Impuissance politique, morosité, fatigue militante, un édifiant constat qui revient souvent si ce n’est invariablement lorsque nous évoquons nos objectifs de transformation sociale et la meilleure manière de les atteindre dans nos espaces militants et ce, peu importe les cadres, structures ou contextes. Sur ce triste constat, la principale divergence résiduelle semble se situer sur le point de rupture chronologique entre une “gauche” encore victorieuse, dite de conquête, de lutte et une “gauche” divisée, apathique, aboulique.
Pour une transformation radicale et révolutionnaire
Une gauche anticapitaliste et révolutionnaire
Nous ne nous hasarderons pas à tenter de donner une définition stricte, figée, encore moins consensuelle de ce qu’est la gauche, mission par trop ardue. Dans ce propos donc, la gauche sera pour nous ce qu’elle devrait être en tout temps : une force hors du cadre libéral destructeur, considérant ce cadre comme non amendable et n’ayant en aucun cas vocation à s’y intégrer. Nous l’entendrons donc logiquement révolutionnaire, de transformation sociale, progressiste défendant l’égalité et le collectif par l’individu (sans l’effacer et le nier mais en le reconstruisant et l’émancipant). Enfin, cette gauche sera la gauche qui s’oppose aux forces conservatrices libérales, néo-libérales, capitalistes, fascistes, liberticides, les un·es allant souvent avec les autres. Une “gauche”, que nous pensons de rupture, une rupture d’avec l’individualisme et l’intérêt privé, maîtres mots du capitalisme.
Définir la gauche et se dire de gauche, c’est également conscientiser et assumer qu’il existe bel et bien des paradigmes politiques antagonistes ou des antagonismes politiques irréconciliables. Loin du fantasme du chaos, du désordre, de la peur de l’anarchie (sur ce mot permettons nous un énième rappel étymologique : l’anarchie, étant bien l’absence de chef, d’autorité, de gouvernement et non le chaos), la gauche serait bel et bien une politique de lutte, de fracture, de rupture, une rupture au désordre capitaliste dans lequel nous vivons d’ores et déjà et plus que jamais. Cette rupture, c’est bien entendu sur le fond comme sur la forme une révolution, autrement dit avec plus de simplicité et de lucidité, une guerre civile puisqu’il s’agit pour un camp comme pour l’autre, de survivre ou disparaître, eux ou nous.
Depuis maintes années, la gauche n’arrive pas ou plus à se positionner en rupture. Sombre réalité donnée à voir que cette gauche dite institutionnelle, incarnée par les partis traditionnels (le parti socialiste figurant en tête de gondole de ceux-ci) mais aussi par certains syndicats réformistes, cogestionnaires, conservateurs (CFDT, CFTC, SNALC, CFE CGC et autres pour ne nommer que les principaux), qui fondamentalement apocalyptique, ne propose en effet que la retenue de la fin mais pas cette transformation sociale, cette rupture, cette révolution attendue d’elle.
Constater notre impuissance politique c’est logiquement parler pouvoir politique, pouvoir d’État, pouvoir de l’argent, pouvoir du peuple. Le pouvoir d’État est de fait territorialisé, l’État étant donc limité à un territoire et parfois plus ou moins articulé à une nation, à l’inverse du pouvoir de l’argent qui tend d’ailleurs ainsi par nature à échapper au politique.
Sur la répartition et la gestion de ces pouvoirs, évidemment les avis divergent, même à gauche, selon notre placement sur l’échiquier politique. Les un.es (nous pouvons le constater dans l’histoire), ont penché ou penchent encore pour une volonté d’accroissement des pouvoirs de la république, de l’état afin de supplanter ou tout du moins de venir subordonner le pouvoir de l’argent, de la finance à celui ou celle-ci.
Socialiser le capital ?
D’autres voulaient et veulent encore, socialiser le capital. La critique principale qui leur est souvent faite se fonde dans une expérience certes tragique et édifiante mais forcément insuffisante puisque quasi systématiquement envisagée sous le paradigme stalinien, parfois plus largement sous l’angle de certaines dictatures socialo-communistes. Cela dit, ces moments révolutionnaires et ces régimes nous posent a minima la question suivante : comment sortir du despotisme capitaliste sans tomber dans un despotisme d’état ? Des expériences comme celle de l’URSS, du Venezuela ou du Chili ont en effet montré comment un état socialiste et/ou communiste militaire et/ou policier verse logiquement et inévitablement dans l’autoritarisme et/ou le totalitarisme, que ce totalitarisme soit bureaucratique, policier ou militaire ou tout cela à la fois. Ainsi, de la même manière que les démocraties parlementaires capitalistes réagissent aux tentatives de limitations de leur croissance économique (la croissance économique étant une constante imposée) par des visées hégémoniques, une terreur impérialiste s’exerçant sur les peuples étrangers, l’expansion étant érigée en but final, les dictatures socialo-communistes réagissent elles sur leur propre territoire national et donc sur leur propre peuple par un terrorisme d’État dont la police et/ou l’armée sont les instruments. Terrorisme d’État versus terrorisme capitaliste.
