée d’une paix. Certains ont pris langue avec des militants du Viêt-Minh et ont rédigé des articles dans des journaux vietnamiens.
Pierre Thomas tient son carnet de route : “Notre capitaine transmet à ses chefs de section un ordre verbal : Les conventions de Genève s’appliquent aux soldats d’une armée régulière, en uniforme, mais pas aux hors-la-loi, aux rebelles, aux terroristes qui, s’ils sont pris les armes à la main, doivent être exécutés”. Lui : “Il me semble avoir déjà entendu pareil discours sous l’occupation allemande…” “Je réprouve cette guerre et aspire à m’en tenir à l’écart. Si j’étais d’une nationalité autre que française, je n’hésiterais pas une seconde et passerais tout de suite de l’autre côté. Hélas ! Je ne puis pas prendre les armes contre ceux avec qui j’ai combattu depuis 3 ou 4 ans”. “Une douzaine de prisonniers a été fait, les uns après les autres de nuit et même de jour. Ne sachant pas que le village était occupé, ils se présentaient auprès du poste. Habillés en kaki, certains sans armes, d’autres armés. Deux chefs dont un officier ont été envoyés à Hanoï, les autres fusillés. Triste guerre. Je reverrai longtemps les yeux candides d’un petit bonhomme de 17 ans ayant un chandail militaire, arrêté de jour à proximité du village et ayant reçu une balle dans la cuisse. Il est parti devant deux soldats qui l’ont tué d’une balle dans les reins”. Il rencontre René L’Hermite, journaliste de L’Humanité, pour le prévenir qu’il sera abattu quand il accompagnera des troupes. Il l’informe du passé des officiers présents en Indochine qui ont participé activement à la chasse aux résistants pendant l’occupation allemande. Cela sera publié.
D’autres refusent de partir en opération après avoir vu les exactions qui s’y commettent. Claude Fontaine passe en conseil de guerre. Envoyé dans une compagnie de rééducation disciplinaire. On lui fait faire la pelote, courir en tournant en rond en tenant un fusil à bout de bras sous la chaleur jusqu’à ce qu’il tombe d’épuisement. Il est enterré plusieurs jours dans des trous dans lesquels il ne peut pas bouger. Il est passé à tabac. Il est emmené en opération dans des zones dangereuses en première ligne. Sa section est parachutée pour détruire des villages, mettre le feu, tirer sur tout ce qui bouge. Il attrape le paludisme, la dysenterie. Au bout du compte, il est réformé après un passage dans un hôpital psychiatrique.
Henri Martin, ancien FTP, est dans la marine. Il voit l’aviation mitrailler les barques de pêcheurs, les villages de bord de mer. Son bateau fait le blocus du Tonkin, qui connaît la famine, et coule les jonques qui apportent du riz. À son retour en France, il travaille à l’arsenal de Toulon et organise des distributions de tracts pacifistes. Arrêté en 1950, il fait deux ans de prison.
Des tortionnaires
Jacques Le Mire vit une enfance malheureuse entre un père violent et alcoolique et une mère sans ressources. Sans travail, sans logis, “ayant pris goût à l’alcool”, accusé injustement de vol et passé à tabac par la police, il s’engage dans la Légion à 17 ans. Il est déclaré Belge de 25 ans le jour de son engagement. Envoyé en Indochine, il goûte les “avantages” sexuels et le pouvoir qu’il acquiert. Il est muté près d’un village où il découvre des corps décapités d’hommes qui refusaient leurs produits au Viêt-Minh. Des Viêt-Minh capturés et torturés indiquent un dépôt d’armes, l’un deux les guide. Le Mire raconte : “Le sergent le fit mettre à genoux, le dos tourné. Ensuite, il me fit prendre mon poignard et m’indiqua l’endroit où frapper : juste sous l’omoplate gauche. La lame glissa presque toute seule droit au cœur. Mort instantanée. J’étais plus blanc qu’un linge, paraît-il. – Bof, dit le sergent, il n’y a que le premier coup qui compte. Après, on s’y fait”. Lors d’un déplacement vers les hauts plateaux, la route est coupée régulièrement. Les légionnaires subissent des embuscades : “Nous fîmes descendre du camion une dizaine de prisonniers. Nous les fusillâmes dans la coupure de la piste. Les coolies rebouchèrent celle-ci et nous passâmes dessus. Ceci se passa deux fois de la même façon pour que nous ayons la paix sur la fin du parcours”.
