À quoi sert la littérature ? Je suis tentée de répondre à rien, me rappelant la phrase lapidaire d’une amie de jeunesse écrivant et dessinant comme moi : l’Art, pour rien.
Ce “rien” englobe en fait le territoire infini de ce qui échappe aux buts et intérêts de la société telle qu’elle fonctionne : la littérature pas plus que l’art n’est là pour servir qui que ce soit, et quoi que ce soit. Servir, c’est être utile. Pour l’écrivain·e, lui rapporter quelque chose : argent, vanité, plaisirs mondains, célébrité. Et donc, de lui valoir moult relations. Dans la mesure où le moindre prestige, une quelconque réussite, suscitent la jalousie, aucune amitié liée à l’écriture ne sera sans mélange, voire sans calcul. Parmi les envieux·ses et les concurrent·es potentiel·les, elle nous vaudra des inimitiés.
En ce qui concerne notre être, la littérature au sens large en est indissociable. Pour nous, écrire c’est vivre. L’écriture qu’on peut appeler largement littérature quel que soit le genre de l’œuvre ne nous sert donc pas : elle n’apporte rien qui n’existe déjà en nous-même, le maniement du langage écrit nous permettant cet accouchement de soi à répétition. À un bossu demanderiez-vous “À quoi (te) sert ta bosse ?”. Pourtant, je ne dirai pas qu’il s’agit seulement d’une dimension névrotique du moi réclamant sa satisfaction régulière, même s’il y a un peu de ça. Je vois plutôt la littérature dans sa genèse comme une chair spirituelle s’élaborant en continu et à laquelle on ne peut attenter, qu’on ne peut laisser dépérir, sans mettre sa vie en danger.
La dimension politique de la littérature lui permet d’échapper à ses auteur·es et de soutenir indirectement un certain nombre de luttes. Dans ce cas on utilisera la forme transitive du verbe : la littérature ne sert pas au combat, elle le sert 1.
Pour le lecteur, la lectrice le verbe “servir à” ne convient pas davantage : sans que sa vie physique comme mentale la réclame expressément pour prospérer, la littérature le/la nourrit intérieurement, lui fournit ce qu’il/elle n’aurait pas songé à réclamer, l’aide à combler un besoin profond, voire inconscient. Tel un rêve éveillé. À des moments cruciaux les livres permettent de survivre.
D’où la joie qui nous inonde quand une description, un dialogue de roman, la réflexion d’un essai, un élément biographique nous atteignent en plein cœur : celle, éperdue, de trouvailles ou de retrouvailles, qui nous met les larmes aux yeux. Comme devant un tableau, une sculpture, où à l’écoute d’une musique, d’une chanson, quelque chose en nous s’écrie : c’est exactement cela, je l’ai trouvé sans l’avoir cherché !
C’est cette gratuité, cette absence de recherche qui ne supprime pas la possibilité d’une quête plus profonde de ce qui est inconnu de soi, qui rend cet émerveillement si intense. Un état de grâce.
Marie-Claire Calmus
- Voir la Chronique n°231 : Futilité et utilité du volume 5 des Chroniques de la Flèche d’Or, Éditions Rafael de Surtis, 2017. ↩︎