Sommaire

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Pour retrouver l’envie de lutter

Deux livres, parus au même moment, peuvent redonner espoir et vitalité combative dans un présent privé de perspectives, tragique et menaçant.

Intégrer les luttes progressistes actuelles

La dimension nouvelle est l’intégration de diverses luttes progressistes dans celle, vieille de plusieurs siècles, à mener autour du salariat. Au sujet de celui-ci sont mis en avant les piliers de cette construction : ajouter la qualification du travailleur·e et le salaire qui lui est associé aux droits du citoyen·ne, indépendamment de la production et de l’emploi, avec avance du salaire – celle-ci supprimant le prêt, l’investissement, la finance qui dans le système actuel régissent et arbitrent les conditions de travail, et au-delà notre présente politique nationale dictée par le remboursement d’une “dette” générale et perpétuelle. Ce salaire avant tout, non versé après que le travail ait été effectué aux conditions du marché, est possible dans le fonctionnement calqué sur celui de la Sécurité sociale dès sa création.

Dans cette avancée s’intègrent divers mouvements : le féminisme et les luttes de terrain comme les ZAD, les maisons de santé autogérées, les coopératives, et des mouvements comme le Soulèvement de la Terre, etc.

Au Loin la liberté peut au premier abord sembler plus distant du politique, dans le sens usuel du mot. Pas plus que Tchekhov, Jacques Rancière ne propose de solutions concrètes à l’injustice, l’inégalité, l’absurdité de certaines vies dans une société malade. Il renoue avec la méthode d’analyse qu’on trouve dans une gamme d’ouvrages liés à la littérature, tel Le Fil Perdu1. Ici, le “terrain” est constitué par plusieurs nouvelles de Tchekhov.

La lumière d’une autre vie possible

La première, Rêves, donne le ton : un détenu, évadé du bagne auquel l’a condamné un crime commis par sa mère et, ayant dissimulé son identité, emmené en déportation en Sibérie, se met à rêver de cette contrée lointaine et miracle… le présent atroce s’abolit et fait place à une image sereine et rayonnante où la nature grandiose fait triompher le rêve et l’espérance. Rêve qui gagne jusqu’à l’un des gendarmes.

Tout au long de ces courtes études, Jacques Rancière virevolte en acrobate d’une nouvelle, d’un personnage à l’autre, avec cette langue vibrante, poétique, parfois indiscernable de celle de certains personnages, et qui fait la singularité de la démarche et l’enchantement de la lecture.

Le philosophe, comme le conteur, se contente de décrire, mais l’éclairage qu’il donne aux faits est celui d’un choix possible : ou la continuation désabusée d’une vie sans intérêt, obscure, vide et insensée, tout juste tolérable, ou bien la lumière d’une autre vie possible. Tout se joue en un court moment, déterminant, qui peut déboucher sur une impasse, un échec, mais aussi, parfois, sur cette autre vie dont nous sommes en quête et dont l’existence possible, voire réalisable, anime certains mouvements historiques comme celui, proche de nous, de mai 68. La liberté qui est “au loin”, rompant avec le fatalisme du “la liberté est loin” comme avec la conviction révolutionnaire. Cette liberté existe, à saisir, à portée d’audace et d’effort.

Chez Vasseur et Friot, c’est, en sus d’une construction didactique et d’une clarté remarquable, la vigueur de la conviction militante qui l’emporte et donne au propos sa force communicative. Chez Rancière c’est cette porte entr’ouverte, suggérée, qui nous pousse à bouger et à espérer sans attendre l’aide d’une pensée ou d’un contexte favorable, sans aucune garantie de réussite et de bonheur. Pour les auteurs des deux ouvrages, tout est risqué et à construire.

Sauter dans l’inconnu, sortir du capitalisme

La plupart des nouvelles choisies par le philosophe sont des histoires d’amour, et comme il le constatait devant le public, cette aspiration à la liberté apparemment lointaine offerte à l’audacieux ou l’audacieuse, est essentiellement le fait des femmes – ce qui rend constamment présente dans l’œuvre l’idée féministe d’une urgente rupture avec l’ordre imposé. Elle exige un sursaut de lucidité et de courage à entretenir, malgré la fermeture des existences, plus totale au XIXe siècle que de nos jours. Les femmes échouent souvent – plus dépendantes des hommes alors – dans leur tentative de rejet du carcan. L’analyse comme la dénonciation publique de l’inégalité de genres se sont généralisées en même temps que la diversité des buts existentiels des femmes. Mais en ces deux moments de l’Histoire, quelque chose peut être tenté, et en cas d’échec aboutira peut-être une autre fois et laissera des traces. L’échec n’est jamais irrémédiable2. Il s’agit de trouver et d’accroître les forces indispensables à un tel saut dans l’inconnu.

