Pendant près de vingt ans, Véronique Decker a été directrice de l’école élémentaire Freinet Marie Curie, dans la cité scolaire Karl Marx à Bobigny. Depuis 2016 elle partage, à travers ses livres, son expérience et son engagement à la fois pédagogique et social, au service d’enfants le plus souvent démunis. Nous l’avons rencontrée à l’occasion de sa venue à La Rochelle où elle venait débattre.
L’émancipation : Ton dernier livre s’intitule Pour une école publique émancipatrice. On s’attendrait à un long plaidoyer, en défense de propositions pour l’école publique. Or l’ouvrage se présente comme une compilation de 69 chroniques assez courtes (1 à 3 pages). Pourquoi avoir choisi cette forme ?
Véronique Decker : Les textes longs et complexes ne peuvent être lus que par des gens ayant fait des études universitaires. Et puis souvent ce sont des textes qui assènent une position présentée comme seule valable. Moi je souhaite ouvrir le débat, et l’ouvrir avec tout le monde, donc je voulais utiliser une forme (c’est celle des trois livres) qui raconte le réel, avec de petites fables d’une à trois pages, pour provoquer une réflexion sur la place de l’école publique au-delà de l’adage “oh, ces profs, toujours en grève, toujours en vacances”.
L’émancipation : Tu insistes beaucoup sur le fait que tu défends une école publique. Que penses-tu du dualisme scolaire ? Que proposerais-tu concernant les écoles privées ?
V. D. : Il y a une école des riches et une école des pauvres et cela traverse désormais public et privé, puisque les sectorisations scolaires du public, et surtout l’absence de mixité sociale dans la plupart des quartiers a aggravé l’entre-soi social. Je défends une école publique qui accueille et permette à toutes et tous d’apprendre ensemble, et donc en premier l’application intransigeante de la loi SRU, car l’école ne peut pas tout, toute seule. Puis je défends une intégration progressive de toutes les écoles privées dans l’Éducation nationale, avec une sectorisation permettant de ne pas sur-concentrer les difficultés sur le public et les subventions sur le privé. Pour le privé “hors contrat”, je suis favorable à sa suppression pure et simple mais en autorisant au sein du public des écoles “expérimentales”, permettant de tester des fonctionnements avec des élèves et de former des enseignant·es à de nouvelles fonctionnalités.
L’émancipation : Qu’est-ce que pour toi l’émancipation et qu’est-ce qu’une école émancipatrice ? Cette émancipation passe-t-elle uniquement par l’école ?
V. D. : Pour les enfants, l’émancipation passe par l’école et par les associations d’éducation populaire (colos, clubs de sport, ateliers d’arts au conservatoire…). L’émancipation, c’est la transmission qui n’est pas assurée par la famille, qui va au-delà de ce qu’elle apporte, et parfois même qui est contradictoire avec sa transmission. L’enfant doit se construire entre l’assignation de sa famille et l’émancipation que la société doit lui apporter. Il doit pouvoir lire des livres que sa famille ne lui aurait pas achetés, visiter des lieux dans lesquels sa famille ne l’aurait pas emmené, et rencontrer des gens que sa famille n’aurait pas invités.
L’émancipation : Pour toi, peut-on transformer l’école sans transformer la société ?
V. D. : Mais non, évidemment. Mais lorsqu’un homme fait la vaisselle, il ne modifie pas non plus les relations de domination homme/femme. On ne peut pas inventer un socialisme ni dans une seule école, ni dans un seul couple. Ceci dit, en attendant le grand soir, l’enfant qui voit son père faire la vaisselle, la femme qui peut terminer son roman au lieu de nettoyer, la classe qui décide ensemble en réunion de partir en classe verte, l’élève qui est félicité·e d’avoir écrit un texte qui sera choisi et publié, toutes et tous progressent un peu, et de ces avancées naissent des confiances, des audaces, des structures morales qui forgeront solidement les militantes et militants de demain.
L’émancipation : Dans le chapitre “La pyramide de Maslow”, tu critiques l’orientation d’élèves vers les SEGPA. Mais les SEGPA, comme l’ensemble de l’enseignement spécialisé, sont gravement menacées. Que penses-tu de “l’école inclusive” telle qu’elle est aujourd’hui imposée ?
V. D. : Je ne critique pas du tout l’orientation des élèves en SEGPA, je critique tout ce qui s’est passé auparavant et qui conduit les enseignant·es de CM2 à effectuer cette orientation, car le décalage est devenu tel que l’élève souffrirait trop de se retrouver en 6ème ordinaire. Mais si il ou elle avait eu un logement décent, avait été soigné·e lors de ses otites, avait pu bénéficier d’un éveil culturel et langagier en classe de tout petits ou en crèche, s’il y avait eu des orthophonistes en nombre suffisant dans des services gratuits comme les CMPP, peut-être aurait-il/elle pu surmonter les difficultés qui ont terrassé sa scolarité. Je regrette que les services médicaux-sociaux indispensables ne soient plus là et que les SEGPA accueillent parfois des enfants qui n’auraient pas dû y être, en particulier les enfants issu·es des milieux sociaux dits “défavorisés”, c’est-à-dire n’ayant plus accès à un plancher de droits qui prend soin de l’enfance.
