Je viens de refermer Nevada d’Imogen Binnie.
Il y est question d’une femme transgenre Maria, de sa compagne Steph qu’elle quitte dans le premier tiers du roman, de sa volonté de laisser derrière elle New York, son boulot de merde dans une librairie de Brooklyn, de petits sacs d’héroïne cachés dans des chaussettes, d’une ville Star City qui ne peut exister qu’aux États-Unis et d’un mec, James, qui mate des pornos et préférerait avoir un vagin plutôt qu’un pénis.
Maria se prend grave la tête entre deux piqûres d’œstrogène et se noie dans un monologue intérieur sur le thème “Qui suis-je vraiment ?”, question qui tourmente un paquet d’êtres humains sur cette Terre (enfin celles et ceux qui ont le temps de se la poser).

Whatever dirait Maria qui aime ce mot au point d’en faire un gimmick.
Alors pourquoi s’attarder sur un roman mal fagoté, parlé plutôt qu’écrit et parfois très agaçant ?
Sa sincérité. L’autrice parle d’elle évidemment et peu importe quels subterfuges littéraires elle utilise pour pouvoir écrire “Roman” sur la jaquette tant elle fait naviguer le lecteur sur la mer démontée d’une conscience bordélique. Elle donne accès, de l’intérieur, au processus de la transition. Il est des voyages plus reposants.
Maria se rase tous les matins, se couvre de fond de teint, se pique aux œstrogènes et n’a pas le premier rond pour se payer une opération. Elle aimerait penser aux fleurs, aux papillons et à autre chose qu’à elle-même. Tempête dans un crâne écrirait Hugo. C’est la merde lui répondrait Maria.
Le choix de la fiction
Aborder la question de la transidentité par le biais de la fiction permet d’échapper aux théories, aux polémiques, aux classifications. Prendre la route (et l’air, pas toujours léger !) en compagnie de Maria est une incitation à se départir de réflexes militants pour n’envisager que l’aspect humain de la transidentité. On ne peut s’empêcher de penser, à la lecture du roman, qu’une partie des questionnements obsessionnels de Maria s’effacerait si on lui foutait enfin la paix et si elle n’avait pas en permanence à répondre de ce qu’elle est. Maria est une femme et je n’ai aucune raison d’en douter à moins d’être T.E.R.F et de lire en boucle les dernières déclarations de J.K Rowling (que l’on se rassure, Hermione est bien une fille née avec un vagin, future victime du patriarcat et Harry Potter pourra, s’il le souhaite, être inscrit aux compétitions masculines de quidditch sans trahir son sexe de naissance) ou les manifestes incendiaires des féministes de Catalogne ulcérées par la loi sur l’autodétermination de genre promulguée en Espagne ?
Pas de paillettes, pas de crop-top
Il aura fallu attendre 2019 pour que l’OMS retire de la liste des pathologies “le trouble de l’identité de genre” et 2022 pour que ce retrait soit effectif. Pendant ce temps, dans mon lycée, à Dijon, un-e de mes élèves se faisait exfiltrer du self pour finir son déjeuner à l’infirmerie. Sa tenue, jugée contraire au règlement intérieur du lycée et peu conforme à l’idée que l’on se fait d’un vêtement de garçon, lui valait d’être renvoyé-e dans ses foyers en jogging car une CPE l’avait contraint·e à se changer et avait appelé sa mère pour lui demander de venir chercher son FILS. Cette CPE, la larme à l’œil et la main sur le cœur (elle aurait dû la poser ailleurs vu son discours), m’assurait qu’elle protégeait cet-te élève d’iel-même. Elle craignait, la pauvre, que L… se fasse agresser dans la rue. La proviseure de l’époque m’avait rappelée à mon devoir de réserve quand je lui avais annoncé ma volonté de prendre exemple sur L… afin de me libérer du carcan du genre.
À l’été 2024, les Jeux olympiques ne sont pas en reste et n’échappent pas aux controverses. A-t-on le droit de concourir dans une compétition féminine alors que l’on est en transition, avec un taux de testostérone dans le sang qui pourrait donner l’avantage ? Le comité olympique s’enferme en conclave. Aucune fumée blanche en vue, à peine quelques concessions montées en épingle.
