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La vie sans flamme

L’Amérique est en feu

Là-bas, tout brûle. Les montagnes, les forêts, les hectares.

Ici-bas, tout s’éteint. La joie, l’espoir, la vie.

L’Amérique est en feu. Les incendies illuminent le décor et les hommes s’étiolent. Et il y a “[…] ceux qui se prennent la tête à deux mains et ceux qui la gard[ent] au-dessus de l’eau…” (page 17).

Ray, “juste vieux et fatigué” (page 144), regarde son monde brûler et appartient à la deuxième catégorie mais ce n’est pas facile tous les jours tant sa femme est toujours morte (“Parfois Raymond Mathis se réveillait et Doris était toujours vivante. Quand il avait de la chance, il en restait persuadé pendant quelques minutes, mais la plupart du temps il n’en avait pas et il ne mettait qu’une ou deux secondes à se souvenir. Ce matin-là, il sut que sa femme était morte dès qu’il ouvrit les yeux” page 79). Ce n’est pas facile tous les jours tant son garçon a plus de traces de piqûres dans les saignées du coude que d’années au compteur (Ricky a 41 ans). Ce n’est pas facile tous les jours tant il collectionne les défauts, surtout celui de voler tout ce qui peut avoir de la valeur chez son père pour se noyer les veines. Ce n’est pas facile tous les jours tant “le monde [est] devenu une série de fragments, des petites vignettes qui, mises bout à bout, n’[ont] aucun sens” (page 219).

Papa…

“– Papa, gémit une voix. Papa… Le garçon était à bout de souffle. – Ils vont me tuer.” (page 19).

Mais ce garçon, c’est son fils même si “ce garçon est à moitié mort depuis près de vingt ans.” (page 62).

“– Payez mon dû, ou enterrez votre fils.” (page 27).

Le dû s’élève à 10 000 dollars. Et une dette, c’est de l’honneur en décomposition. Alors Ray s’en acquitte. À une condition : “Vous ne faites plus affaire avec lui, compris ?” (page 32).

Dans le pays où l’offre et la demande vivent en couple, c’est capitalistiquement peu probable.

Car : “C’était l’Amérique. La notion de justice était une plaisanterie.” (page 50).

Et puis de toute façon, “les gens changent uniquement quand ils le veulent.” (page 71).

Et comme “il y avait tellement de friction en lui [que Ray] risquait de s’enflammer”. (page 76) et “le seul choix était désormais de camper sur ses positions et de montrer les dents.” (page 146).

Alors “le monde extérieur les rattrapait, et il n’y avait pas de retour en arrière possible.” (page 132).

Noir rural

Avec David Joy, le roman noir rural s’ouvre comme une fleur. Il est vrai qu’il a de quoi raconter. La Caroline du nord s’étale. L’errance des vies perdues dans ce pays, où l’on aime que quelque chose soit écrit sur son tee-shirt, noyé entre chômage et dope (“Je dis pas que je te fais pas confiance, Denny, mais je te fais pas confiance.” page 100). Les Amérindiens ne vendent plus de tomawaks made in China, ne dansent plus pour les touristes sur un pied, une main sur la bouche, mais jouent à la roulette au casino et l’eau de feu a laissé place aux opioïdes et aux opiacés. La DEA de Ron Holland monte des souricières en y envoyant des chats infiltrés comme Rodriguez, la corruption rampe, il y a ceux qui ferment les yeux, les avocats jouent les baveux et réussissent à faire sortir le plus mouillé des dealeurs, il y a celles qui ferment les yeux. Des camés et des junkies dont certains sont dotés d’une morale, des dealeurs dépassés qui croient pouvoir en faire des marionnettes, des seringues, des enveloppes, des seringues, des overdoses qui culminent plus haut que les Appalaches : “[…] ce premier shoot serait la chose la plus merveilleuse que le gamin aurait jamais éprouvée. Ce serait comme rencontrer Dieu. Ce serait comme arriver ivre au paradis. Il savait que pendant le restant de sa vie ce type rechercherait cette sensation sans jamais la retrouver, parce qu’on ne pouvait plus jamais l’atteindre. Il y avait l’avant, et il y avait l’après.” (page 106).

Pour évoquer la solitude qui ronge les densités, la pauvreté qui habille le libre arbitre, le manque qui se débat entre le droit et la nécessité, David Joy tisse des solidarités humaines, des amitiés transgénérationnelles (entre Ray et Leah Green, de la patrouille, qu’elle appelle oncle Ray), il offre le respect dû à la terre, à son ciel de lit : “les étoiles qui brillaient comme du verre brisé devinrent plus nettes dans la lueur diffuse de la nuit… ” (page 48), il envie l’adaptation des coyotes : “persécutés depuis un siècle [ils prospèrent]”, voire plus : “C’était de l’admiration […] Peut-être même de la jalousie” (page 18) et, en envoyant balader l’appropriation culturelle, soutient les Amérindiens : “Il y avait des Cherokees qui refusaient d’utiliser les billets de vingt dollars parce qu’ils ne voulaient pas voir le visage d’Andrew Jackson. La Piste des Larmes n’était pas un événement ponctuel de l’histoire. C’était un processus continu. Le gouvernement n’avait jamais cessé de chier sur les Amérindiens.” (page 25).

Un putain de roman noir

David Joy ne laisse aucune place au moindre poncif, use les codes du polar en ne tombant pas dans le piège du thriller et n’a pas besoin de narrer la violence pour la dénoncer. “S’il y avait de la dope, il y avait des seringues. S’il y avait des seringues, il y avait des morts” (page 187). Il surprend par ses accents de vérité, bouscule notre lecture de son optimisme final et chasse notre pessimisme béat mais tangible. Et pourtant, c’est un putain de roman noir, moins strident que Ce lien entre nous mais plus serein que Le poids du monde. Certains parleront de maturité, d’autres de talent.

Il est des livres qu’on avale, d’autres de travers, celui-là se savoure tant l’écriture se pare de la magie de ceux qui savent la manier avec un lyrisme animal, un instinct profondément humain pour peindre non pas ce qui semble, devrait être mais ce qui est, vit. Tout est transparent. Il suffit de lire entre les lignes plutôt que de les sniffer.

Enflammer la vie plutôt que de subir nos vies en flamme.

Enflammer notre vie plutôt que de vivre notre vie sans flamme.

Le livre refermé, il infuse encore en nous, “comme une goutte de teinture dans de l’eau” (page 58). Avec cette sensation que tout n’est pas perdu si l’on conserve l’idée de ce sentiment d’éternité qui [vit] avec le souvenir (page 324). On restera sur le refus de l’effacement, sur cette faim-là.

François Braud

  • David Joy, Nos vies en flammes (When These Mountains Burn), traduit par Fabrice Pointeau, Sonatine, janvier 2022, 344 pages, 21€.
  • Postface de l’auteur : mise à jour de l’article Génération opioïdes paru dans Americana n°13, août 2020,
  • À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr).