Nous poursuivons la publication de fiches de l’ICEM que vous pouvez retrouver sur https://www.icem-pedagogie-freinet.org/secteur-second-degre. Aujourd’hui il s’agit de mettre en place la Méthode naturelle pour l’apprentissage du français.
Je suis professeure de français dans un lycée professionnel et technologique de La Roche-Sur-Yon. J’ai rencontré la pédagogie Freinet l’an passé, lors d’une journée découverte organisée par le GD85, au mois de février 2020. J’ai très vite testé des outils et mis en place des pratiques nouvelles au sein de mes classes (CAP, bac pro, bac techno et BTS). J’ai tout de suite été à l’aise avec la pratique du texte libre. J’ai aussi mis en place le plan de travail, avec plus de difficultés et de doutes sur ce que je faisais.
En parallèle, je donne des cours de français à deux adultes, dans un cadre amical, informel. Sakina et Rayan sont deux jeunes femmes soudanaises, arabophones ; je les connais depuis mai 2020. Elles ont rejoint leur mari en France et ne rentrent dans aucun dispositif d’apprentissage du français. Sakina est arrivée mi-mars 2020, ne connaissant rien du français ni de son alphabet. Rayan est en France depuis janvier 2019, elle se débrouille un peu à l’oral, mais n’a jamais écrit ni lu de français et ne maîtrise pas non plus notre alphabet.
S’adapter au public ou partir des propositions ?
Nous travaillons d’abord à distance, Sakina et moi, puisque nous sommes en période de confinement. Ensuite, Sakina vient chez moi et me demande d’accueillir son amie Rayan. Nous travaillons tant bien que mal. En amont, je passe un temps fou à chercher des documents qui seront, selon moi, accessibles : c’est en fait très difficile, pas forcément en raison de la complexité de la langue, mais essentiellement en raison de freins et limites que je mets. Pour moi, Sakina et Rayan viennent d’un monde aux antipodes du mien et de la vision du monde donnée dans les textes que je trouve : le Darfour, le camp de réfugiés de Zamzam, la ville d’El-Fasher… Nul doute qu’il s’agit d’une réalité socio-économique et culturelle à mille lieues de la mienne. L’imprégnation de culture religieuse (le voile ; l’appel à la prière qui émane parfois d’un téléphone dont la sonnerie n’a pas été coupée…) représente pour moi un autre blocage dans mon choix de textes, j’ai toujours l’impression que je vais heurter mes amies ou tout au moins les embrouiller dans les maigres connaissances de la langue dont elles disposent. J’opte pour des chansons, je tombe sur des textes qui parlent de société de consommation, de rapports hommes-femmes, de violence… à chaque fois j’ai l’impression qu’il s’agit de réalités trop complexes pour être abordées avec le peu de langage que nous avons en commun.
J’ai sans doute tort, mais c’est ma façon de procéder et je perds mon temps à aller de site en site, tapant sur des moteurs de recherche, et me rabattant finalement sur des textes un peu surannés, dont la mélodie, à coup sûr, est complètement éloignée des goûts de mes amies. Je finis par exemple par opter pour la chanson Les vacances au bord de la mer, de Michel Jonasz, pour sa diction lente, articulée, son vocabulaire lié à la famille. Et, une fois le texte écouté, dès le titre, je m’aperçois du fossé culturel : allez expliquer le mot “vacances” à deux femmes africaines qui parlent à peine notre langue. Ça existe, les vacances, à Zam Zam ? Bien sûr que non… Mes précautions lors de mes recherches n’ont servi à rien !
Rayan me parle alors d’une chanson qu’elle aime bien : Ainsi valse la vie, de Black M, et c’est déjà un peu mieux, à mon goût. L’idée venant de Rayan, je me sens plus à l’aise pour les aider à comprendre un peu les paroles. Je m’aide de la gestuelle, du ton de ma voix… Cette chanson évoque la déchéance d’un homme riche, bien installé dans la vie : il se retrouve à la rue mais tient à affirmer sa dignité. Nous retrouvons le vocabulaire de la famille “J’étais un père, un mari, un homme aimé…”, nous abordons le verbe être à l’imparfait…
Qui parle, qui agit ?
Je ne suis pas franchement satisfaite. Nos rencontres durent 1h30 environ, mais je suis quasiment toujours à la manœuvre, toujours parlant, faisant répéter, expliquant. J’occupe toute la scène quand mon objectif est de faire parler Sakina et Rayan. Quand elles repartent chez elle, j’ai toujours l’amère impression que nous avançons à peine !
À côté de ce travail sur des textes, j’amène du vocabulaire, que je liste autour de thématiques : le corps, la maison, la cuisine, mais aussi un peu de conjugaison. Rien de bien terrible, et toujours un temps de préparation démesuré par rapport au rendu final, selon moi. Nous lisons ces listes ensemble, je leur explique, je leur demande de répéter…
Mes deux élèves repartent avec des textes, des listes de mots, des conjugaisons. Je ne vais pas dire qu’elles ne progressent pas, mais je ne suis pas satisfaite : je gesticule et me démène, elles sont de leur côté bien peu actives, malgré leur bonne volonté… Arrive un sujet qui va me permettre d’être plus sûre de l’intérêt de mes activités : elles sont toutes deux enceintes. Je me remets à mes listes, j’invente des dialogues : la grossesse, la visite chez le gynécologue, l’accouchement… Et je suis rassurée : Rayan me dit que ce travail lui est bien utile lors de ses rendez-vous et elle en redemande. Pour Sakina, c’est plus difficile, mais elle se prête volontiers à ce travail (lecture de la liste avec échanges impromptus pour illustrer les mots, petits dialogues improvisés…) et elle progresse un peu. Je n’ai pour le moment pas l’idée d’aller puiser dans les ressources Freinet pour faire évoluer ma pratique.
La postparation à partir des échanges
En discutant avec une collègue, j’apprends l’existence du groupe Freinet FLE Alpha, du site https://freinet-adultes-fle-et-alphabetisation.webnode.fr/, et la mise en place d’un échange via le réseau What’sApp en décembre.
Après cet échange fructueux qui réunit des formatrices de toute la France, je change complètement ma manière de travailler. J’abandonne les préparations fastidieuses et les recherches de document, je n’apporte plus rien en amont. Je propose à chacune un échange (par téléphone, car c’est la période du deuxième confinement…). Nous parlons de choses et d’autres, comme dans une conversation ordinaire. Je pose des questions simples : “Comment ça va ? Qu’as-tu fait aujourd’hui ? Comment va ta famille ?” Avec Rayan, j’improvise aussi quelques dialogues fictifs : elle est alternativement la soignante et la patiente qui vient consulter pour sa grossesse.
Pendant ces échanges, d’une demi-heure environ, je prends des notes : je note tout, sans faire de tri, très vite. Ces notes vont me permettre d’élaborer un petit manuel de travail. C’est maintenant que je vais consacrer un temps de travail assez conséquent, entre postparation et préparation. Je retranscris nos conversations, qui deviennent de courts textes auprès desquels j’ajoute quelques illustrations, des points de vocabulaire, de grammaire ou de conjugaison… Je soigne la mise en forme, je veux donner de la valeur aux paroles qui ont été échangées, je veux aussi produire un document de travail agréable.
Quand nous travaillons ensemble désormais, nous utilisons ces textes comme point de départ de l’essentiel de nos activités : lecture/dictée de mots/échanges oraux/ conjugaison. L’avantage de ce recueil de textes, c’est qu’il part des préoccupations de Rayan et Sakina. Loin de nous y enfermer, il est le point de départ de nombreuses conversations.
Je commence par leur demander de lire un passage né de leur propre conversation, puis nous enchaînons sur des échanges informels, qui permettent soit de réinvestir le vocabulaire, soit d’inventer des dialogues fictifs, soit de partir sur d’autres sujets. Là encore, je prends note de tout ce qui me semble intéressant d’un point de vue linguistique, afin d’ajouter d’autres pages à notre manuel. Je leur donne aussi en dictée quelques mots que nous avons utilisés, avec le manuel sous les yeux.
