On l’a appelée SBZ, zone d’occupation soviétique, ou bien die Zone, la zone… Ou bien encore l’Allemagne de l’Est, les Länder de l’Est. Ensuite, ce fut la DDR, Deutsche Demokratische Republik, en français la RDA.
Maintenant, on parle de l’ex RDA.
Une amie très alarmée par la montée du parti AfD, Alternative pour l’Allemagne, surtout dans les trois Länder de l’Est, me demandait récemment ce qui distinguait les Allemand·es de l’Est des autres, je n’ai pas pu répondre immédiatement. Après mûre réflexion, j´ai décidé de choisir, pour commencer, une autre approche : comment ce qu’on appelle maintenant l’ex RDA a été perçue par l’Ouest au cours des décennies écoulées depuis la Seconde guerre mondiale. Ce sera un témoignage, car j’ai vécu en Allemagne Fédérale, puis dans l’Allemagne réunifiée, pendant la plus grande partie de ma vie. Ensuite, j’essaierai de reconstituer comment les Allemand·es de l’Est pouvaient percevoir l’Ouest. Ce n’est qu’après tout ce parcours que je tenterai de répondre à la question posée par mon amie, qui a bien des raisons personnelles de se poser des questions, car elle a survécu avec sa maman aux rafles, cachée dans un monastère de la région lyonnaise.
La “Zone”
Dans un premier temps, l’Allemagne, pour nous qui étions à l’Ouest, c’étaient les zones d’occupation américaine, anglaise et française. Il y avait bien des réfugié·es de la “Zone”, une contrée lointaine qu’on s’imaginait noyée dans le brouillard, truffée de caméras, de micros cachés, d’agents doubles, d’informateur·trices et dénonciateur·trices, dans une ambiance digne du film Le troisième homme, mais peu de personnes, en Allemagne de l’Ouest, la connaissaient ou voulaient en parler. La RDA était cependant très utile, car quiconque osait critiquer la politique plus que réactionnaire de la CDU s’entendait dire : “Geh mal rüber !”, ce qui signifie à peu près “Va de l’autre côté !”
En 1959, assistante de français au lycée de Flensburg, à la frontière danoise, j’ai été priée d’accompagner une classe à une exposition installée dans la grande salle du lycée. Je suis allée voir de quoi il s’agissait et n’ai jamais oublié le choc ressenti en voyant l’affiche : “Die DDR, ein einziges Konzentrationslager” (La RDA, un camp de concentration), sur fond de barbelés. C’était avant la construction du mur. J’ai refusé d’y aller avec une classe et ai protesté auprès de la direction, demandant comment, si peu de temps après la libération, on pouvait utiliser ainsi le mot “KZ”. On m’a répondu qu’il n’y avait pas eu de libération, mais une “Invasion”. Seuls deux profs voyaient les choses comme moi, un prof de français et le pasteur de l’église protestante en charge des cours de religion.
Je m’occupais d’une 13ème classe qui présentait le français au Bac cette année-là et n’avait plus de prof de français. Parmi eux, les enfants de Nazis notoires, car Flensburg avait été le refuge de l’amiral Dönitz et des jusqu’auboutistes du nazisme. Mais je m’entendais très bien avec ces jeunes gens, très désireux d’aller en France. Leurs regards se tournaient vers Paris, la Méditerranée, ils/elles rêvaient tout haut. Leurs rêves étaient réalisables.

Pendant ce temps, la DDR, la mal-aimée, devenait une puissance économique dont le système ressemblait de plus en plus à celui de l’Union Soviétique. Il arrivait que des personnes y soient allées et en soient revenues saines et sauves… On racontait qu’on y construisait des voitures toutes petites, dont la carrosserie était en plastique, voir même en carton, qu’il fallait attendre 10 ou 15 ans pour en avoir une, qu’il fallait travailler un mois pour avoir une paire de chaussures, qu’il y avait de longues files d’attente devant les magasins, qui avaient tous les mêmes produits. Des photos circulaient à l’Ouest. On y voyait des petits enfants, dans les crèches, assis à heures fixes sur des pots, symbole d’une éducation autoritaire. De plus en plus, l’Ouest se construisait une image de liberté et d’abondance qui, au cours des décennies, arrivait jusqu’aux yeux et aux oreilles de ceux et celles qui avaient un nouveau surnom “Ossis”, dérivé péjoratif de “Ost”, l’Est.
