“Je revendique le statut de forçat. Avoir un boulot, réussir à gagner sa vie, c’est déjà énorme. Je pense à nombre de mes talentueux collègues qui ont du mal à enchaîner les traductions pour vivre. À titre personnel, ça m’est égal d’être reconnu. En revanche, vis-à-vis des lecteurs, je milite pour que le nom de la traductrice ou du traducteur figure sur la couverture.” (N.R.)
Nicolas Richard est l’autre (avec Benoît Tadié) nouvelle voix française de Raymond Chandler, dans La femme dans le lac (The lady in the lake)… Relire le grand Ray dans une nouvelle et belle collection classique de la Série noire de Gallimard (dirigée par Stéfanie Delestré) fut un plaisir et on le doit à son traducteur. Nicolas Richard parle de Chandler mais aussi de lui…
L’Émancipation : Je crois avoir lu que vous êtes devenu traducteur sans vraiment le vouloir. Est-ce vrai ?
Nicolas Richard : Moi, c’est un peu le contraire : je ne me suis pas rendu compte du glissement qui s’opérait ; c’est seulement après avoir traduit une demi-douzaine de livres qu’il a bien fallu que j’admette que j’étais en train de devenir traducteur, insensiblement, sans jamais m’être dit un beau jour : voilà, c’est ça que je veux faire ; j’avais traduit des livres parce que ça me paraissait la chose à faire à ce moment-là.

C’est tout à fait vrai, je confirme. Quand j’avais la vingtaine, je cherchais par tous les moyens à avoir le plus de temps possible pour lire et écrire. Finalement, quarante ans plus tard, ça n’a pas vraiment changé !
L’Émancipation : Est-ce pour cela que vous avez publié Par instants, le sol penche bizarrement – Carnets d’un traducteur 1 ? Pour rétablir une hasardeuse vérité ?
N. R. : J’ai écrit Par instants, le sol penche bizarrement – Carnets d’un traducteur avec deux objectifs en tête. D’une part montrer comment je travaille en tant que traducteur et faire comprendre ce qui se passe lorsqu’on traduit : dans le livre, je retiens des phrases en anglais que je décortique, analyse et dont je discute les traductions possibles. D’autre part présenter une série d’auteur·es pas nécessairement très connu·es mais qui méritent absolument d’être lus, comme Valeria Luiselli, Miranda July, Paul Beatty, Tom Drury, Rabih Alameddine, Garth Greenwell, Kwame Anthony Appiah, Russell Hoban, Zach Schomburg, Charlie Smith, Jim Dodge, Mike McCormack, etc.
L’Émancipation : Quand et comment avez-vous rencontré Chandler ?
N. R. : Il y a eu une époque où j’avais terminé mes études et me consacrais exclusivement à l’escalade en falaise (si, si !). Je n’avais pas un rond, dormais sous la tente et la lecture intensive était mon unique activité lorsque je n’étais pas dans les voies avec mon baudrier et mes mousquetons : je lisais alors un bouquin tous les deux jours, et c’est à cette période que j’ai découvert, dans un joyeux désordre, toute une gamme de ce que je percevais à l’époque comme des “romans policiers” : Chandler, Hammett, Chase, Villard, Pennac et surtout mon chouchou, celui qui m’a le plus impressionné, le grand Jean-Bernard Pouy.
L’Émancipation : Quel était le projet de la Série noire en retraduisant La Dame dans le lac (The Lady in the Lake) de Raymond Chandler ? Quel était votre cahier des charges ? 2 Et, en premier lieu, pourquoi La Dame dans le lac et plus La Dame du lac ?
N. R. : La Série Noire voulait de nouveau attirer l’attention sur un auteur américain majeur. Je n’ai eu ni cahier des charges ni consignes particulières. Pour moi, c’était un honneur et un défi de plancher sur la traduction de The Lady in the Lake, de même que ce fut un défi et un honneur de retraduire Howl et Kaddish d’Allen Ginsberg ou de traduire Inherent Vice et Bleeding Edge de Thomas Pynchon : des “classiques modernes” qui ont marqué en profondeur la littérature américaine.
