Nous avons rencontré Maryse Jaspard lors de la présentation de l’exposition “1990-2020 – 30 ans de luttes contre les violences faites aux femmes en France”, exposition qu’elle a réalisée cette année.
L’Émancipation : Peux-tu nous en dire plus sur ton parcours professionnel et militant ?
Maryse Jaspard : Mes parcours professionnel et militant s’entrecroisent, voire se confondent. Tout commence à mon arrivée à Paris à la rentrée d’octobre 1967 pour y poursuivre des études de sociologie à la Sorbonne, interrompues à Poitiers, en l’absence d’étudiant·es ! Je suis déjà mariée et mère de famille, “faute” de liberté sexuelle et de contraception ! Déjà sur les rails de mai 1968, et du MLF ! Une vraie chance de me trouver là, au bon endroit, au bon moment, qui va changer ma vie avec celle de millions d’autres femmes ! Car le MLF ce n’était pas seulement de idées idéelles, c’était vital : s’approprier son corps et devenir un être à part entière pour ne plus être “la femme de”. Le fait de vivre dans une cité universitaire qui comprenait des bâtiments de couples “légitimes” avec enfants, a été un facteur très favorable à mon engagement militant tant au MLF en créant et pérennisant un groupe de paroles (groupes structurants du mouvement), puis au MLAC en menant des actions fortes notamment dans la lutte pour la dépénalisation de l’avortement dans le début des années 1970. Or fin 1969, je suis recrutée à l’université Paris1 Panthéon-Sorbonne comme “assistante”, auxiliaires de l’époque sur lesquel·les reposait le fonctionnement des nouvelles universités. Féministe ! Je suis une enseignante précaire à l’Université où je n’ai pas encore terminé mon doctorat… J’avance masquée car la concurrence est rude déjà et je ne suis pas une “héritière” au sens sociologique du terme (Bourdieu est omniprésent), au sens littéraire non plus ! J’ai besoin d’assurer la survie du ménage, je passerai 40 ans à l’Université Paris 1 !
Dans les années 1980 après les votes définitifs des lois tant espérées, le mouvement des femmes connut une longue période d’hibernation. Comme pour nombre d’entre nous, mon militantisme s’institutionnalise avec ma participation active à des groupes d’études féministes en tant que socio-démographe. Mon travail d’enseignante-chercheuse se recentre sur les rapports sociaux de sexe, la sexualité, la maitrise de la procréation, le sida… la plongée dans l’eau noire des violences à partir de 1997 ! Et je suis encore en immersion… après avoir écrit des ouvrages, de nombreux articles, et assuré environ 200 conférences sur le sujet !
L’Émancipation : En 1997, tu es chargée de la direction de l’ENVEFF (première Enquête Nationale sur les Violences envers les Femmes en France), quel était alors le contexte ? Ce qui est favorable mais aussi les résistances (contexte politique, scientifique et aussi dans le mouvement féministe).
M. J. : À la fin des années 1990, le qualificatif “féministe” est encore une injure, et le “féminisme”, un gros mot ! L’idée même de violences sexistes, de violences spécifiques contre les femmes est de l’ordre de l’impensé. D’autant plus que le phénomène étant complexe et difficile à cerner, il est complètement occulté par l’ensemble du corps social, à l’exception des associations actives dans l’aide aux victimes (AVFT, FNFS, CFCV) (1), de quelques personnalités politiques, et d’acteurs, actrices de terrains institutionnels.
Lorsque l’enquête Enveff est commanditée dès 1997, par le Service des droits des femmes, suite à l’engagement de l’État français, pris en 1995, lors de la conférence internationale des femmes de Pékin, de lutter contre les violences faites aux femmes, l’ensemble de la société est peu sensible à cette question. L’enquête marque en quelque sorte le point de départ politique d’une lutte dont le premier maillon était de cerner la nature et l’ampleur du phénomène.
Depuis plus d’une décennie, les gouvernements successifs ne s’étaient pas dotés de ministère ou secrétariat d’État aux droits des femmes, instances susceptibles d’impulser des politiques ad hoc. La force politique d’un petit service administratif (Droits des femmes), noyé dans le grand ministère de Martine Aubry (Travail, santé, etc.) était ténue, reposant entièrement sur la ténacité de chargées de mission convaincues. Ce, dans un contexte socio-politique et scientifique très hostile : déni du phénomène lui-même et mise en cause de la validité de la mesure quantitative de ces violences. Les grands organismes de recherche susceptibles de mener une telle enquête (Ined, Inserm, Insee) (2) niaient le concept et a fortiori la faisabilité de sa mesure. Les chercheuses féministes étaient réticentes aux approches quantitatives en général.
La mise en œuvre de l’enquête Enveff fut un combat opiniâtre pour les chercheuses de l’équipe et les associations de terrain FNSF, CFCV, AVFT. Révélateur des enjeux de pouvoir autour de la dénonciation de ces violences, nous avons dû affronter une véritable levée de boucliers face à cette recherche mettant en évidence les conséquences de siècles de domination masculine.
Ce fut une grande victoire lorsque le concept de violences contre les femmes fut reconnu en France en 2000 :
• En janvier, lorsque l’enquête Enveff obtient le label du Conseil national de l’information statistique lui accordant statut d’enquête statistique des services publics.
• En décembre, lors de la présentation publique des résultats de l’enquête
Mais trois ans plus tard l’attaque fut aussi inattendue que brutale… Nous en parlerons tout à l’heure !
L’Émancipation : Jusqu’alors, on parlait seulement de femmes battues, cette enquête a pour objectif de “mesurer” le phénomène des violences envers les femmes, mais quelles violences ?
M. J. : En 1997, la perception de la violence est simpliste. Elle se réduit à la violence physique, les femmes sont “battues” dans les “milieux populaires” ; les viols sont commis par des psychopathes et des malfrats dans des lieux “dangereux” pour les femmes, où elles ne devraient pas se trouver ! Les meurtres conjugaux sont des crimes passionnels.
Face à un tel schéma de déni et de stéréotypes erronés, cerner l’ampleur du problème dans toutes ses dimensions représente une gageure. Considérant que “La violence est une atteinte à l’intégrité physique et psychique de la personne” (Nouveau Code pénal,1992), inscrite dans une perspective féministe, l’équipe Enveff construit un cadre de réflexion novateur : “Les fonctions dévolues aux hommes et aux femmes, les systèmes de valeurs auxquels ils se réfèrent construisent des rapports sociaux entre les sexes qui génèrent des formes de violences particulières à l’encontre des femmes : la violence sexiste, la violence sexuelle, la domination dans le couple”. Dans les relations interpersonnelles, “La violence est fondée sur un rapport de force ou de domination qui s’exerce par les brutalités physiques ou mentales entre au moins deux personnes. Il s’agit d’imposer sa volonté à l’autre, de le dominer, au besoin en l’humiliant, en le dévalorisant, le harcelant jusqu’à sa capitulation et sa soumission”.
Dans cette optique, l’enquête (3) a permis d’évaluer la fréquence des divers types de violences interpersonnelles qui s’exercent envers les femmes, à l’âge adulte, dans leurs différents cadres de vie (couple, famille, travail, lieux collectifs). Tous les types de violences, verbales, psychologiques, physiques et sexuelles, ont été pris en compte, quels qu’en soient les auteur·es. Au-delà des fréquences, l’enquête a analysé le contexte familial, social, culturel et économique des situations de violence, ainsi que les processus à l’œuvre.
L’Émancipation : Quels sont les résultats de l’enquête qui ont été les plus difficiles à “faire passer” ?
M. J. : Outre l’ampleur du phénomène, l’importance des violences psychologiques a représenté un apport maximal de l’enquête.
Il fut difficile de faire admettre que le premier lieu des violences était le huis clos conjugal. Pourtant, les chiffres étaient parlants : au cours d’une année une femme sur dix est victime, de violences verbales, psychologiques, physiques ou sexuelles de la part d’un partenaire intime dont 3 % endurent des violences physiques, toujours accompagnées de harcèlement moral et d’insultes et 1 % subissent viols et pratiques sexuelles forcées.
Les conditions d’anonymat ont permis de briser le silence. Deux tiers des victimes n’en n’avaient jamais parlé avant d’être interrogées pendant l’enquête. Libérer la parole est apparu comme la condition première de la lutte contre les violences, d’où le slogan de la campagne nationale de janvier 2001 “Briser le silence”.
Le constat que la violence contre les femmes s’exerce dans tous les milieux sociaux, même si l’exclusion sociale est un facteur aggravant, a entrainé un changement de perception sociale : sortie du ghetto des plus démunies, cette violence concerne toutes les femmes. Ce qui a été diversement apprécié !
En décembre 2000, les premiers résultats firent la une des médias. Les chiffres de l’enquête surprirent par leur ampleur, leur divulgation a accéléré la prise de conscience de l’ensemble du corps social, mais a aussi entraîné des polémiques virulentes.
Ce qui fâchait les détracteurs :
– que tous les milieux sociaux soient concernés ;
– que le huis clos familial soit le premier lieu des violences ;
– la notion même de violences psychologiques ;
– le viol conjugal.
Au printemps 2003, contre toute attente, alors que le livre de synthèse des résultats n’était pas encore publié, la diatribe la plus médiatisée et la plus brutale fut orchestrée par Élisabeth Badinter et Hervé Le Bras, juste au moment de la parution du brûlot antiféministe Fausse route. Caricaturant les résultats de l’enquête Enveff, Élisabeth Badinter fustige un féminisme qui serait devenu victimaire. À la violence de ces attaques, répond le soutien unilatéral de tous les acteurs et actrices concerné·es, politiques, institutionnels, chercheur·es, militant·es, personnels de terrain, mais le mal était fait !
L’Émancipation : Qu’est-ce qui selon toi, a contribué à faire bouger dans l’opinion, l’image des femmes victimes de violences (rôle des luttes, des associations, des mouvements féministes) ?
M. J. : Dans les années 1970, grâce à leur pugnacité et à leur activisme, les militantes féministes ont fait vaciller les bases de la société patriarcale, et se sont élevées contre ceux qui les opprimaient : “Nous sommes exploitées comme objets sexuels, éducatrices, bonnes à tout faire, et main-d’œuvre à bon marché” (Manifeste des Bas rouges). La libéralisation de la contraception et de l’avortement a permis la liberté sexuelle au féminin, sa condition première “Mon corps m’appartient” est le préalable à l’idée même des violences sexuelles ! Une autre révolution majeure du Mouvement des femmes est d’avoir proclamé “Le privé est politique”, la prise en compte des violences privées (en famille et au travail) ces trente dernières années repose sur cet axiome.
La lutte des féministes contre le viol débute en 1978 lors du procès d’Aix jugé en appel à la Cour d’assises pour la requalification en viol, d’un viol collectif qualifié en correctionnelle de coups et blessures. Elle aboutit au vote de la loi de 1980 qui consacre le viol comme crime contre les femmes. Les grandes associations spécifiques de lutte contre les violences envers les femmes s’organisent quelques années plus tard. En 1985, le CFCV est créé par des militantes du Planning Familial, ainsi que l’AVFT, dont le rôle sera essentiel dans l’élaboration de la loi sur le harcèlement sexuel au travail votée en 1992. En 1987, les lieux d’accueil, d’écoute ou d’hébergement des femmes victimes de violences conjugales sont fédérés dans la FNFS qui assure depuis la permanence téléphonique 3919 (numéro actuel).
Au cours des décennies 1980-1990, la question des violences contre les femmes n’est nullement relayée par une mobilisation massive. Mobilisation qui aurait pu nous aider lorsque nous fûmes attaquées.
2003 est une année charnière de la lutte contre les violences faites aux femmes. Dans l’ordre chronologique, en février, à la suite du meurtre de Sohane, 17 ans, brûlée vive dans un local à poubelles d’une cité de Vitry-sur-Seine, les habitant·es descendent dans la rue, la banderole “Ni putes, Ni soumises” ouvre la marche. Le mouvement est né, il reste circonscrit aux jeunes des quartiers. Au printemps l’attaque frontale d’Élisabeth Badinter a pour effet de réveiller les valeurs féministes. Toutefois en juillet 2003, alors que le vacarme s’est estompé, le rapport final de l’enquête est publié dans un silence assourdissant… La mobilisation contre les violences se fait autour d’un fait dramatique : le meurtre de Marie Trintignant sous les coups de son compagnon, Bertrand Cantat. La mobilisation est relayée par des médias qui quelques mois auparavant tiraient à boulets rouges sur les féministes et les résultats de l’enquête Enveff sont repris avec respect !
La réprobation est devenue quasiment unanime, mais il a fallu encore quelques années pour que les jeunes associations féministes intègrent la lutte contre les violences faites aux femmes comme objectif prioritaire. En 2010, Osez le féminisme organise avec Mix-Cité et le CFCV une grande campagne contre le viol, les Femen manifestent à leur façon.
En octobre 2017, l’affaire Weinstein et l’appel du hastag #MeToo font le tour de la planète. Le hastag français #balancetonporc fera long feu mais le mouvement de dénonciations est enclenché et les témoignages affluent de tous les secteurs d’activité jusqu’à l’intrafamilial (inceste).
En 2018, le Collectif # Nous Toutes regroupe des personnes physiques, des associations, des organisations syndicales et politiques. Le temps des grandes mobilisations féministes revient en force, la lutte contre les violences faites aux femmes en étant le principal ressort.
Le relais des médias – en plus maintenant des réseaux sociaux – contribue grandement à façonner l’opinion publique. Par exemple, depuis la publication des statistiques officielles des “morts violentes au sein du couple” (4) en 2006, les médias ont attiré l’attention sur les meurtres conjugaux. Dorénavant la comptabilité des féminicides fait la une des médias et apparait comme un élément essentiel des luttes, au risque toutefois de faire oublier l’ensemble des violences que subissent les femmes dans leurs divers cadres de vie ! Mais depuis #Me Too, les “affaires”, les témoignages alimentent médias et réseaux sociaux donnant une large visibilité à ces questions bien qu’entrainant quelques amalgames et confusions. Il faut une bonne synergie entre médias/réseaux sociaux et militant·es pour changer les images, sans oublier les chercheur·es et acteur·trices de terrain. Il faudrait parler du rôle de l’État, mais ce serait trop long !
L’Émancipation : Les panneaux de cette expo présentent un historique très complet et très attractif de cette lutte, la volonté de transmission est évidente. Qu’est-ce qui te paraît essentiel de transmettre aux jeunes qui n’ont pas connu ces trente dernières années de lutte ?
M. J. : L’essentiel est de replacer la lutte contre les violences dans celle plus globale de la lutte pour l’égalité réelle femmes/hommes. En dépit d’inégalités persistantes, des avancées comme la maitrise de la procréation, l’élévation de leur niveau d’études, l’égalisation de l’activité professionnelle, ont modifié radicalement le regard porté sur les femmes, les rapports sociaux entre les sexes, les violences. Toutefois, les nombreux acquis des 50 dernières années ont donné aux jeunes générations des droits fondamentaux qu’il leur faut défendre, car ils sont remis en cause dans de nombreux pays. Les violences contre les femmes ne sont pas seulement le fait de dérives de pervers narcissiques, et d’histoire individuelles tourmentées, elles sont socio-politiques, un problème de société résultant des représentations sexuées du féminin et du masculin, des inégalités entre les femmes et les hommes, des rôles sociaux assignés à chaque sexe dans les sphères sociales. La parole est le premier pas de la prise en compte des violences mais la lutte est politique, globale et fondamentale. Pour éliminer les violences, il faut se battre pour le respect de l’autre et de sa différence, l’égalité de droit et de fait, la liberté de pensée, d’agir, d’être soi-même, femme ou homme, avec et pour autrui.
C’est parce qu’il y a eu ces luttes politiques des mouvements sociaux, que de nos jours cette violence est devenue intolérable. En forte régression au cours du temps, les violences contre les femmes ont pris des formes différentes liées à l’évolution des rapports sociaux et des représentations. Faire vôtre les vieux slogans “Mon corps m’appartient”, “Le privé est politique !”, “Liberté j’écris ton nom”…
Entretien réalisé par Joëlle Lavoute
(1) AVFT : Association contre les violences faites aux femmes au travail, FNFS : Fédération nationale femmes solidarité, le CFCV : Collectif féministe contre le viol.
(2) Ined : Institut national d’études démographiques, Inserm : Institut national de la santé et de la recherche médicale, Insee : Institut national de la statistique et des études économiques.
(3) Enquête statistique, menée par téléphone, en 2000 auprès d’un échantillon représentatif de 7 000 femmes âgées de 20 à 59 ans.
(4) publiées par la Délégation aux victimes du Ministère de l’Intérieur (DAV).