Bientôt, les gens de l’Est ont pu voir la télévision de l’Ouest, moins pleine de clinquant qu’aujourd’hui, mais présentant un monde où il fait bon vivre. À l’époque de Goethe, l’objet de toutes les nostalgies était l’Italie. “Kennst Du das Land, wo die Zitonen blühen ?” (Connais tu le pays où fleurissent les citronniers ?) chante Mignon dans le poème de Goethe mis en musique par Schumann en 1849 “Dahin, dahin, Ô mein Geliebter, will ich mit Dir ziehen” (C’est là, Ô mon bien-aimé, c’est là que je veux aller avec toi.) Les jeunes d’Allemagne de l’Est ressentaient une irrésistible attirance pour l’autre Allemagne. En juillet 1961, ils/elles furent 30 000 à fuir vers l’Ouest, attiré·es peut être aussi par les citronniers en fleurs de l’Italie.
Le mur et sa chute
Quand, en août 1961, un mur fut construit pour empêcher cet exode massif, quand la frontière entre Est et Ouest fut rendue hermétique, les plus jeunes, les mieux formé·es n’en cessèrent pas pour autant de rêver de l’Ouest, terre de liberté et d’abondance. On disait que des tunnels étaient en train d’être construits sous le mur de Berlin, de 1961 à 1989, des centaines de personnes ont payé de leur vie leur tentative de fuite.
Et puis ce fut la “chute” du mur de Berlin le 9 novembre 1989. Aucun sujet n’a autant passionné mes élèves. “Die Mauer ist gefallen !” (Le mur est tombé) L’idée que s’en faisaient les plus jeunes était un peu celle d’un tremblement de terre, mais c’était plutôt un raz de marée qui a submergé Berlin.
Quelques jours plus tard, des centaines de “Trabi”, comme les Allemand·es de l’Est appelaient leurs Trabant, arrivaient en Hesse, depuis la Thuringe voisine. En Sarre aussi, des familles entières arrivaient en voiture, par le train ou en bus, venant rendre visite à des oncles, tantes, cousins, cousines dont la frontière les avait séparé·es.
Des milliers de jeunes Sarrois·es, considéré·es par les Nazis comme peu sûr·es, trop francophiles, avaient en effet été déporté·es dans la région de Iéna en 1940, les retrouvailles étaient chargées d’émotion.
La réunification ou le dépeçage
La question était posée : comment allait se faire la réunification ?
Comment la population de l’Est voyait son propre avenir, après des décennies de vie dans un système qui laissait peu de place aux libertés individuelles, mais avait été ébranlé de l’intérieur par l’exode massif et les manifestations dites du lundi ?
Je me souviens d’une rencontre dans le train Sarrebruck-Francfort, qui déjà allait jusqu’à Dresde.
Une famille, les parents et deux petits garçons, était encore toute éblouie par leur visite à des cousins. Les enfants se gavaient de chocolat et de bananes. Nous avons pu causer pendant deux heures
Le père et la mère travaillaient, les enfants allaient à l’école et étaient ensuite pris en charge dans un lieu appelé Hort, le foyer. Je leur ai demandé s’ils étaient inquiets pour l’avenir. La question ne semblait pas avoir de sens pour ces personnes d’une trentaine d’années. Je leur ai dit que les aspects positifs de la RDA ne seraient pas préservés, s’ils ne les défendaient pas. La réponse fut : “On n’a pas peur, même si on est en chômage, on vivra mieux qu’avant. Notre cousin sarrois n’a pas de travail, mais il vit très bien, il a même une Mercedes”. Je leur ai dit que les capitalistes de l’Ouest n’avaient aucun intérêt à maintenir une activité industrielle à l’Est, que le système scolaire allait être modifié, qu’ils allaient rencontrer beaucoup de problèmes. Ils/elles ne me croyaient pas.
Il y avait certainement beaucoup de Ossis plus conscient·es de la situation que cette gentille famille, mais je pense que la majorité de la population avait une bonne dose de naïveté.
Voilà donc des millions de personnes confrontées sans préparation à la réunification. Le chancelier Kohl leur avait promis “blühende Landschaften” (des paysages florissants), autre expression pour des lendemains qui chantent, mais ce fut un choc. En l’espace de peu de temps, l’économie de l’ex RDA fut liquidée par un organisme appelé “Treuhand”. Pour un mark symbolique, une usine pouvait changer de mains, le prix des terrains n’était même pas évalué. Une nuée d’hommes d’affaires s’abattit sur un pays désemparé.
La réalité du racisme des années 90
En 1990, mon mari et moi sommes allés plusieurs fois à Erfurt, seuls ou avec un groupe de syndicalistes. Nous avons, au tout début de la réunification, découvert un aspect de l’ex RDA que nous ne soupçonnions pas : le racisme, la présence un peu partout de groupes néo-nazis constitués.
