Émancipation


tendance intersyndicale

Luttes de femmes, lutte de classe

L’ouvrage dresse un panorama des combats féministes des 50 dernières années, en France, et surtout à Paris, la capitale reflétant les mobilisations hexagonales. Les influences américaines (USA, Québec, Amérique latine) sont cependant mentionnées, ainsi que les mouvements européens.

Après un bref cadrage sur la situation politique internationale et française, gaullisme et guerre d’Algérie, grèves ouvrières dures avant 1968, le livre évoque la création du MLF dans le sillage, et dans l’esprit de Mai 68. Plusieurs tendances émergent d’emblée, l’une héritée de Simone de Beauvoir, une autre qui promeut la différence et la créativité féminine (Psychanalyse et Politique) et celle qui s’exprime dans le livre, en lien à la lutte des classes. Ces dernières militantes appartiennent également à la JCR, ou à d’autres organisations d’extrême gauche (Ligue Communiste, Révolution…) et s’impliquent syndicalement.

Un demi-siècle d’engagement

Le point de vue est celui d’une tendance “lutte de classes” du féminisme affirmée dans des journaux, des tracts, des revues, des manifestations et actions variées (quelques photos et documents émaillent le récit). Coordonné par Suzy Rojtman, il fait entendre une pluralité de voix, témoignages militants et recherches universitaires, essentiellement féminines (un seul contributeur). Les contributions proviennent surtout de colloques mais plusieurs chapitres synthétisent le récit d’un demi-siècle d’engagement. Pour qui a vécu les cinq dernières décennies, d’intenses moments de luttes reviennent en mémoire : grandes manifestations pour la liberté de l’avortement, projections clandestines du film Histoire d’A, création du MLAC, soutien emblématique aux LIP, à Besançon, où les nombreuses ouvrières sont mobilisées contre la fermeture de leur usine dans un mouvement syndical dont la direction leur échappe encore. Monique Piton relatera son expérience dans un livre : C’est possible ! Une femme au cœur de la lutte de Lip. Aux chèques postaux, lors des grandes grèves de 1974, ou dans les banques, les femmes, majoritaires, vont prendre leur place. Dans des bastions plus masculins, comme celui des usines Renault, des “établies” vont réussir à s’exprimer, liant syndicalisme et féminisme, en particulier Fabienne Lauret.

Un aspect informel

Ce qui caractérise les mouvements féministes, c’est souvent leur aspect informel, il s’agit de groupes, de collectifs ou de coordinations sans hiérarchie ni structuration importante, une nébuleuse naît d’abord du besoin de rencontres, de prise de conscience et de partage d’expériences ; les mouvements durent quelques années puis disparaissent, à la différence des organes qui structurent la vie politique et sociale du pays, partis, syndicats, organisations d’extrême gauche. Les associations Loi 1901 offrent une grande souplesse, et répondent aux volontés de regroupements spécifiques de femmes lesbiennes, de femmes noires, immigrées… Les luttes féministes ne cessent jamais ; cependant, la recomposition est permanente, les formes diverses selon les urgences du moment.

L’institutionnalisation du féminisme

Après les années 70, très combatives, la décennie suivante voit l’institutionnalisation du féminisme : avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, des lois de plus en plus favorables à l’égalité entre les hommes et les femmes sont votées ; pourtant les avancées législatives ne se traduisent pas toujours dans les faits, qu’il s’agisse des salaires ou du viol, des violences dont les femmes sont victimes et dont les auteurs échappent souvent à la Justice. Des militantes expriment dans de passionnants récits les résistances masculines dans les partis et les syndicats. L’héritage stalinien au PC et à la CGT, l’héritage catholique à la CFDT pèsent lourdement sur les mentalités. Le Parti Socialiste marginalise et ostracise les tendances féministes, et, globalement, les hommes n’ont nulle envie de partager leur pouvoir. La parité demeure aussi un combat. L’existence de groupes femmes non mixtes aidera à la prise de parole féminine et à l’évolution de la société.

De nouveaux combats

En 1995, le regain du mouvement social s’accompagne d’une nouvelle mobilisation féministe. Au XXIe siècle, les politiques libérales et l’ascension de l’extrême droite entraînent de nouveaux combats, notamment antiracistes. Le cumul des oppressions liées au sexe, à la classe sociale et à l’origine, à la couleur de peau, prend une grande acuité. Les questions de la pauvreté et de la précarité sont centrales. Les revendications s’expriment par des marches mondiales, des appels à la grève spécifique, des journées de mobilisation le 8 mars ; de nouveaux modes d’expression par les réseaux sociaux permettent de mobiliser des professions particulièrement défavorisées, par exemple les AVS (auxiliaires de vie scolaire) devenues AESH ( accompagnantes d’élèves en situation de handicap), faiblement rémunérées, peu formées, employées à temps partiel et sous contrat précaire, dans l’Éducation nationale : elles aspirent à la reconnaissance d’un métier dont l’utilité sociale est avérée.

L’extrême division du mouvement

Si toutes les féministes luttent contre la domination masculine et le patriarcat, il faut souligner l’extrême division du mouvement. En 1979, la tendance “Psychanalyse et politique” dépose le sigle MLF et s’approprie ainsi un mouvement qui devrait appartenir à toutes. Les clivages sont importants entre les féministes universalistes qui réclament l’abolition de la prostitution, rejettent la GPA (gestation pour autrui), refusent la pornographie, exigent de l’État des cadres protecteurs et celles qui, au nom de la liberté individuelle, prônent pornographie féministe ou prostitution choisie. Le voile islamique, instrument d’oppression pour les unes, est considéré par les autres comme le choix d’une identité revendiquée. Il existe donc des féminismes, à la tendance “lutte de classe” et à ses exigences d’émancipation sociale et collective s’oppose une tendance libertaire et libérale qui s’accommode du commerce du sexe et n’entend pas en réserver la jouissance aux seuls machistes. Les divers courants se déchirent parfois violemment, et le mérite de l’ouvrage consiste à n’occulter aucun débat. Les références bibliographiques sont toutefois celles de la tendance lutte de classe, Cahiers du féminisme notamment. Il serait dommage, à mon avis, d’oublier l’apport remarquable des Éditions des Femmes à la cause féministe dans les années 70 en raison des conflits ultérieurs. La question de l’intersectionnalité est également posée : si la complexité et la multiplicité des oppressions est reconnue, il faut éviter de focaliser uniquement sur l’héritage du colonialisme ou l’origine ethnique.

Un large spectre à enrichir

L’actualité la plus récente est abordée avec et la dénonciation des violences sexistes et de l’inceste dans les milieux médiatiques et politiques. Il faut noter aussi que les droits restent fragiles, en matière d’avortement notamment (attaques de commandos anti-IVG naguère, régressions législatives Outre-Atlantique aujourd’hui…). Il est évidemment impossible de prétendre brosser une histoire complète de cinquante ans de luttes, celles des infirmières sont relatées ; Suzy Rojtman couvre un large spectre, qui serait sans doute à enrichir et à compléter par des témoignages d’autres travailleuses (enseignement, services à la personne, commerce, nettoyage…, des secteurs où les mobilisations n’ont pas manqué). À l’avenir les liens se créeront entre écologie et féminisme. De nouvelles pages féministes vont s’écrire.

Marie-Noëlle Hopital

Féministes Luttes de femmes, lutte de classes, Suzy Rojtman, éditions Syllepse, 2022, 368 pages, 20 €.

À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr


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