Émancipation


tendance intersyndicale

Le Quinconce

Voilà un roman qui court sur cinq tomes et qui n’a pas bénéficié de l’intérêt de la critique de Télérama, ni de l’engouement cette année du “grand” public et pourtant !

Seul·es les amateur·es de littérature et d’intrigue se sont enthousiasmé·es de sa parution en France, passée presque inaperçue en 2003, lors de la première publication, et relancée en 2010 au moment de la publication du tome V.

Il a été pourtant qualifié par la critique de “à la fois roman picaresque et fable initiatique convoquant les talents de Dickens et de Shakespeare” ou d’“œuvre démesurée et envoûtante : vrai triomphe du romanesque”.

Roman envoûtant, addictif

Et, de fait, le roman est envoûtant, addictif, porté par un souffle romanesque ; une fois commencé on a du mal à le lâcher, piégé·e par l’apparente tranquillité du début, puis tenu en haleine par la mise en route de l’intrigue qui se déroule, savamment distillée, et dont la lecture est comparable à celle d’ouvrages tels Le nom de la rose ou le Da Vinci code.

Ce texte de 1451 pages, a été conçu, à partir de 1970, durant une grosse décennie par un professeur de littérature anglaise d’une université écossaise, Charles Palliser, qui avoue un “amour de longue date pour la fiction romanesque, […] pour ces romans où le récit n’a pas honte de tenir le haut du pavé, où l’auteur prend un malin plaisir à taquiner les nerfs du lecteur en distillant savamment le venin du mystère [tel] Wilkie Collins” (1) et bien sûr, son amour, tout aussi “exclusif… voué à Dickens”.

Un thème simple

Le thème du Quinconce est simple : un jeune garçon et sa mère vivant à la campagne dans un bonheur tranquille au début du XIXe siècle, sont jetés dans la tourmente et devront affronter mille périls, les conduisant à la misère…

Le personnage principal, John Huffam, (et le lecteur) prend petit à petit conscience qu’il est en butte à un sombre complot ourdi contre sa liberté et sa vie, en raison de son ascendance et surtout parce qu’il est héritier potentiel d’un grand domaine foncier le Hougham.

Quelques clés de la construction du roman et des buts de l’auteur

Dans une postface de 55 pages, Il donne quelques clés de la construction de son roman et de ses buts. D’abord il avance qu’il a “toujours été fasciné par la mécanique de la narration, curieux du fonctionnement des rouages qui assurent le mouvement du récit” et même s’il est fasciné par les récits victoriens ou par les romans “à sensations” de Collins, pas question, cependant, pour lui “d’imiter passivement” ces romans mais plutôt de dévoyer le récit victorien, “d’en modifier les perspectives, et qui sait, d’en proposer une vision critique”.

L’auteur utilise toutes les techniques offertes par le narrateur omniscient, récit à la troisième personne, mais aussi assuré par le personnage principal, John, et parfois par un mystérieux narrateur, accès à la psychologie des personnages, à leurs pensées et réflexions, commentaires et adresse du narrateur aux lecteur·trices.

Parmi les clés données dans la postface, Charles Palisser indique qu’il a volontairement rompu le “contrat tacite” sur lequel repose le roman classique à partir du XIXe siècle, pacte de confiance entre l’auteur et le·la lecteur·trice, qui implique que l’auteur “finira par révéler les intentions sous-jacentes et les dessous de l’intrigue”, ce qu’il ne fait pas.

Il livre un récit qui “[peut] à première vue se lire comme un roman victorien” mais dans lequel les thèmes absents par principe dans celui-ci, en seraient partie prenante : “la folie humaine, les lieux de débauches, le quotidien des pauvres”.

Grand amateur de Dickens

Donc, Le Quinconce ne peut se réduire à un palpitant récit victorien mené autour d’une intrigue, car Charles Palisser est aussi un grand amateur des romans de Dickens dans lesquels “règnent la terreur, la folie, la cruauté ; dont les héros sont presque toujours des réprouvés” et a connaissance des quatre volumes de Henry Mayhew, London Labour and London Poor, qui donnent “à entendre les témoignages collectés auprès du petit peuple de la rue” ouvrage restituant “avec une cruauté extraordinaire [des] histoires de souffrance et d’injustice”.

Ce qui, dit Palliser, lui inspira l’idée d’évoquer l’horreur des rues de Londres et de “donner à [son] tour la parole à des témoins anonymes, si longtemps réduits au silence”, mais aussi de rendre aux oreilles contemporaines “le grain si particulier de leur parler”.