En plein centre de Erfurt, des jeunes au crâne rasé munis de battes de baseball préparaient, dans un MacDo qui n’avait pas tardé à ouvrir et leur servait de quartier général, une razzia contre les étrangers, encore peu nombreux.
Une visite auprès d’un syndicaliste chargé de construire le DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund), Confédération allemande des syndicats, sur le modèle de l’Ouest a révélé l’ampleur du problème. Ce jeune homme d’origine italienne craignait pour sa vie. Il nous a raconté que les premiers demandeur·euses d’asile envoyé·es en vitesse en Thuringe étaient en danger permanent, qu’il y avait eu des morts. À partir de 1991, une vague d’attaque de foyers de demandeurs d’asile a déferlé non seulement à l’Est, mais aussi à l’Ouest. J’ai moi-même entendu les pompiers lorsque le foyer de Sarrelouis, pas loin de chez moi, fut incendié. Un jeune Ghanéen mourut dans les flammes.
À Hoyerswerda, en Saxe, les attaques racistes commencèrent le premier mai 1990 aux cris de “Deutschland den Deutschen” (L’Allemagne aux Allemands).
Le 16 septembre 1991, ce fut l’attaque du foyer de travailleurs du Vietnam et du Mozambique à Hoyerswerda, ainsi que des attaques d’une grande brutalité contre le foyer de demandeurs d’asile. Suivirent, partout dans l’Allemagne réunifiée, 78 attaques racistes de grande ampleur.
Malgré ces nouvelles peu rassurantes, nombre de Turcs et Kurdes pensèrent que l’ex RDA était encore privée de kebab et autres spécialités et que le moment était favorable pour y ouvrir des restaurants, kiosques, bistrots. J’ai, un jour, demandé à un jeune Kurde qui avait travaillé à Gotha et était assez vite revenu comment ça s’était passé. Il a répondu : “La balle m’a raté”. Un autre a dit : “Ils ont brisé la vitrine et tout saccagé”. Un autre a raconté : “Je servais des secouristes venus de l’autoroute après un accident. Ils m’ont dit que si ça avait été moi, ils n’auraient rien fait”.
Est-Ouest : quelle différence
Je reviens maintenant à la question posée par mon amie. En quoi les Allemand·es de l’Est sont différent·es des autres ? Pourquoi le parti AfD est en passe d’y être la première force politique ?
Première réponse : ils/elles ne sont pas fondamentalement différent·es des autres.
Après 1945, on a vite tourné la page. La RDA s’est déclarée antifasciste en soi et n’a pas perdu de temps à rechercher le passé de ses citoyen·nes. Quand des jeunes ont commencé à constituer des groupes faisant manifestement référence au passé, personne n’a été regarder de plus près.
Vers 1994, un Allemand de l’Est s’est présenté au lycée de Saint-Avold, en Moselle, où j’enseignais. Il a demandé s’il pouvait être assistant d’allemand, le directeur l’a accueilli. C’était un ancien prof de musique d’un lycée de Leipzig. Il avait des chaussures tellement éculées que nous lui en avons acheté une paire. En un temps record, Il a monté une chorale et un petit orchestre. Il a raconté la vie en RDA dans les classes, en allemand, car il ne savait pas le français. Il a affirmé que ce qu’on appelait des Hooligans étaient des nostalgiques du IIIe Reich.
À l’Ouest, les forces d’occupation ont tout d’abord arrêté et jugé un certain nombre de criminels à Nuremberg, mais la campagne de dénazification a été une farce. On a délivré ce qui est entré dans l’histoire sous le nom de “Persilschein”, allusion à la lessive qui lave plus blanc. On a repris les mêmes et on a fait fonctionner la machine.
Il y a donc une xénophobie qui n’est nouvelle ni à l’Ouest, ni à l’Est et sur laquelle peut s’appuyer l’AfD. Le slogan “L’Allemagne aux Allemands” rencontre un terreau fertile.
Deuxième réponse : si, il y a une différence.
Le vécu des Allemand·es de l’Est et de l’Ouest n’a pas été le même depuis 1945.
Les Allemand·es de l’Est ont connu des traumatismes et frustrations multiples qui peuvent sans doute expliquer en partie leur plus grande acceptation du discours agressif, xénophobe de l’AfD, même sous sa forme la plus exacerbée pratiquée, par exemple en Thuringe, par un ancien prof de lycée, Björn Höcke.
L’Allemagne de l’Est est passée directement du régime dictatorial du IIIe Reich à la férule de l’occupant soviétique. Elle a ensuite connu le régime peu propice à l’émancipation de la RDA.