Construction du manuel mouvant : les connaissances ancrées sur l’expérience sensible
Le chapitre 2 de notre manuel est écrit à la suite d’une rencontre dans la cuisine de Rayan. Sakina fait un gâteau et nous bavardons toutes les trois. Je prends des notes à nouveau. Je sais que tous ces échanges oraux pourront être approfondis ultérieurement. À la maison, j’élabore le chapitre, j’y mets des illustrations, des encarts : la prononciation et l’orthographe du mot œuf, la conjugaison des verbes laver, ranger, mettre. Et nous revenons sur ces écrits lors de nos rencontres ultérieures.
Mettre en place la Méthode naturelle pour l’apprentissage du français a changé beaucoup de choses, à commencer par mon sentiment – non négligeable – d’être plus efficace et plus en phase avec les deux personnes qui sont face à moi. Et ces textes inspirés du quotidien nous offrent une grande liberté d’échanges. Comme je n’apporte plus de vocabulaire ou de textes choisis sur des critères à moi, nous avons la possibilité de partir dans toutes les directions possibles. Et le plus souvent, je prends des notes pour ajouter des chapitres à notre manuel mouvant, qui n’a pas de limites et ne présente pas de progression particulière, qui s’étire au gré des échanges et des événements de la vie. Je n’apporte plus de textes à étudier, mais des contes, juste pour le plaisir de lire, pour que la langue française parvienne à mes amies dans ses richesses et ses subtilités même si la compréhension doit passer alors un peu au second plan.
Depuis très peu de temps (suite au stage du GD 85 de 2021), je mets aussi en place la pratique du journal au lycée, avec mes élèves de seconde bac pro et de seconde techno. J’en fais un usage un peu différent. Ils constituent plus la mémoire de la classe – la restitution des échanges qui ont pu avoir lieu, la diffusion des textes libres qui ont été écrits… – qu’un manuel à proprement parler. Nous les relisons pour le plaisir de lire de beaux textes et de constater la richesse des réflexions que les cours nous donnent l’occasion d’avoir. C’est un usage un peu différent. Je pense que le travail avec Sakina et Rayan pourrait évoluer de cette façon, quand mes deux amies maîtriseront mieux la langue.
Témoignage de Nicole Chéné
Focus
En rencontrant la Pédagogie Freinet, Nicole opère un renversement dans sa pratique pédagogique. Elle change de posture, pilote moins le contenu ; elle parle moins et écoute davantage. Après avoir tâtonné longuement pour trouver des supports adaptés à son public, elle découvre l’intérêt de s’appuyer sur les connaissances de ses élèves ainsi que leur vécu pour construire du savoir. Les échanges authentiques deviennent le matériau pour un apprentissage directement utile aux élèves, donc plus solide. Ces conversations constitueront un réservoir pour élaborer les savoirs linguistiques. Chaussant ses lunettes de professeure de FLS, elle prépare après coup des outils pour des apprentissages systématiques (conjugaison, exercices d’oral).
Avec le “manuel mouvant”, elle élabore un patrimoine culturel de proximité nourri des expériences réelles et familières des élèves. Le soin apporté à la mise en forme participe d’une valorisation du travail commun et de sa conservation. Et ce manuel en construction institutionnalise les paroles des élèves comme objet de savoir.
Le changement de pratique répond à une insatisfaction et une exigence d’efficacité. Nicole, lucide, constate que ses multiples préparations ne font pas nécessairement progresser ses élèves pourtant désireuses d’apprendre le français. Elle s’autorise des tâtonnements dans ce contexte hors de la classe et accueille avec satisfaction le changement suggéré par la pédagogie Freinet.
Ce récit montre l’importance d’un accompagnement dans les difficultés du métier, – ici dans une situation inédite d’apprentissage du français à des adultes – et la richesse des échanges entre pairs pour faire évoluer sa pratique. Il y a d’abord des moments de formation, puis un site et une liste d’échanges. Lors de ces rencontres, le groupe permet, par ses réactions et ses témoignages, par son écoute bienveillante, de peaufiner ou modifier ses gestes professionnels, ses outils, ses dispositifs. Et les changements de pratique ne concernent pas seulement le cours de Français langue seconde, mais aussi les classes du lycée que Nicole a en charge, dans un aller-retour permanent.