Et, en effet, il faut aussi évoquer la langue, superbe, qui irrigue ce récit, langue soutenue, mais d’accès aisé, même si la structure de la phrase et le vocabulaire, riche, étendu, précis, (notamment en droit successoral) peut dans un premier temps dérouter ; écriture entrecoupée de dialogues en “parler populaire”, truffée d’argots et d’expressions contemporaines au peuple de la rue de cette époque.

Une intrigue qui semble se dérober au fur et à mesure de la lecture

Le développement narratif amène généralement des personnages à faire des découvertes grâce auxquelles le·la lecteur·trice apprend de plus en plus, à mesure que le récit progresse.

Lecteur·trice, donc, qui à l’aide à la fois de ces découvertes de lecture, mais aussi des prolepses disséminées par le narrateur, pense, bien à tort, en savoir plus que le personnage principal, et avancer dans la résolution de l’intrigue qui pourtant semble se dérober de tome en tome au fur et à mesure de la lecture, ce qui ne peut que ravir les amateurs de résolution d’intrigue.

Une structure organisant le récit

Le roman a une structure quintuple, comme celle du quinconce, dont l’idée est venue à l’auteur alors qu’il cherchait une structure, un “schéma fixe et arbitraire susceptible d’imposer sa grille à tous les niveaux” pour organiser le récit qui se fait autour des cinq familles qui se disputent le domaine.

Constatant que le premier livre “[peut] aisément se répartir en vingt-cinq chapitres, j’en vins à introduire dans mon plan une hiérarchie intermédiaire : chaque livre se composerait de cinq parties de cinq chapitres chacune”.

La clé de cette histoire, la résolution de l’intrigue, aurait dû se loger d’ailleurs au centre exact du récit, dans le chapitre médian de l’ouvrage.

Cette structuration autour d’un quinconce lui a, de même, donné un titre parfait, ainsi qu’un motif organisé autour de trois couleurs, pour représenter les armes des cinq familles, déclinaison composant une énigme que John devra déchiffrer à un des moments les plus palpitants du récit.

Roman d’aventure, historique, initiatique, politique

Le Quinconce peut s’aborder de plusieurs manières, puisqu’il est tout à la fois :

– roman d’aventure, palpitant, remarquablement écrit, dont l’intrigue bien construite, tient en haleine jusqu’au bout alors même qu’elle déjoue au fur et à mesure toutes les hypothèses, les unes après les autres ;

– roman historique ensuite, qui décrit avec une grande précision une Angleterre impitoyable des débuts de la Révolution Industrielle et les ravages qu’elle provoque, roman qui s’ouvre sur la campagne anglaise du XIXe siècle et se poursuit dans un Londres des faubourgs populaires, misérables, noyés dans le fog provoqué par l’Industrie et dont les lieux cités, parcourus par les personnages, correspondent exactement à la toponymie et la topographie du début du XIXe ;

– roman initiatique et philosophique qui raconte l’enfance puis l’adolescence d’un enfant qui est confronté au mal, à la trahison et qui subit toutes sortes d’épreuves l’amenant à construire un jugement sur la vie, la morale, le bien et le mal ;

– roman politique avec l’intervention de débats sur des sujets moraux et politiques, le rapport entre économie et morale (la New Poor Law de1834, le Malthusianisme…) qui résonnaient avec le moment de l’écriture du roman, à la fin de 1980, parce que redevenus d’actualité (durant la période Thatcher) lors de la remise en question du rôle de l’État-Providence chargé de venir en aide aux plus défavorisé·es de la société, débat loin d’être épuisé puisque à nouveau d’actualité, de nos jours, 40 ans après.

Objet littéraire et d’analyse

Enfin objet littéraire, objet d’analyse autour des mécaniques de la narration, de la structure narrative, de la distinction entre récit et intrigue que théorise Palliser dans sa postface, de la rupture du pacte auteur/lecteur.

Analyse des intentions de l’auteur, de la manière dont il utilise le sous texte pour proposer une solution alternative de résolution à l’intrigue, et surtout absence de clé de résolution.

Sans compter les différentes pistes données par l’auteur dans sa postface.

Bernard Foulon

Le Quinconce, Charles Palliser, Tome I à V, Libretto, 2015, 9,70 à 12,80 €.

À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr

(1) Auteur de La Femme en blanc et La Pierre de lune (1860) qui possèdent une structure narrative inhabituelle, proche du roman épistolaire. Les différentes parties du livre ont des narrateurs distincts, chacun doté d’une voix propre. Ses écrits étaient qualifiés à l’époque de “romans à sensation”, un genre précurseur du roman policier et du roman à suspense, mais contenant une critique sociale plus développée.


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