Émancipation


tendance intersyndicale

Écologie et Gilets jaunes

Nous publions ci-dessous l’intervention de Patrick Farbiaz dans le cadre de la Semaine Émancipation de juillet dernier.

Semaine d’Émancipation de Notre-Dame-des-Landes

Notre hypothèse : les Gilets Jaunes sont le premier mouvement social écologiste populaire en Europe. Après la multiplication des ZAD et la victoire de Notre-Dame-des-Landes, le mouvement des Gilets Jaunes et les Marches pour le climat sont en train de bouleverser le paysage politique de l’écologie en montrant la différenciation entre les les trois écologies réunies jusqu’à présent dans une écologie meanstream dont les Verts puis EELV furent le creuset.

Trois écologies maintenant clairement identifiées

La première, l’écologie libérale, est une écologie d’en haut, une écologie fondée sur le marché et le capitalisme vert (greenwashing) réunies autour du macronisme (Dany Cohn-Bendit, Pascal Canfin, François De Rugy,…), la seconde est la social-démocratie écologiste (la majeure partie d’EELV, Place Publique, Générations…), la troisième est l’écologie de transformation anticapitaliste qui est pour le moment dispersée mais qui, à travers ses multiples tendances (écologie sociale, objection de croissance, éco-socialisme, éco-féminisme, zadisme…), a les mêmes valeurs et les mêmes objectifs. Si ces trois écologies sont d’accord sur l’urgence et le constat des conséquences provoquées par les crises climatiques, l’extinction des espèces, la raréfaction de la biodiversité et du vivant, les périls nucléaire et chimiques, elles n’en tirent pas les mêmes conclusions. Pour les un·es, il s’agit clairement d’utiliser le capitalisme vert pour sauver à la fois le système et préserver les conditions de vie de ceux/celles qui en bénéficient. Pour les second·es, il s’agit d’aménager le capitalisme en l’écologisant pour organiser un compromis historique entre le capitalisme vert et le vivant ; pour les troisièmes d’organiser la sortie du capitalisme pour sauver l’humanité et la Terre en s’appuyant sur les classes populaires, premières victimes de l’effondrement qui vient.

De ce point de vue, l’émergence des Gilets Jaunes comme mouvement de survie, social, écologique, populaire, change la donne de la composition sociale du mouvement écologiste. Il s’affirme contre la tendance générale du capitalisme, l’expulsion : expulsion des paysan·nes par les accapareurs de terre, expulsion des ouvrier·es par les délocalisations, expulsion des locataires de leur logement ou des petits propriétaires chassé·es de leurs maisons parce qu’incapables de rembourser leurs traites, expulsion des habitant·es des villes petites et moyennes, faute de services publics, de petits commerces, expulsion de la terre des ressources naturelles et des matières premières par les multinationales… Celles et ceux qui vivent dans les zones dites périphériques, se retrouvent piégé·es dans leur vie quotidienne. Victimes des dépenses contraintes (fuel, essence, loyer ou traites, assurances…), qui peuvent aller jusqu’à 70 % de leur revenu, ils/elles ne peuvent s’offrir une nourriture saine, accéder aux services publics de proximité (santé, poste, emploi…) ou aux loisirs. Dans tous les domaines, la gentrification et la métropolisation accélérée ont aggravé la fracture territoriale et sociale et la relégation des populations. Les Gilets Jaunes enraciné·es dans des territoires déshérités, refusent ce mode de vie contraint en insistant sur la relocalisation de l’économie et des activités, sur les circuits courts, sur la proximité, l’accès à l’énergie et la fin de la précarité énergétique ; ils/elles remettent en cause la logique de métropolisation, de gentrification. Ils/elles veulent comme les régionalistes et les écologistes des années 1970 “vivre et travailler au pays”. Ils/elles défendent les communs et les biens communs, l’extension de la gratuité, le refus de la privatisation de l’eau, du foncier, des forêts, de l’énergie, des barrages hydroélectriques, des aéroports mais aussi de la santé, de la culture et de l’éducation. Le mot d’ordre écolo “plus de liens, moins de biens”, trouve là tout son sens. Les Gilets Jaunes sont le premier mouvement en Europe à poser la question de l’écologie sociale en partant des besoins et des conditions de vie des classes populaires : transport, énergie, étalement urbain. Ils/elles ont placé le curseur de l’écologie là où il fallait en dénonçant par exemple la farce de la taxe carbone qui ne s’en prenait ni au transport aérien, ni au transport par containers sur les mers, ni au transport routier. Plus profondément les trois exigences du mouvement : le droit à une vie bonne et digne, le droit au respect face au mépris de Macron et des dominants, le droit à décider (RIC et pouvoir citoyen communaliste) mettent en avant des exigences social-écologistes visibles dans tous les mouvements d’émancipation (Algérie, Catalogne, Soudan, Amérique latine…).