De même dans leur analyse méticuleuse du capitalisme, de ses procédures, expédients et ruses, Bernard Friot et Bernard Vasseur intègrent ces luttes à poursuivre : “La dynamique des « déjà là communistes» constitue un bouquet de combats qui ne se confondent pas mais sont inséparables et qui commencent à dessiner ce que pourrait être aujourd’hui une véritable sortie du capitalisme mêlant la conquête de la souveraineté de chacun·e sur sa propre vie, et celle de tous sur ce qu’on peut appeler « l’en-commun des humains », une avancée communiste de l’émancipation humaine comme Marx la pensait […] l’écologie, le féminisme, l’antiracisme, l’examen des crimes du colonialisme sont autant de terrains essentiels des luttes communes”.

Dans Au Loin la Liberté, la description des paysages ne procède pas d’une recherche purement esthétique, mais exprime un soutien et un accompagnement sensible, y compris dans le désespoir, de l’effort des divers “prisonnier·es” – ceux et celles du pouvoir et de la répression, de l’embourgeoisement, de l’argent, du sexisme et du mariage conforme d’où la passion s’est retirée. La Nature en son déploiement, avec ses beautés, ses métamorphoses, ses surprises, ses ressources et son déploiement est la plus sûre et ferme des compagnes dans cette marche vers la liberté : “Ce concert du soir est suivi d’un ballet d’ombres où les formes sombres découpées par le clair de lune prennent un aspect fantastique et viennent se confondre avec toutes les figures forgées par les légendes de la steppe, les récits des voyageurs et les contes des nourrices. Tout se passe comme si c’était le paysage lui-même qui se racontait ou se chantait en un récit-monde où la distinction même du réel et de la fiction se trouve abolie.”

Cette présence poétique peut être celle d’une chanson populaire, du chant d’un butor, qui sauvent du désespoir et de la nuit le héros ou l’héroïne. “[Elle unit] aux accents de la tristesse ceux de la consolation.”

L’audace nécessaire

“Mais qu’est-ce que la liberté ?” demande, lors d’une présentation publique, un jeune homme à Jacques Rancière. “C’est savoir que sa vie a un sens” répond le philosophe.

Sur France-Inter, à Charline, à la fin de son émission du samedi soir rondement menée où, poursuivant son jeu au bord de l’effronterie, elle propose à son invité de partir avec elle afin de commencer, comme y invite le livre, une nouvelle vie, Jacques Rancière répond : “Je ne sais pas, je n’ai pas l’habitude de la liberté”… Il n’y a pas là seulement une pirouette humoristique en contradiction apparente avec les intentions d’Au Loin la liberté. Un peu décalé sous l’effet de la brusquerie de l’attaque, le propos peut faire allusion à l’autre face de l’audace nécessaire pour “changer la vie” : cette préparation au saut à venir, lente, douloureuse, traversée de reculs, une durée combative à contre-courant du temps mort de l’habitude, de la servitude sans laquelle ce saut ne se fera pas. Le temps long de l’effort lucide contre celui de la passivité, du consensus, avant le temps bref du tournant décisif. “Le moment où il a été possible de regarder son destin en face. […] Et il leur était clair [à tous deux] que la fin était loin, loin, et que c’était seulement le plus compliqué et le plus laborieux qui commençait”.

C’est parce que la liberté est loin, conclut Rancière, qu’il faut s’obstiner à “poursuivre le commencement […] parce que ce commencement n’est pas au commencement, qu’il est une rupture, un tournant […] dont le destin se rejoue à chaque moment”.

Ni Bernard Friot ni Bernard Vasseur ne le désavoueraient.

Tous trois, à leur mode, répondent à cette définition de l’écrivain que propose le philosophe : “L’écrivain n’est pas le maître à penser délivrant des préceptes aux constructeurs de l’avenir. Mais il n’est pas non plus le solitaire qui grave ses phrases dans le marbre pour l’éternité. Il est celui qui accompagne de son chant devenu anonyme une vie présente qui doit se soucier à chaque moment de se rendre plus belle”.

Marie-Claire Calmus

 Au loin la liberté – Essai sur Tchekhov, Jacques Rancière, La Fabrique, 2024, 13 euros.

Le communisme qui vient, Bernard Friot et Bernard Vasseur, La Dispute, 2024, 15 euros.

À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr

  1. Jacques Rancière, Le Fil perdu. Essai sur la fiction moderne, La Fabrique, 2014. ↩︎
  2. Voir la Chronique 435 du livre 9 des Chroniques de la Flèche d’Or : Échec et Défaite. ↩︎