Se mettre d’accord
Je comprends l’épuisement psychique de Maria, ma copine de papier. Elle veut juste se lever le matin et vivre. Ce qu’elle fait de son corps, ce qu’elle s’injecte dans les veines, avec qui elle couche ne regarde qu’elle. Or, son “Elle” est scruté, analysé voire contesté et il se trouvera toujours quelqu’un pour lui expliquer la dysphorie de genre, les dangers de l’hormonothérapie et le féminisme, le vrai, celui qui sait ce qui doit être.
Même sur les listes syndicales, on se déchire en interne pour savoir si la transidentité est soluble dans le féminisme. Oui mais ou non mais ? Pauvre Maria, tu n’es pas sortie de l’auberge. En plus, tu ne milites même pas dans une association, folle que tu es.
Cet article n’a aucune ambition ou plutôt si, une seule. Quiconque est discriminé·e est défendu·e. Le principe est simple et ne mérite pas que l’on se fasse des nœuds de marin au cerveau. A priori rien ne s’exclut, tout se complète dès qu’il s’agit de combattre le patriarcat et d’éradiquer les métastases du capitalisme.
Karla Maria Gascon
Qu’il me soit permis de finir sur les mésaventures de Karla Maria Gascon et de sa chute dans les abîmes de l’impopularité médiatique. Qu’a-t-elle fait qui justifie que Jacques Audiard qui lui a fait endosser le rôle de Manitas narcotrafiquant devenu Emilia, la repentie pleine de grâce dans son film Emilia Perez, déclare au journaliste qui lui tend son micro, qu’il ne veut plus adresser la parole à son actrice primée à Cannes ?
Karla Maria Gascon a écrit de vilaines choses dans des tweets. Celle qui a dédié son prix d’interprétation à toutes les victimes de discrimination est en fait raciste et stupide, un pléonasme. La presse n’en finit pas de relayer ses excuses inutiles, les exclamations outrées d’Audiard qui essaie de sauver son film en compétition pour les Oscars et les messages d’amour déçu ou de haine recuite, d’internautes en roue libre.
Qui attaque-t-on en réalité ? L’actrice qui, comme n’importe quel autre personnage public, doit apprendre à ne pas débiter des âneries au kilomètre ou la femme transgenre fétichisée qui plus qu’une autre se doit d’être irréprochable comme Emilia dans le film d’Audiard qui, devenue femme et enfin elle-même, sauve les victimes du narcotrafic ? Comme dans une chambre noire où l’image est inversée, Karla Maria Gascon fait le chemin inverse de son personnage, de la lumière des sunlights à l’obscurité des profondeurs.
De la même façon qu’un étranger sans-papiers obtient sa régularisation parce qu’il sauve un enfant de la noyade et fait la une des journaux, la femme ou l’homme transgenre, sous les feux de la rampe, n’a pas le droit à l’erreur ou à l’errance. Si la société accepte du bout des lèvres de reconnaître qu’il/elle n’est peut-être pas malade, déviant·e ou très malheureux·se, il/elle doit cependant être plus vertueux·se que n’importe qui et être solidaire de tou·tes les opprimé·es.
Karla Maria Gascon incarne désormais l’actrice transgenre irrécupérable, honnie de tou·tes, bannie des festivals et abhorrée par un réalisateur furieux de ce coup du sort alors qu’il tutoyait presque les anges hollywoodiens.
Fin
Décidément Maria, tu n’es pas prête de pouvoir rêver tranquillement aux oiseaux et aux papillons. Tu es une femme transgenre comme ta créatrice Imogen Binnie et comme elle, on te soupçonnera toujours d’être dans un entre-deux douteux qui autorise les esprits chagrins à penser à ta place et à t’assigner à résidence. Depuis peu, comble de la malchance, tu vis dans un pays où le Président nouvellement élu a décidé que tu n’avais même plus le droit d’exister et qu’il fallait t’effacer de l’espace public.
Au fait, dans quel vestiaire es-tu censée te changer à la piscine, voilà la vraie question, n’est-ce pas ?
Sophie Carrouge
Nevada, Imogen Binnie, (Traduction Violaine Huisman), Gallimard, 2023, 304 p., 23€.
À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr