Vu d’Allemagne
Je croyais les connaître, les reconnaître : les fascistes, les fachos, l’extrême droite. Antifasciste depuis mon plus jeune âge, je croyais savoir à qui on avait à faire.
Étudiante à la Fac des lettres de Rennes, j’ai vu, un jour, un commando mené par un grand gars portant un long manteau brun, débarquer avec fracas dans un amphi, sommant notre prof d’allemand, un pied-noir récemment arrivé, de se déclarer partisan de l’Algérie française. Il a refusé, le groupe a continué à parcourir les couloirs en criant “Algérie française” !
Le grand gars, c’était Le Pen ! Sur ses talons, un étudiant qu’on connaissait, petite noblesse locale ultra-catholique et possédante. Ce devait être en 1960.
En juin 68, j’ai vu la place de Mont-Saint-Aignan, proche de l’université (de Rouen), se remplir de voitures. Des hommes plutôt musclés en sortaient. J’ai vu des matraques et des armes dans les coffres. Ils ont mis des masques et des casques et se sont dirigés vers la Fac de lettres que les occupants et occupantes s’apprêtaient à quitter.
Au moment même où ces commandos s’approchaient des bâtiments, des CRS sont arrivés et ont pris position devant le bâtiment, laissant passer les fachos et contenant les manifestant·es et les curieux·ses. Les fachos ont saccagé la Fac sous la protection de la police. Des photocopieuses ont été jetées par les fenêtres, les livres de la bibliothèque ont été brûlés. Le lendemain, le journal local titrait : “Voilà dans quel état les gauchistes ont laissé la Fac”.
Là, on a reconnu les fachos, on a vu l’adversaire, mais on a aussi vu qu’ils faisaient le sale boulot pour la droite. Le candidat de droite de la circonscription était là.
Plus tard, en Allemagne, une scène un peu semblable s’est déroulée sous mes yeux. Lors d’une mobilisation contre l’extension de l’aéroport de Francfort, des groupes de jeunes hommes en civil sont venus se mêler, un dimanche, aux manifestant·es de tous les âges réuni·es face aux forces de l’ordre bottées, casquées, avec boucliers et matraques. Ils ont lancé des branches sur ces défenseurs de l’ordre capitaliste. C’étaient eux-mêmes des flics, bien musclés et entrainés.
Les copains d’en face ont attaqué. J’ai rarement couru aussi vite, dans la forêt.
Mais là, déjà, c’est plus difficile de reconnaître le facho. Il avance masqué.
Au moins, quand, au cours de décennies, on a pu voir des crânes rasés, des nuques puissantes, quand on a vu des bras levés, lu des slogans sur les vestes, on voyait clairement l’extrême droite. On avait même appris à reconnaître les tatouages, les marques de vêtements et de chaussures. On déchiffrait les codes secrets, les signes de reconnaissance.
Quand est apparu le parti AfD (Alternative pour l’Allemagne), fondé dans la région où je vis, on a identifié leur idéologie. Je les ai côtoyés pendant cinq ans, leur racisme ne faisait aucun doute. On se sentait en terrain connu.
Mais, depuis quelque temps, les choses se compliquent
Moi qui pense avoir été antifasciste depuis ma jeunesse, me suis fait traiter de fasciste, car les “vrais fascistes, ce sont les antifascistes”. J’ai juste eu le réflexe de dire “stop”.
J’ai été confrontée, en France et en Allemagne, à des affirmations telles que “Nous sommes dans une période pire que le Troisième Reich”, ou bien “Nous sommes les nouveaux Juifs et Juives” (nous=les non-vacciné·es).
“Nous sommes en 33 !” ou bien encore “Macron pire qu’Hitler”. Tout ce que j’ai pu opposer à ce type de discours a été d’interdire à ces personnes de faire allusion au Troisième Reich et de se comparer aux Juifs et Juives.
Combien on se prend à regretter les fachos d’autrefois, leur racisme évident, leur négationnisme.
En Allemagne, j’en ai rencontré. Il y en a dans le parti AfD, par exemple le professeur de lycée Höcke. Au moins, là, on est à l’aise, on peut le qualifier de fasciste, on en a même obtenu le droit par décision de justice.
Mais que faire quand on a devant soi un “Querdenker” qui sert un cocktail d’antivax, de conspirationisme, de révisionnisme… Je ne suis pas la seule à être confrontée à ce phénomène, j’ai parlé à des personnes qui vivent cette situation en France ou en Allemagne, dans leur entourage immédiat.
Dans un village voisin, des centaines de personnes participent tous les lundis à des “promenades”. Le lundi fait référence à l’Allemagne de l’Est avant la réunification. Parmi les slogans, il y “Wir sind das Volk” (“Nous sommes le peuple” ou plutôt “C’est nous le peuple !”). Il y a aussi le mot “Widerstand” (“Résistance”). Toutes les références sont brouillées.
On commence à trouver, dans la presse, des ébauches d’analyse du phénomène : tout le monde s’accorde à dire qu’il y a mécontentement.
Personne ne conteste le droit d’avoir des doutes sur l’efficacité des vaccins.
Beaucoup pensent que l’extrême droite organisée sous une forme ou une autre (parti, groupes, milices) récupère le mécontentement et cherche à le canaliser vers une remise en cause de la “Démocratie”. La presse est la cible d’attaques parfois violentes, la classe politique également.
Instagram, Telegram, etc. diffusent les infos, les mots d’ordre.
Pendant des mois, on a entendu : “Merkel muss weg !” (il faut que Merkel parte). Maintenant qu’elle a disparu de la scène politique, ce sont plutôt des médecins, des directeurs et directrices d’écoles ainsi que des pasteurs qui sont la cible. Les attaques verbales, les menaces ne se comptent plus.
Le désarroi subsiste, pourquoi ?
Parce que nos ripostes ne semblent pas adaptées à une situation nouvelle. Les gros bras et les nuques épaisses sont derrière. Devant, des personnes appartenant aux classes moyennes
Le livre de Hans Fallada Kleiner Mann, was nun ?, qui décrit la montée du nazisme sur fond de crise et de chômage, interpelle les gens modestes, désorientés. À la fin du livre, le “héros”, un vendeur de grand magasin en chômage, voit passer deux manifestations : les nazis et les communistes. La question reste posée “Was nun ?” (Alors ?). C’était en 1932. Et maintenant ?
Où en sommes-nous en France ? Comment est-ce possible qu’un Éric Zemmour puisse postuler aux plus hautes fonctions de l’État ? Que représente Marine Le Pen ? Qui est Emmanuel Macron ?
Où en sommes-nous en Allemagne ? Le nouveau gouvernement présente plutôt bien. L’élégance est discrète, les propos mesurés. Pas de termes tels que “emmerder”, pas de vociférations.
Pendant ce temps, l’idéologie d’extrême droite vocifère moins, elle aussi. Est-ce bon ou mauvais signe ?
Les Verts si “smart”, si “glamour” ne sont pas au-dessus de tout soupçon. Madame la Ministre des Affaires Étrangères a été accusée de plagiat et a dû retirer de la vente un livre médiocre. Elle parcourt le monde avec élégance, mais on se demande quelle qualification elle avait pour accéder à ce poste.
Les dirigeant·es des Verts font l’objet d’une enquête pour abus de biens sociaux. Ils/elles s’étaient accordé des “boni”, confondant leur parti avec une entreprise…Il paraît qu’ils/elles ont déjà remboursé les sommes perçues, la perte de crédibilité est cependant considérable.
Robert Habeck, qui pourrait tout à fait poser pour un catalogue de mode, donne déjà des signes de stress maintenant qu’il est ministre de l’économie et de la transition écologique.
Le conducteur de Porsche du FDP, Christian Lindner, quant à lui, a l’air content. ll est dans son élément, n’ayant à la bouche que le mot “liberté”, liberté d’entreprendre, de faire des bénéfices, de ne pas se faire vacciner.
Le ministre de la santé, Karl Lauterbach, continue à se produire sur les plateaux de télévision. Où il pourra bientôt rencontrer Sarah Wagenknecht, antivax convaincue, qui se remet lentement du Covid.
La politique internationale semble évoluer dans un épais brouillard. Le chef de la flotte a fait un grand discours lors d’un voyage en Inde. En lieu et place du gouvernement, il a exprimé les positions de l’Allemagne sur les relations avec la Russie, avec l’Ukraine, avec la Chine. Personne ne l’en avait chargé ! L’amiral a été envoyé sur le champ en retraite.
Au sein de l’armée et de la police, l’idéologie d’extrême droite circule abondamment. L’amiral ne doit pas être le seul à rêver d’un avenir glorieux.
Je viens de voir un film qui n’est pas récent : Wannseekonferenz, diffusé à une heure de grande écoute sur une chaîne publique.
15 hauts fonctionnaires et dignitaires du Troisième Reich discutent, dans une belle villa, à Berlin, de la façon la plus efficace de mettre en œuvre la solution finale. La seule femme présente est une secrétaire qui prend des notes. Ce n’est pas un documentaire, ce sont des acteurs qui jouent ces rôles. L’ambiance est détendue, on boit, on plaisante, on rit. Heydrich préside, Eichmann est là, il sera chargé de faire un compte-rendu à tous les participants.
Sur ces 15 hommes planifiant l’assassinat de 11 millions de personnes, un seul a été condamné : Eichmann. Heydrich a été assassiné, les autres ont continué leur vie de bureaucrates après la guerre. Tous font référence à la nécessité d’empêcher “le grand remplacement” appelé “Umvolkung”.
On dirait un conseil municipal discutant de la construction d’une route ou de l’implantation d’une industrie. On pose des questions sur le nombre de trains, les capacités des camps, le rendement du travail des déporté·es. On consulte des cartes. Nul besoin de décider la solution finale, elle est déjà en marche.
La conférence, comme le film, dure 90 minutes.
Dernière image : l’agenda de Heydrich, où il a coché “Endlösung” (“solution finale”), comme on coche un point de l’ordre du jour déjà traité.
Aucun des participants n’est un monstre vociférant. C’est plutôt feutré, tout juste quelques grossiers personnages rougeauds, qui rient un peu trop fort.
Et nous, maintenant, où en sommes-nous ?
En France ? En Allemagne ? Ailleurs ?
Dans ma bonne ville de Lich, un auteur de ce qu’on appelle “docufiktion” vient de publier une trilogie qui se situe entièrement dans la commune. Au centre, la construction d’un centre de logistique énorme, qui défigure la ville, un “monstre”.
Dans la dernière partie, il met en scène une assemblée de citoyens et citoyennes, dans la mairie isolée du monde extérieur par une tempête de neige, présidée par le maire actuel, SPD, parfaitement reconnaissable. Seul le nom a été modifié.
Thème de la discussion : un homme étrange, sorte de magicien maléfique, semble avoir ensorcelé la commune. Il commet des crimes, il est lié aux puissances de l’argent. Il soumet une question à l’assemblée, qui est inscrite à l’ordre du jour : “Êtes-vous prêts à me donner l’un de vos enfants, tiré au sort ? Si vous acceptez, je partirai avec cet enfant et vous ne me reverrez plus”.
Le maire insiste pour que tout se passe dans le calme, fait taire ceux ou celles qui ont des objections.
Le vote a lieu : une seule voix contre. L’âme damnée de la commune disparaît avec l’enfant.
L’auteur n’est pas avare d’allusions au Troisième Reich.
Dans une partie de la trilogie, des jeunes disparaissent, on cherche des cadavres dans un lac.
Aujourd’hui, mardi premier février 2022, le journal local titre : “On cherche un cadavre dans le lac de S”. C’est la réalité et c’est tout près d’ici. Le procès du meurtrier présumé se déroule en ce moment à Gießen. C’est un prof tout à fait bien de sa personne d’un lycée de la région.
La réalité dépasse la fiction !
Retour à la France
Je reviens à la France ; beaucoup de questions restent posées, quelques certitudes cependant :
- – Macron roule pour le grand capital. Si jamais il perdait les élections, il serait immédiatement recyclable dans la finance, d’où il est venu.
- – Les grands trusts pharmaceutiques profitent de la crise sanitaire.
- – Le régime présidentiel est dangereusement proche des thèses de l’extrême droite.
- – Les plus en danger sont les étranger·es et pas les anti-vaccins, qui risquent plutôt de tomber malades.
- – Les forces qui pourraient s’opposer aux dérives droitières sont divisées.
- – Les bureaucraties sont puissantes dans tous les secteurs et de plus en plus déconnectées de la population.
Was nun ? Et Ehrangers et ?
Françoise Hoenle