Les enfants scolarisé·es en SEGPA (enfant en retard scolaire), en ULIS (enfants handicapé·es), en UPE2A (enfants non francophones) sont les enfants les plus fragiles du système scolaire, et en général, ils ne disposent pas des aides, des appuis, des prises en charges nécessaires pour un parcours scolaire dans lequel ces classes à effectifs allégés seraient suffisantes pour permettre de réels progrès. Les enseignant·es de ces dispositifs font souvent du mieux qu’ils/elles peuvent dans des bricolages de plus en plus acrobatiques entre des normes numérisées et un réel qui peine à y rentrer.
L’émancipation : À propos de la pédagogie Freinet, tu récuses l’expression “pédagogie alternative”. L’alternative ne peut-elle pas être autre chose qu’une bulle isolée de la société, réservée aux riches qui vont à l’école privée ? Faire vivre une alternative pédagogique, n’est-ce pas aussi ouvrir une porte sur une transformation possible de l’école et de la société ?
V. D. : C’est ce que j’ai fait l’essentiel de mon existence : tenter de faire vivre des projets et des fonctionnements coopératifs alternatifs au sein de l’école publique. J’ai eu toute ma vie ou presque toutes les difficultés possibles pour y parvenir et jamais aucun gouvernement n’a aidé réellement les expérimentations : au mieux parfois étaient-elles tolérées, comme à l’époque du CNIRS (Conseil National de l’Innovation et de la Réussite scolaire). Puis… le terme alternatif a été capté par des gens qui souhaitent la promotion d’écoles privées non confessionnelles, mais simplement ségrégatives. On voit fleurir toutes sortes de petites initiatives, de Montessori à Alvarez, et on voit aussi de grands groupes industriels se pourlécher les babines, en attendant la privatisation de moins en moins rampante du “marché” de l’éducation. Ce que Bouygues et Natexys organisent autour des chantiers de construction commence à exister autour de l’éducation.
L’émancipation : Certain·es auteur·es préfèrent parler de “pédagogie radicale”, ou encore de “pédagogies critiques”, pour bien marquer l’opposition aux pédagogies dominantes et montrer qu’elles s’enracinent dans une critique radicale de la société et dans une perspective de transformation sociale. Que penses-tu de ces expressions, de ces courants pédagogiques ?
V. D. : La pédagogie coopérative, sociale, progressiste suit forcément la réflexion politique qui porte les mêmes adjectifs. Mais parfois les “pédagogies critiques” sont surtout des constructions politiques et non des techniques et des actions pédagogiques au service de ces constructions. La grande force de l’ICEM, du mouvement Freinet, c’est d’être un lieu de débat pédagogique, avec des outils, des techniques, des revues pour adultes et pour enfants, des formations, des liens internationaux dans la plupart des pays du monde, et de regrouper en son sein toutes sortes de militantes et militants de diverses causes sociales, écologistes, féministes, plus ou moins radicaux. La radicalité n’est jamais dans le discours seul, la radicalité est dans l’action. Les militant·es Freinet permettent à leurs élèves de produire des écrits, des dessins, des expériences, de les publier, de s’encourager, de s’entraider, de réfléchir ensemble, de s’organiser, de gérer une association d’enfants, de jardiner sans pesticides, de s’interroger sur tous les sujets, et j’aime cette radicalité en actes réels.
L’émancipation : Pour toi, quelle serait la caractérisation politique la plus pertinente concernant la pédagogie Freinet ?
V. D. : Clairement c’est la coopération. La pédagogie Freinet est née de la lutte contre la guerre, par quelqu’un qui avait souffert dans sa chair de la boucherie de 14. Apprendre aux êtres humains à coopérer et à se respecter dès leur plus jeune âge est l’unique chemin qui permettra de lutter contre la voracité capitaliste en organisant une véritable révolution sociale. Il faudra sans doute se battre, et il faudra du courage et de la détermination, mais ce combat ne sera utile que s’il est mené solidairement par le plus grand nombre. Rien n’est plus urgent aujourd’hui car la planète est à bout de force devant l’avidité du libéralisme. Bien des militant·es d’organisations “radicales” qui passent plus de temps à s’entredéchirer qu’à construire les véritables mobilisations n’ont sans doute pas été élevé·es dans des classes “Freinet” et cela leur fait défaut.
Propos recueillis par Raymond Jousmet
Véronique Decker est l’auteure de :
■ Trop classe !, Collection N’autre école n°6, éditions Libertalia, 2016, 126 p., 10 €.
■ L’école du peuple, Collection N’autre école n°9, éditions Libertalia, 2017, 126 p., 10 €.€
■ Pour une école publique émancipatrice, Collection N’autre école n°11, éditions Libertalia, 2019, 138 p., 10 €.
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