Penser les institutions
Nous le voyons, sortir du système despotique capitaliste pose un problème d’échelle. Ce système est en effet une puissance macroscopique dont l’objectif est de soumettre l’entièreté de la société, qui n’est pas sans rappeler dans ses fonctionnements comme dans ses objectifs la puissance ecclésiale d’autrefois. L’État étant la seule autre puissance macroscopique, la question de l’échelle de la lutte se pose ici, mais jouer la puissance de l’État contre la puissance du capital, est-ce une bonne idée et surtout est-ce la seule alternative ?
Cette notion d’État et d’échelle, nous amène naturellement sur le terrain des institutions et nous oblige à définir brièvement ce que nous entendons par ce terme. Pour nous, une institution est une manière commune, une manière de faire société, donc de faire collectif et de former une communauté politique, l’État n’étant donc au final qu’une institution parmi d’autres possibles. Dans notre système de référence actuel, l’État-nation capitaliste contemporain ne peut que poser problème, cette institution devenant un appareil de domination et se faisant le relais, l’instrument du despotisme capitaliste. Que faire de cela, c’est l’éternelle question ! Faire sédition, sortir de l’État-nation et donc de ce corps social ? Est-ce possible ou ce corps social est-il irréductible ?
De nouvelles formes étatiques
Proposer de nouvelles formes étatiques concrètes, c’est ce que réalisent à notre sens les luttes exemplaires menées par les Zapatistes au Chiapas et les Kurdes au Rojava. La notion de nation y est tout d’abord interrogée et peut être positive si elle est analysée et comprise d’un point de vue historique et culturel, reconnaissant la diversité des échanges permanents entre les populations, les peuples. En résumé, elle est ici repensée et réorganisée comme une nation démocratique fondée sur l’union de nations plurielles et égales dans un projet démocratique commun pour/permettant l’autodéfense des peuples par opposition au concept de nation uniformisante/ uniformisée : une langue, un drapeau, un hymne, etc. bref d’une nation dominante par un état centralisateur. Au Rojava, le système politique du confédéralisme démocratique (et le municipalisme libertaire dont il s’inspire quelque peu), appuyée sur la charte du Rojava du 29 janvier 2014 (actualisée le 29 décembre 2016 par le contrat social de la fédération démocratique de la Syrie du Nord) permet la mise en pratique de ce concept de nation démocratique dont l’idée essentielle est d’éviter la captation du pouvoir de la multitude et d’éviter le système de représentation ou en tout cas d’expertise et de spécialistes, qui trop souvent si ce n’est inévitablement confisque le pouvoir. C’est au nom des droits de l’homme et de la femme, de la démocratie et de l’écologie que fut proclamée l’autonomie des cantons du Kurdistan en Syrie.
Ainsi, l’ordre institutionnel possède-t-il intrinsèquement un potentiel de dégénérescence et peut-il être satisfaisant ? C’est là toute la difficulté et l’éternelle question qui s’impose à nous chaque fois que nous parlons organisation, structuration politique. Quelles formes collectives imaginer, quelle forme donner aux institutions, les institutions semblant s’imposer à nous une fois une certaine échelle ou forme collective franchie comme nous le rappelle très bien Durkheim. Comment réguler au mieux celles-ci en prévoyant leurs propres contre tendances ou tendances à la dégénérescence, en contrariant et empêchant les errements, les captures de pouvoir, en luttant continuellement contre la bureaucratisation pour augmenter toujours notre puissance politique (au sens ou l’entend Spinoza) ou qu’est-ce qu’une bonne institution s’il en est ? Beaucoup de questions pour peu de réponses évidemment si ce n’est un objectif vers lequel nous devons à notre sens toujours tendre : toujours placer nos organisations politiques sous la condition de l’égalité. Par égalité nous entendons émancipation, soit tout ce qui concourt à la dissolution de la domination dans l’élément du social ou la dissolution de tous les effets de qualité sociale conduisant certain·es à pouvoir s’adresser à d’autres comme à des inférieur.es. L’idéal de l’émancipation maximale, voilà plus que jamais ce que nous devons viser et ce qui nous permettra d’accroître notre puissance politique collective.
Comment capter à nouveau les énergies contestataires et accroître notre puissance politique collective ?
De la déconstruction perpétuelle de nos pratiques militantes
À travers les cieux, l’espace et le temps
De ce constat que nous faisons dans nos espaces militants, il ressort tout d’abord qu’au fil du temps nos pratiques militantes se sont solidifiées, figées pour ne pas dire ritualisées. Ces protubérances folkloriques militantes dénaturées, captées, nous les devons toutes à la fois à une certaine gauche bien-pensante, bourgeoise, responsable de cette confiscation et de ce dévoiement thématique mais aussi bien aux stratégies de la droite néolibérale, qui arrive encore et plus que jamais à brouiller, s’emparer de nombreux concepts ou pire à nous priver de certains mots (novlangue, lean management, green washing, etc). Le capitalisme se renouvelle sans cesse et s’adapte toujours à l’adversité et aux questions de son temps arrivant même à imposer son rythme. Il nous faut donc sortir de ce folklore militant, des formes traditionnelles d’action, pour non pas les opposer, ni les abandonner mais bien les réinterroger et ainsi sortir du rythme systématiquement imposé par le système.
Sur cette question d’espace de contestation et de rythme, la notion de temps est cruciale. Depuis des années, la gauche se pose en effet seulement en contre, en réaction, sur le fond comme sur la forme. Nous ne nous posons plus en stratèges, nous n’anticipons plus, nous réagissons en automates mécaniques, finissant même par légitimer, faute de mieux et par peur du pire, des cadres que nous voudrions transformer (l’exemple de la réforme des retraites est en cela criant). Si nous voulons à nouveau être victorieux.ses, il nous faudra alors redevenir pro-actif·ves et non défensif·ves, reprendre pied dans notre temps personnel, collectif, militant, professionnel et se le réapproprier, anticiper les luttes. À cette seule condition nous arriverons enfin à créer des conjonctures propices, cette intensification des luttes communes, cette mise en marche de la multitude “quand tous les pauvres s’y mettront”, préalable certain au moment d’échauffement, insurrectionnel si ce n’est révolutionnaire.
Cette réappropriation de l’espace passera également par un questionnement de nos formes d’actions. Un biais malheureusement récurrent et commun de nos pratiques militantes actuelles est de confondre expression politique et contestation ou tout du moins de s’en tenir à ces formes d’expressions. Nous en venons ainsi à nous contenter de manifestations, rassemblements à la portée contestataire ou revendicative parfois réduite si ce n’est absente. Qui de nous n’est pas déjà rentré.e morne et déprimé·e de manifestation ou bien assailli.e de doutes ? Comment ne pas l’être lorsque comme bien souvent il s’agit en fait de manifestations rituelles, tenant pour les plus jeunes d’un rite initiatique de passage et pour les autres ou pour toutes et tous de la simple expression collective d’un entre-soi militant répondant ainsi aux attaques du système, ainsi assuré.e d’avoir pour cette fois encore et pour un temps accompli sa tâche.
Fort heureusement, tout n’est pas sombre et d’autres formes d’action coexistent : c’est la désobéissance civile pour les un.es (nous lui préférerons le terme action directe).
Ces formes d’action sont selon nous particulièrement propices à la réappropriation spatio-temporelle militante en venant imposer une autre légalité et prendre de court le système par l’usage, la construction de nouveaux codes, par une radicalité difficile à déconstruire à plus forte raison lorsqu’elle est visibilisée correctement si ce n’est médiatisée (hors des circuits mainstream instrumentalisés et possédés par le système capitaliste). Bien évidemment ces actions directes posent parfois l’éternelle question de l’usage de la violence dans nos pratiques militantes.
L’illusion et l’erreur de la cogestion
Dans cette interrogation perpétuelle de nos formes de contestation, nous devons également questionner la tentation si ce n’est l’erreur de la cogestion/concertation et de l’adresse aux dominant.es. Là-dessus, l’affaire est pour nous entendue : nous ne leur apprenons et apprendrons rien, ils/elles sont les auteur·es, les instigateur·trices, les responsables des maux que nous vivons, les allié·es du système destructeur dans lequel nous évoluons. Il s’agit là d’une tentative de neutralisation de notre rôle revendicatif, le risque étant par ailleurs de nous décrédibiliser aux yeux des travailleur·ses. Nous ne devons en aucun cas participer à la régression sociale ou à la production de lois ou textes réglementaires défavorables aux droits des travailleur.ses mais bien porter leurs revendications. Soyons lucides et prenons les groupes de travail, les commissions, les instances dans lesquelles nos organisations siègent encore pour ce qu’elles sont : au mieux de simples vecteurs d’informations consultatifs, le paritarisme et plus largement la démocratie participative n’ayant pas, loin de là, le vent en poupe si jamais c’eût été le cas un jour. Il est en effet de plus en plus rare que nous soyons associé.es à des prises de décision et le rapport de force ne joue pas en notre faveur. Préservons-nous donc de l’épuisement et de désillusions inutiles et gardons à l’esprit que le développement des instances de “dialogue social” n’offrant pas la possibilité pour la défense des droits des travailleur.ses relève d’une stratégie insidieuse et établie notamment depuis les accords de Bercy et les lois antisyndicales de 2008/2010, récemment exacerbée avec les lois sécurité globale et séparatismes.
Pour sortir du fatalisme et de la sidération, croyons en la force du collectif, renforçons l’auto-organisation (via l’accompagnement et le soutien des assemblées générales décisionnaires de grévistes dans l’idéal coordonnées sur plusieurs échelles et régulées démocratiquement) et coordonnons, fédérons les collectifs de lutte. À l’image, une nouvelle fois, des camarades kurdes qui plus qu’un credo en font un principe politique, construisons et renforçons cette camaraderie militante, mais aussi nos collectifs afin de conjurer l’isolement, d’englober et fédérer les travailleur.ses et pas seulement nos militant.es. Cela constituera la base de nos actions et mobilisations communes et sera le ferment de notre objectif de transformation sociale !
Lawryn Remaud