Quant au titre, The Lady OF the Lake, c’est la légende arthurienne, alors que The Lady IN the Lake c’est la légende chandlérienne. Je suis fidèle à la démarche de l’auteur : je traduis ce qu’il a écrit !
L’Émancipation : Que pensez du fait que Chandler semble “éviter” de nommer la mort la mort lui préférant l’image du grand sommeil ou, comme vous le faites remarquer dans votre préface en utilisant le terme de “quelque chose” : “Quelque chose qui avait été un homme” (p.12) ?
N. R. : Il y a toutes sortes de trouvailles stylistiques chez Chandler ; éviter de désigner la mort en est une parmi de nombreuses. Il qualifie (VO page 3) un sourire de “fluffy” (doux ? molletonné ? pelucheux… Un sourire de chaton mignon, quoi !) Pour décrire un coup de couteau dans le dos, il écrit (VO page 11) : “stick it into me and break it off” (littéralement : me l’enfoncer et casser la lame) ; il joue sur les doubles sens, comme lorsque Marlowe dit (VO page 72) “you might have got yourself a story”, maintenant ainsi l’ambiguïté possible entre la vie personnelle de la jeune femme et l’idée d’un scoop journalistique. De manière plus générale, ce qui me frappe dans The Lady in the Lake, c’est que l’auteur parvient à nous emmener dans une intrigue résolument embrouillée, en mettant en scène une galerie de personnages hauts en couleur, tout en s’exprimant dans un style dense, efficace, souvent poétique.
L’Émancipation : Êtes-vous “plutôt hammettien” comme votre collègue Benoît Tadié 3 ou franchement chandlérien (comme Patrick Raynal) ? Ou pensez-vous ce débat dépassé, surfait, voire ridicule ?
N. R. : Je ne trouve pas que ce débat soit ridicule. Il n’est jamais neutre de se revendiquer d’un auteur. D’ailleurs, Raymond Chandler a découvert et “appris” le roman policier, si on peut dire, en lisant… Dashiell Hammett ! Moi, j’ai choisi mon camp : je suis Jean-Bernard Pouyien !
L’Émancipation : Seriez-vous prêt à rempiler pour traduire un autre Chandler ? Lequel ? Ou auriez-vous une autre proposition à faire à Stéfanie Delestré, directrice de la Série noire, pour une autre œuvre ?
N. R. : Je ne suis pas certain que la Série Noire ait en tête de relancer une traduction de Chandler. Affaire à suivre. J’aurais d’autres propositions à faire à Stéfanie Delestré, mais pour l’instant c’est top secret ! Disons que plusieurs teintes de noir me séduisent, Cosmix Banditos d’Alan C. Weisbecker par exemple, ou bien, à l’autre extrémité du spectre Cul-de-sac de Douglas Kennedy (si, si !) ou encore, autre nuance de noir, Brouillard sur Mannheim de Bernard Schlink et Walter Popp.
L’Émancipation : Vos spécialités qui vous orientent vers la littérature états-unienne (Crews, Brautigan, Powers, Kotzwinkle…) vous empêchent-elles de vous intéresser au roman noir français ?
N. R. : Le genre (noir ou pas noir), la date de parution (actualité ou pas) et la nationalité de l’auteur·e ne sont pas des critères pour moi. Parmi les derniers livres qui m’ont frappé il y a l’incroyable bio de Kafka par Reiner Stach ; j’ai été dérouté et emballé par Ne pleure pas sur moi de Samuel Lebon. Le dernier excellent polar que j’ai lu c’est Dolores ou le ventre des chiens d’Alexandre Civico. Il y a des errances mystérieuses qui s’apparentent au roman noir et que j’adore, je pense à Un corps tropical de Philippe Marczewski. Des textes comme Triste tigre de Neige Simmo ou Le consentement de Vanessa Springora sont à certains égards plus glaçants, plus sombres mais aussi plus lumineux que bien des romans noirs.
L’Émancipation : De combien de traductions êtes-vous responsable ? Quelle est celle qui vous a posé le plus de problèmes ? Celle qui vous a valu le plus de louanges ?
N. R. : Ma culpabilité s’étend aujourd’hui à plus de 130 traductions. Le plus de problèmes ? Enig Marcheur de Russell Hoban (éd. Monsieur Toussaint Louverture) : un roman écrit dans une langue inventée, le riddleyspeak… pour lequel il a fallu que j’invente une langue : le parlénigm !