Le 8 mai 1947, le lieutenant Abadie rédigeait la note suivante :
“Il serait bon qu’avant de couvrir les rebelles de tous les crimes qui se commettent, nos éléments stationnés dans ces régions soient en mesure de se donner en exemple aux adversaires. Malheureusement, Il ne se passe pas de jour qu’on n’entende parler d’arrestations arbitraires, de vols, de pillages, d’extorsions de fonds, voire de meurtres. Les gens qui font les frais de ces criminelles facéties sont d’inoffensifs villageois, connus, hélas, souvent, pour leur aisance”. Il venait de connaître l’histoire d’un Vietnamien, qui, venant de percevoir 1 000 $ et buvant un café en terrasse, avait été jeté à terre par un officier du renseignement qui l’avait emmené dans sa voiture. Son épouse, qui s’était fait insistante, avait entendu que son mari, suspecté, avait été employé à une corvée et que, tentant de s’échapper, il avait été tué. Son portefeuille, qui lui avait été rapporté, contenait 140 $. Le sous-lieutenant, auteur du meurtre, avoua qu’il avait exécuté le Vietnamien parce qu’il le soupçonnait d’être un rebelle. Jugé par un tribunal militaire, il fut déclaré non-coupable d’homicide volontaire et non-coupable de blessures volontaires. Finalement, le général Périer lui infligea 40 jours de forteresse pour le motif suivant : “a arrêté sans en avoir reçu mandat et en dehors de tout flagrant délit ou de provocation un Asiatique qu’il soupçonnait d’activités Viêt-Minh, l’a emmené dans un lieu écarté où il lui a tiré deux rafales de mitraillette dans la tête bien que l’intéressé n’ait pas tenté de fuir”.
Jacques Delaubier, médecin dans une unité de la Légion, rapporte la réflexion d’un lieutenant, officier de renseignements : “Je ne comprends pas. Ça fait quatre mois que je suis ici. J’ai descendu plus de 100 types en quatre mois et on ne m’a même pas donné de citation”.
La guerre s’installe, les prisonniers militaires vietnamiens sont nombreux
Au fur et à mesure que le temps passe, la guerre se transforme. Des points forts sont tenus par des troupes françaises qui rayonnent autour et le reste du pays reste ou tombe sous le contrôle du Viêt-Minh. Les affrontements comportent maintenant des armes lourdes de part et d’autre. Les troupes vietnamiennes mènent une guerre d’usure contre ces points forts.
Les prisonniers militaires du Tonkin (PMT) sont de plus en plus nombreux et leurs conditions de vie sont épouvantables. Manque d’hygiène, nourriture inadaptée et insuffisante, travail trop dur, les maladies déciment les rangs des prisonniers. Le 19 mars 1951, le médecin-capitaine Rayjal écrit de retour du camp PMT de Khe-Tu : “Les prisonniers sont dans une misère physiologique assez difficile à imaginer. Soixante se trouvent hospitalisés à l’infirmerie, dont 30 atteints de béribéri confirmé ; les autres comprenant des affections digestives : dysenteries, des affections pulmonaires. D’autre part, une visite de dépistage rapide sur un groupe de prisonniers pris au hasard, considérés en bonne santé et travaillant tous les jours, m’a permis de dépister plus de 10 cas de béribéri, insipiens sur une soixantaine de l’effectif. On peut facilement en déduire que la totalité de l’effectif – plus de 1 000 PMT – se trouve plus ou moins en état de précarence et que si les conditions d’alimentation ne changent pas dans les semaines à venir, la main-d’œuvre PMT utilisée pour les travaux de bétonnage ne va pas tarder à faire défaut dans une très forte proportion. Les raisons de cet état de choses sont multiples : 1) La principale est l’alimentation insuffisante et mal équilibrée […] 2) Le travail demandé est trop important pour le nombre de calories fournies […] 3) Le mauvais état de santé antérieur […] 4) L’entassement, la malpropreté corporelle […]”
Le 31 mars 1951, le médecin-colonel Richet, directeur du service de santé de la zone opérationnelle du Tonkin, s’adresse au général de division commandant les forces françaises du Viêtnam-Nord. Il reprend les considérations de Rayjal : “50 cas (de béribéri) environ sur 1 300 internés. Pas de poisson sec depuis un mois. Ration quotidienne : riz blanc 450 g ; légumes verts. Pas de riz rouge, pas de soja. Deux décès environ par mois mais ce chiffre peu élevé est en « trompe l’œil ». En fait tous les « morituri » sont évacués sur l’hôpital provincial d’Haïduong qui est une formation civile vietnamienne.” Il met en cause le système de kapo, l’insuffisance d’infirmiers et préconise la libération des innocents (enquêtes trop longues) et des malades.
Le 9 juillet 1954, dans le cadre de la préparation des accords de Genève, il est demandé la liste nominative des prisonniers de guerre malades ou blessés susceptibles d’être échangés (en évitant les personnes dont l’état peut donner lieu à critiques). Le 11 mars 1955, le général de Beaufort se dit embarrassé de devoir remettre la liste nominative des prisonniers vietnamiens du fait qu’officiellement 4 500 détenus sont morts en captivité, mais que “des renseignements officieux donnés par l’officier de la commission mixte centrale chargé de ce problème, me permettent de penser que le nombre de PGI décédés ou exécutés dépasse au total 9 000. […] Enfin, il m’a été, d’autre part, rendu compte de ce que les registres des camps et prisons faisaient mention d’un grand nombre d’exécutions, surtout au cours des années 1952 et 1953. Dans ces conditions, j’ai l’honneur de vous demander : 1) Que des mesures soient prises pour que les registres des prisons et des camps soient mis à l’abri de toute indiscrétion 2) de m’autoriser à essayer d’éviter un échange des listes de PGI décédés”.
Des militaires des troupes françaises sont également prisonniers
Les conditions de vie dans les camps du Viêt-Minh sont très difficiles, surtout dans ceux réservés à la troupe. Ces camps sans barbelés, sans sentinelles armées se trouvent dans la jungle, qui les garde, sur les hauts plateaux dans un climat malsain qui entraîne de nombreux décès. Les prisonniers sont dans un dénuement total, sans nouvelle de la Croix Rouge. Ils construisent eux-mêmes leurs paillotes en bambou. Les anciens prisonniers de ces camps dénoncent les conditions sanitaires, mais nient avoir subi de mauvais traitements ou d’en avoir eu connaissance. Rapporté et conservé par l’Association Républicaine des Anciens Combattants : “Il y avait une infirmerie, une morgue, un baraquement cuisine, une paillote centrale destinée aux bureaux du « Comité de paix et de rapatriement » et du « journal du camp », une place pour les rassemblements pour les « feux de camp » et les « séances politiques », les « meetings », un jardin potager. […] La ration quotidienne était de 600gr de riz, des légumes, très peu de sel, pas de viande, une décoction de feuilles de goyavier pour boisson. […] Le climat tropical favorisait le développement des maladies exotiques : dysenterie, paludisme, malaria, typhus, béribéri, dengue, etc. On peut ajouter : les dartres annamites, la gale, les ascaris, […] les piqûres d’insectes, les rats et les sangsues qui s’installaient partout. […] Celui qui arrivait à s’acclimater dans les six à huit mois pouvait espérer tenir, à condition bien entendu qu’il maintienne une activité physique, de strictes mesures d’hygiène, qu’il mange et qu’il garde un certain moral. […] La fraternité existait peu, surtout entre les Européens. […] Le soir, au moins une fois par semaine, des séances de discussion, de critique et d’autocritique sur le travail, des séances politiques sur les thèmes du colonialisme, des guerres coloniales, de la paix en Indochine, du rapatriement du corps expéditionnaire, etc.”
Le camp 113 est particulièrement connu du fait de la présence dans ce camp de Georges Boudarel, un ancien professeur de philosophie au lycée Marie-Curie à Saïgon. Communiste, il a rejoint le Viêt-Minh en 1950. Boudarel a une fonction d’éducateur politique dans ce camp (commissaire politique). Plusieurs anciens prisonniers confirment le rôle purement idéologique dans le travail politique de Boudarel, son aide à mettre en œuvre des activités culturelles (journal, bibliothèque) et souligne son humanité, son souci de soutenir les uns ou les autres. Les résultats ne sont pas tangibles. Les témoignages font état de rêveries déconnectant l’auditeur du discours de Boudarel ou encore d’interventions opposées à la thèse du professeur qui n’ont eu comme conséquence qu’un bougonnement de celui-ci. On est loin d’un “lavage de cerveau”. Appelé sous les drapeaux, il est considéré comme déserteur par la France et condamné à mort par contumace. Après l’amnistie de 1966 (2), il rentre en France et devient assistant de faculté à Paris.
En 1991, Jean-Jacques Beucler, ancien prisonnier dans un camp du Viêt-Minh l’accuse de violences. Jean Robert, prisonnier dans le camp 113 à cette époque, convainc Jean-Luc Einaudi de la fausseté des accusations de “tortionnaire” et de “matraqueur” que subit Boudarel de la part de l’extrême droite et d’une partie des médias. Suivra une longue série de procédures qui se termineront par des non-lieux.
Conclusion personnelle
Pour moi, la lecture de ce livre est entrée en résonance avec les divers livres que je connaissais sur la guerre d’Algérie, sur la colonisation. On rencontre dans ce livre le lieutenant-colonel Jacques Massu, le capitaine Roger Trinquier dans des contre-maquis derrière les lignes Viêt-Minh, mais aussi le général Raoul Salan qui parle déjà de lutte contre-insurrectionnelle où la torture est centrale et le lieutenant-colonel Marcel Bigeard, futur inventeur des crevettes-Bigeard. La guerre du Vietnam menée par les États-Unis, que j’avais combattue dans le Comité Vietnam-National, avait relégué la première guerre du Vietnam au second plan. Bien sûr, le livre de Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, a fait le lien entre les méthodes de la “guerre révolutionnaire” menée par l’armée française en Indochine, méthodes perfectionnées pendant la guerre d’Algérie et, par la suite, transmises pour l’usage des dictatures en Amérique latine. Construit entièrement par des témoignages très violents, le choix d’Einaudi met en lumière le caractère criminel des armées coloniales.
Personnellement, je peux ajouter deux témoignages. Incorporé dans le Génie en 1971, j’ai eu l’occasion de voir, exhibée par un adjudant-chef de retour d’une opération au Tchad, la photo de lui tenant par les cheveux une tête humaine dans chaque main. Me trouvant avec ma compagnie au champ de tir, un sous-lieutenant se moquait de notre maladresse au pistolet-mitrailleur. Après avoir réussi son tir, il dit fièrement : “En Algérie, j’ai eu un fellaga d’une rafale comme ça, en diagonale, dans le dos”. Moi : “Dans le dos”. Un froid.
Dans ce livre, de nombreux actes de militaires me donnent à penser qu’ils relèvent de la psychopathie. Cela ne discrédite en rien la fonction de l’armée (défensive comme offensive) : tuer, détruire, soumettre. À propos de l’actuelle bataille dans le Donbass, Michel Goya, dans La voie de l’épée, écrit le 18 févier 2023 : “Pour détruire une armée, on ne connaît guère d’autres modes opératoires que l’attrition ou l’anéantissement. On se bat en essayant d’infliger bien plus de pertes à l’ennemi qu’à soi-même ou bien on essaie de disloquer le dispositif d’une grande unité afin de lui faire perdre sa cohérence”.
Enfin, les maquisards et les soldats du Viêt-Minh tuent des soldats du corps expéditionnaire dans des embuscades, bombardent et tuent pour prendre d’assaut les points fortifiés édifiés par l’armée française. Pour autant, leur comportement à l’égard des prisonniers n’est absolument pas comparable. Surtout, leur but de guerre est bien supérieur à celui des troupes françaises qui, petit à petit, ne comprennent plus pour quoi elles se battent.
Une leçon d’histoire qui exprime crûment ce qui est le plus souvent présenté sous un vocable édulcoré : pacifier, neutraliser, interrogatoire poussé, pertes, etc.
Michel Bonnard, 05 mars 2023
♦ Viêt-Nam ! La guerre d’Indochine, 1945-1954, Jean-Luc Einaudi, Le Cherche-Midi, 2001, 261p., 17,75 €.
(1) Pour en savoir plus : https://www.persee.fr/doc/ihtp_0769-4504_1996_num_34_1_2365
(2) “Sont amnistiés de plein droit tous crimes ou délits commis en liaison avec les événements consécutifs à l’insurrection vietnamienne et antérieurement au 1er octobre 1957”.