Un mouvement social-écologiste dans son fonctionnement même

L’émergence d’un sujet autonome qui se défie de toutes les instances intermédiaires (partis, syndicats, associations), et fixe son propre agenda à partir de ses besoins est dans son essence communaliste en agissant localement et en pensant globalement. L’autonomie du mouvement, l’absence de porte-paroles élu·es et identifié·es, l’alliance du principe de proximité et de la souveraineté populaire locale, s’apparente au municipalisme libertaire et à l’écologie sociale théorisée par Murray Bookchin et appliqué en partie au Chiapas et au Rojava, le Kurdistan syrien.

Il rappelle l’organisation des ZAD et par la fraternité et la sororité des ronds-points mais aussi les fondements de la société convivialiste d’Ivan Illich ou l’Entraide de Kropotkine. Cette dynamique de la coopération et de l’associationisme, l’appel à construire des cabanes ou des Maisons du peuple évoque les débuts du mouvement ouvrier. Tout comme le rôle de la désobéissance civile dont les fondements ont été posé par l’écologiste David Thoreau. Les méthodes de luttes relèvent de ce registre : occupation des ronds points, blocage des centres commerciaux, des plateformes logistiques. Ce mouvement s’oppose de fait au consumérisme en s’en prenant au Black Friday dès novembre. Il s’attaque non à la production de la marchandise mais à sa circulation. Si la question de la violence s’est posée, c’est en raison à la fois de la répression policière ultra violente mais aussi du mouvement qui refuse de déclarer des manifestations institutionnalisées, qui veut imposer sa visibilité en allant dans les quartiers bourgeois, en organisant ses manifs sauvages. Ces formes de luttes cassent les tabous et ne sont pas étrangères au recours dans d’autres secteurs comme chez les enseignant·es à l’utilisation d’actions comme le boycott des copies du bac.

Il y a aussi dans la fraternité des ronds-points la joie de se reconnaître comme “nous”, la libération de la parole où le rôle des femmes est essentiel, cette leçon-là ne sera pas perdue pour l’avenir, quel qu’il soit.

Un nouveau bloc pour relever le drapeau de l’écologie sociale

La composition sociale du mouvement des Gilets Jaunes transforme le rapport entre l’écologie et la société. Ce renversement de perspective permet aux classes populaires de se réapproprier la question écologique en la liant à la répartition des richesses et à la contestation du système capitaliste. Jusqu’ici, celles et ceux qui étaient au cœur du mouvement écologique représentaient les couches moyennes salariées (intermédiaires et supérieures) au capital culturel aisé. C’est désormais un nouveau bloc populaire qui relève le drapeau de l’écologie sociale.

Pour l’écologie politique, le mouvement des marches climatiques est aussi une chance. La jeunesse en formation nous oblige de rompre avec la logique mainstream paresseuse de l’éco blanchiment, des petits pas, de la croissance verte. Un des slogans massivement repris est celui “d’écologie libérale, mensonge du capital”. Pour la première fois dans le mouvement écologiste, depuis les années 70, le débat est ouvert entre les deux âmes du mouvement, celui d’une écologie des réformes et des petits pas qui permettent d’atténuer les conséquences de l’effondrement et l’urgence de rompre avec le système qui l’a généré. Dans les Assemblées générales des facs et des lycées, autour du mouvement désobéissance pour le climat, une autre écologie émerge qui ne réduit pas son horizon à l’occupation des institutions. Une génération entière, transnationale, constate que si elle laisse faire les tenants du système, elle concourt, elle-même à la catastrophe. Si le mot d’ordre “fin de mois, fin du monde, même combat” a eu une telle résonnance, c’est que précisément le réchauffement climatique s’attaque déjà aux populations les plus pauvres et commence à impacter les populations qui sont déjà confrontées aux injustices environnementales et sociales en France. La fin du mois et la fin du monde non seulement ne s’opposent pas mais sont le socle de l’écologie des pauvres, l’écologie sociale. La mobilisation pour le climat se massifie depuis plusieurs mois : la réussite de la manifestation du 16 mars qui a rassemblé 350 000 personnes dans 76 villes en France en témoigne même si sa composition sociale correspond aux classes moyennes au capital culturel aisé. Mais justement, cette mobilisation, si elle converge avec celle des Gilets Jaunes, est productrice d’une nouvelle alliance sociale fondée sur des mobilisations sociales écologiques anticapitalistes, les luttes et les aspirations à une vie meilleure et à une relation respectueuse avec la nature, afin de déstabiliser le système en son cœur. Il s’agit d’articuler le social et l’environnemental à travers des exigences communes. Aujourd’hui, au niveau mondial, les composantes les plus avancées de cette stratégie de convergence pour la justice sociale et environnementale, les luttes des peuples indigènes, celles des paysan·nes, le mouvement des femmes, celui des précaires et les luttes de la jeunesse. En France, nous avons besoin de la construction d’un bloc populaire face au bloc bourgeois, symbolisé par Macron et ses alliés, qui y inclue aussi le mouvement ouvrier organisé. Celui-ci tend à rompre avec son productivisme originel, notamment en multipliant les luttes contre les crimes industriels (amiante, usine Seveso, produits chimiques…).

Les mobilisations des Gilets Jaunes et de la jeunesse sur le climat ouvrent le champ des possibles sur le plan politique. C’est en ce sens que l’Appel pour une constituante de l’écologie populaire et sociale permettant de fédérer, à la base, les partisan·nes du municipalisme libertaire et de l’écologie sociale, de l’éco socialisme, des objecteurs de croissance, du zadisme, de l’éco féminisme face au capitalisme vert… est un pas en avant pour renforcer ces nouvelles mobilisations. L’écologie n’est pas consensuelle. Elle est traversée par des conflits de classe. Ce sont les classes populaires qui en s’emparant de la question de l’écologie trouveront le chemin de l’émancipation.

L’écologie politique est à la croisée des chemins. Elle ne peut pas regarder ces mouvements en spectateur, en donneur de leçons ou en laudateur de l’économie de marché. Le capitalisme vert, rouge, rose ou ou bleu, c’est d’abord un système fondée sur le profit à court terme qui engendre le désordre climatique, dénoncé à juste titre par la jeunesse comme un crime contre l’humanité. Seul l’alliance de ceux et celles d’en bas peut transformer la colère populaire en une force politique articulant la lutte pour la justice sociale et la justice écologique. De ce point de vue saluons les avancées de la deuxième Assemblée des Assemblées de Saint-Nazaire des Gilets Jaunes, qui avance l’idée d’un pouvoir local fondé sur les assemblées populaires décisionnaires, fédérant à partir de la base.

Patrick Farbiaz

militant écologiste, auteur de Les Gilets Jaunes, documents et textes, éditions du Croquant, 2019 ; p.farbiaz@gmail.com