L’Émancipation : Qui, pensez-vous, devrait être, et malheureusement ne l’est pas (encore), traduit en français ?
N. R. : Il faudrait traduire Daniel Levin-Becker en français. Son What’s Good (City Lights) est un concentré d’érudition et d’humour.
L’Émancipation : Quand on lit du noir anglo-saxon, on le lit dans le texte ou on peut lire la “version d’un collègue” ? N’est-on pas tenté de travailler en lisant ? De ne pas pouvoir s’empêcher d’aller vérifier l’original ?
N. R. : Il est rare que je lise en VF un livre écrit en anglais. D’ailleurs, à toutes celles et à tous ceux qui lisent l’anglais, je dis : Ne lisez pas mes traductions. Lisez la version originale !
L’Émancipation : Les traducteurs, traductrices ont été longtemps des “forçats de l’underwood” selon l’expression de Gilles Morris-Dumoulin 4. Et aujourd’hui ? Vous sentez-vous reconnu ?
N. R. : Je revendique le statut de forçat. Avoir un boulot, réussir à gagner sa vie, c’est déjà énorme. Je pense à nombre de mes talentueux collègues qui ont du mal à enchaîner les traductions pour vivre. À titre personnel, ça m’est égal d’être reconnu. En revanche, vis-à-vis des lecteurs et lectrices, je milite pour que le nom de la traductrice ou du traducteur figure sur la couverture. Lire Shakespeare traduit par Émile Montegut, François-Victor Hugo, Jean-Michel Déprats ou André Marcowicz, ce n’est tout de même pas la même chose !
L’Émancipation : Êtes-vous agacé, énervé, indifférent qu’on ne parle des traducteurs et traductrices que quand on pointe leurs erreurs (affaire Millénium) ou pensez-vous que la plus grande qualité d’un texte traduit est quand on ne s’aperçoit pas qu’il l’est ?
N. R. : Il m’arrive souvent de lire dans la presse des mots élogieux au sujet des traducteurs et traductrices. En tout cas, je pense qu’il faut parler des personnes qui se chargent de faire passer les textes d’une langue à l’autre, que ce soit du mandarin, du farsi, du serbe, de l’espagnol ou de l’allemand. Ne pas faire croire que les livres écrits dans une langue étrangère s’écrivent tout seuls, c’est ça qui compte.
L’Émancipation : Que pourriez-vous dire de votre carrière d’auteur ? Mettre entre parenthèses n’est-elle pas une façon aussi de mettre en avant (on sait que Philippe Jaenada y excelle) ?
N. R. : Que ce soit les livres que je traduis ou ceux que j’écris, je n’y pense pas en termes de carrière. Les livres que j’ai écrits, j’ai eu la chance qu’ils soient publiés et lus, c’est ce qui compte, aussi bien un projet fou comme Les Soniques (signé Niccolo Ricardo et Caius Locus), que mes romans (La dissipation et La chanteuse aux trois maris) ou encore l’essai que vous avez eu la gentillesse de mentionner plus haut (Par instants…)
L’Émancipation : Quelle serait la réponse à la question que je ne vous ai pas posée ?
N. R. : Pour répondre à la question que vous ne m’avez pas posée, et que je ne vous ferai pas l’affront de formuler ici, je paraphraserai Hervé Le Tellier : “C’est comme tout, ça dépend”.
L’Émancipation : Merci Nicolas Richard.
Entretien réalisé par François Braud
Voir aussi : “Je suis fidèle à la démarche de l’auteur ; je traduis ce qu’il a écrit !”
- Robert Laffont, 2021, 486 pages, 22 € 90. ↩︎
- Lire la préface (pages 7 à 14) de La Dame dans le lac (The Lady in the Lake), Série noire classique, Gallimard, 332 pages, 14e. ↩︎
- Qui a traduit dans la même collection chez le même éditeur Le Grand sommeil (lire l’entretien avec Benoît Tadié sur bbb). ↩︎
- Expression employée pour les écrivains payés au lance-pierre pour une production pléthorique. ↩︎