La population avait, certes, la sécurité de l’emploi, un déroulement de carrière de l’apprentissage à la retraite, un système de prise en charge des enfants qui permettait aux femmes de travailler autant que les hommes, mais l’Ouest brillait de tous ses feux, faisant naître un désir irrépressible de quitter le cadre très restreint où se déroulait l’existence.
Le mépris et l’arrogance de l’Ouest
Je me souviens aussi de mon voyage à Berlin au milieu des années 90, avec en tête les lieux décrits dans la littérature. Berlin Alexanderplatz, d’Alfred Döblin, un grand classique, il faut que j’aille voir ce lieu. C’est lugubre, personne ne rit ni ne sourit, les visages sont fermés, tristes. Le choc de la main mise brutale du capitalisme sur la RDA fut immense. À l’Est, on avait bien entendu parler du capitalisme, et même du capitalisme prédateur, mais on n’y croyait pas.
Et voilà que ce monstre s’abat sur eux et elles en peu de temps.
Le chancelier Kohl avait promis des paysages florissants, ce qui signifie à peu près des lendemains qui chantent, mais je reviens au témoignage de cet ancien prof de musique de Leipzig qui avait trouvé refuge au lycée de Saint-Avold. Il a raconté ce qui lui est arrivé.
Ayant perdu son poste au lycée, il a trouvé, pour six mois seulement, du boulot dans la maison d’édition de musique Schott de Leipzig, qui a été vite liquidée. Ne subsistait plus que la maison Schott de Mayence. On l’y a envoyé pour quelques mois, avec pour mission d’écrire une méthode pour l’apprentissage de la guitare et la trompette ; ensuite case chômage sans indemnisation. C’est alors que ce jeune homme très qualifié et doué a décidé de s’exiler.
Cet exemple montre le mépris et l’arrogance de l’Ouest. Notre Ossi musicien ne s’est pas tourné vers l’extrême droite, mais vers d’autres cieux, tous et toutes n’ont pas eu ce courage, la frustration est mauvaise conseillère. L’AfD a habilement su tirer parti de ce potentiel de colère et d’agressivité.
De la frustration est née aussi ce qu’on appelle Ostalgie, mot qui se compose de Ost et Nostalgie. Il y a, à Berlin et sans doute ailleurs, des caves où sont reconstitués des décors est-allemands, où vous êtes servis par des jeunes filles en tenue des Jeunesses Communistes.
La RDA n’a pas produit que des Björn Höcke, fasciste sans complexe, ou des adeptes de l’Ostalgie. Angela Merkel avait vécu en RDA et Sarah Wagenknecht en est aussi originaire. Le parti qu’elle a fondé, après avoir semé la zizanie dans le parti Linke, porte son nom, BSW (Bündnis Sahra Wagenknecht, Alliance Sahra Wagenknecht – Pour la raison et la justice). Qui sait s’il n’y a pas un peu d’“Ostalgie” là-dedans !
Récemment, un militant du parti Les Insoumis me disait se sentir proche de Sarah Wagenknecht.
J’ai essayé de lui expliquer qu’un parti qui porte le nom d’une personne m’est suspect et que vouloir concilier programme social et xénophobie ne tient pas la route.
Dans les trois Länder de l’Est, aucune majorité suffisante pour gouverner n’est sortie des urnes lors des dernières élections. Des tractations sont en cours… alors qu’une nouvelle campagne électorale va commencer.
En France, certain·es ont pour habitude de louer les Allemand·es, capables de compromis au sein de coalitions ! La coalition qui gouvernait à Berlin a cessé d’exister.
Quand on dit “ex”, on pense à un divorce, une rupture. C’est peut-être de cela aussi qu’on parle quand on parle de l’ex RDA. Cette page d’histoire n’est pas encore refermée.
En ce mois de novembre 2024, à l’occasion du 35ème anniversaire de la “chute” du mur, paraissent des articles, des rétrospectives, des recueils de souvenirs.
La presse y consacre beaucoup de place.
Et d’aucun·es écrasent une petite larme en écoutant la chanson de Udo Lindenberg Ein Mädchen aus Ost-Berlin et son refrain “Wir wollen doch einfach nur zusammen sein” (Mais nous voulons tout simplement être ensemble).
Françoise Hoenle
Articles intéressants, dommage que ce soit en allemand :
- Spiegel du 2. 11. 2024, pages 58 à 62 : Westbesuch (Visite de l’Ouest) Des journalistes se remémorent leur première visite à l’Est en 1989.
- TAZ, supplément hebdomadaire 9-15, novembre 2024 : “Que sont devenues les larmes de joie ?”