Ce petit livre trace le paysage idéologique et politique de la société française et de son État dans la période actuelle qui se caractérise par de nombreuses et puissantes tensions et où la menace fasciste est réelle.
Les auteurs définissent le fascisme comme “un projet politique de « régénération » d’une communauté imaginaire supposant une opération de purification“. Ils explorent les niveaux de l’avancée de cette force qui se dit “capable de défier le « système » mais aussi de rétablir « la loi et l’ordre »”. Quelles sont les conditions favorables à sa montée en puissance ? “Son ascension se mène sur fond de crise structurelle du capitalisme, d’instabilité économique, de frustrations populaires, d’approfondissement des antagonismes sociaux et de panique identitaire”.
Une situation conflictuelle
L’idée principale de ce livre est que la société est entrée dans une phase de fascisation dont l’aboutissement possible est le fascisme. Les signaux sont multiples et minutieusement répertoriés, analysés pour les conséquences qui en découlent. Quelques-uns de ces signaux : attaques contre des migrant·es et des militant·es de gauche, réseaux de groupes néonazis dans l’armée, tribune où des généraux envisagent la possibilité d’un coup d’État, propos racistes libérés et systématiques dans certains médias, demande d’un syndicat policier d’avoir le droit de tirer pour maintenir l’ordre, etc.
D’une part, l’ordre républicain part en sucette. Le FN/RN, instrumentalisé depuis Mitterrand, bénéficie du soutien des patrons de presse qui lui impriment un profil “respectable”. La police mutile et la pression qu’elle exerce sur les manifestant·es tend à intimider les citoyen·nes. Le pouvoir restreint les droits et les libertés et, plus particulièrement, déshumanise les réfugié·es. Le personnel politique se distingue par des affaires qui délégitiment sa fonction. L’exercice du pouvoir, à tous les niveaux, est massivement l’objet de défiance.
D’autre part, victime de violences dans tous les domaines, la société va mal. La précarité dans le travail, son intensification et son morcellement sont causes de souffrance. La réduction de l’offre de soin et d’éducation, et la réduction des aides au logement renforcent le mal-être et les difficultés pour les plus faibles. Les restrictions passées et à venir dans le domaine des retraites brisent les attentes d’une large majorité et surtout des plus pauvres. La répression brutale de toute contestation par la police et la justice remplace le débat politique qui n’a même plus vraiment lieu au Parlement. Les lois répressives se succèdent en même temps que les libertés sont réduites. L’État de droit fléchit quand les états d’exception se répètent, se reconduisent et, à la fin, entrent dans le droit commun. Les attentats islamistes sont l’occasion de jeter l’opprobre sur les musulman·es et les militant·es antiracistes, boucs-émissaires de la stratégie du choc menée par le pouvoir.
Macron applique “méthodiquement une politique de droite, offensive et déterminée”, expression de la guerre de classe menée par le capital au détriment du travail. Ainsi, il pratique une politique autoritariste en promouvant des contre-réformes dans les domaines les plus variés. Le quinquennat de Macron est marqué par les coups de force et par le mépris. Mépris de classe à l’adresse des couches populaires et mépris de la démocratie. Devenant l’interface entre les dirigeant·es et les dirigé·es, la police se conduit de plus en plus en corps autonome.
Les auteurs soulignent que cette politique néolibérale vient de loin et citent Jacques Delors, président de la Commission européenne en 1985 : “Tous les pays sont engagés de gré ou de force dans une bataille joyeuse et sauvage”. Il ajoutait : “Une société progresse aussi par ses inégalités” et les patrons seront “les meneurs de la marche forcée vers le futur”. Ou encore : “La gauche en France a bien payé de sa personne en s’efforçant de réhabiliter le marché, l’entreprise et les patrons, en donnant vie à l’épargne boursière, en livrant la chasse au mythe de l’anticapitalisme”. Et pour terminer : “Il faudra bien en finir avec ce tabou de la protection sociale absolue et égale pour tous” (écho aux attaques portées désormais contre l’assurance chômage et la sécurité sociale). Il n’est donc guère surprenant de voir le consensus bipartisan qui est la marque du macronisme.
Un processus de fascisation
La situation actuelle de crise sociale, politique, écologique et idéologique est favorable à la montée du fascisme : c’est la phase de fascisation antérieure à la prise du pouvoir. Le durcissement autoritaire et la montée du racisme en sont les principales caractéristiques. Cela se manifeste par des transformations mortifères de la société et de l’État, processus favorisant l’accès des fascistes au pouvoir et créant les conditions de la construction d’un État fasciste.
Le cours autoritaire que prend l’État apparaît lorsque la police attaque les cortèges, nasse les manifestant·es pour soi-disant empêcher préventivement les troubles. Cette volonté de provoquer des affrontements constitue une continuation de la répression que subissent les habitant·es des quartiers populaires depuis longtemps. Cet autoritarisme d’État est clairement lié au racisme depuis la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école jusqu’à la loi récente contre le “séparatisme”. La brutalité de la police est liée aussi au fait que l’État est affaibli et qu’il est donc de plus en plus dépendant de sa police qui gagne en autonomie et agit comme force politique de pression sur les gouvernant·es, les journalistes, les hommes et les femmes politiques (voir le défilé des responsables de partis à la manifestation de policiers devant l’Assemblée nationale le 19 mai 2021). Les syndicats de police constituent ainsi des acteurs importants de cette fascisation. De plus, 67 % des policier·es actifs ont voté Le Pen en 2017 au second tour. Le passé impérial de la France a été marqué par la domination et le racisme et a créé “un « ensauvagement » de la classe dominante”. Ainsi, les auteurs citent Aimé Césaire : “Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le révéler aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a eu au Vietnam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent mais sûr de l’ensauvagement du continent”.
La radicalisation du socle électoral des fascistes s’approfondit grâce aux diatribes des Zemmour, Soral, Messiha, Valeurs actuelles, Renaud Camus, etc. Leur base idéologique passe par la reprise en boucle du grand remplacement et du “racisme anti-blanc” qui pénètre des couches sociales nouvelles. Ainsi Michel Onfray rejoint ce thème de l’extrême droite et déclare dans Front populaire (9 juin 2020) : “Nous sommes dans un régime communautariste et racialiste anti-blanc, autrement dit un apartheid inversé”.
Les auteurs précisent : “Comprendre le fascisme suppose donc de saisir à la fois les processus qui favorisent son ascension et les moments de rupture où celui-ci peut développer son audience voire s’emparer du pouvoir, en somme la durée et l’événement”. Le fascisme est présent au sens où se développent des éléments de fascisation, idéologiques et institutionnels. Il dérive de la crise d’hégémonie et du durcissement des affrontements sociaux face à l’intransigeance de la classe dominante. Aussi, si le camp de l’émancipation n’est pas capable de conquérir des positions par temps de stabilité politique et de gagner de larges segments du corps social à la défense des libertés publiques, il ne pourra pas entraver la marche au fascisme.
La conquête du pouvoir par les fascistes n’a jamais décillé les yeux de personne et a toujours décuplé leurs moyens. Pour autant, la prise du pouvoir politique ne suffit pas car il lui faut contrôler l’État et le pouvoir social dévolu au capitalisme. “Sans l’émergence d’une alternative politique du côté des mouvements d’émancipation ou, a minima, sans de puissantes luttes sociales l’engrenage se met en place : plus les fascistes profitent de la crise politique pour élargir leur audience, plus les politiciens au pouvoir sont amenés à aller sur leur terrain”.
Résister pour s’émanciper
Les auteur·es sont très clair·es. La démocratie est en danger, mais cette démocratie est celle des dominants, c’est, entre autres, la raison pour laquelle elle ne fait plus recette aux élections. À partir de la défense de la démocratie, il faut passer à sa conquête. La démocratie bourgeoise organisée pour garantir le pouvoir du capital est exercée au désavantage de la population : quel contrôle sur la vie économique, sociale et environnementale cette dernière a-t-elle ? La démocratie populaire n’existe que par la possibilité de discuter, élaborer et décider collectivement comme cela se pratique dans les comités de grève, les comités d’action, les coopératives, etc. À un niveau supérieur, de la Commune de Paris aux soviets russes de 1905 et 1917 jusqu’à l’expérience communaliste du Rojava ou des conseils d’usine dans l’Italie de 1919-1920, les formes de démocraties populaires montrent que les transformations sociales passent d’abord par l’auto-détermination des populations. Alors, conquérir la démocratie comme pouvoir du peuple suppose la rupture avec le capitalisme. Et, pour ce faire, réaliser une mobilisation de haute intensité.
Les auteur·es dénoncent comme utopies les propositions de réformes telles que “démocratiser l’Europe”, “démocratiser l’entreprise”, etc. sachant que cela repose sur le déni des rapports de pouvoir réels. Le capitalisme et les institutions politiques qui l’accompagnent ne peuvent pas être transformés de l’intérieur de ces institutions. Ils ajoutent : “On ne saurait engager une transformation sociale radicale, que ce soit sous la forme d’une expérience gouvernementale ou d’une expérimentation locale, sans prendre au sérieux l’épreuve de force – d’une intensité difficilement imaginable – que cela suppose avec la classe dominante. […] On n’échappera donc pas à la nécessité de bâtir une forme de pouvoir alternatif à celui des possédants et, de ce point de vue, on ne pourra se contenter de prendre possession de la vieille machinerie d’État […]”.
En attendant, l’urgence est la sauvegarde des libertés publiques et des droits sociaux. Pour autant, ces combats défensifs ne prennent pleinement leur sens qu’à la condition d’être partie prenante de la lutte pour une société libérée de l’exploitation et de l’oppression.
L’action antifasciste ne doit pas se limiter à une action défensive et d’auto-défense face aux groupuscules fascistes. L’antifascisme passe par la lutte idéologique et politique, unitaire, et par l’action des classes populaires, en phase avec les luttes anticapitalistes, féministes, antiracistes et écologistes, pour enrayer ce qui fait prospérer l’enracinement des fascistes . L’antifascisme est “le nom que prend la politique d’émancipation quand l’adversaire mène une lutte tous azimuts”.
Michel Bonnard, 14-10-2021
Face à la menace fasciste, Ludivine Bantigny et Ugo Paletha, Les éditions Textuel, 2021.
À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr).