En ce centenaire de la naissance de Goliarda Sapienza, les éditeurs feraient bien de rééditer l’ensemble de son œuvre, et principalement son superbe roman L’art de la joie qui parcourt, sur 800 pages, l’Histoire de la Sicile et de l’Italie, de son peuple du début du XXe siècle aux années 1976, au travers de l’histoire de son héroïne Modesta, mais qui pourrait être, tout aussi bien, l’histoire de tous les peuples d’Europe.
Texte magistral, lumineux, enthousiasmant, couvrant notre histoire depuis la Première Guere mondiale en passant par la montée du fascisme, la Seconde Guerre et le retour à la “démocratie” en Italie. Roman arpentant la gangrène de la société dans le sillage et sous la conduite de Mussolini, démontant les rouages qui conduisirent une partie des responsables et des militants socialistes ainsi que la jeunesse mâle à se laisser enivrer par l’idéologie fasciste, “parce que la jeunesse a besoin d’aventure” ; on ne peut que faire le parallèle avec notre époque et l’extrême droitisation de l’Europe que nous vivons actuellement.

“[…] l’ex camarade Mussolini connaît fort bien ses petits frères socialistes il les fait jacasser, il les effraie avec quelques raclées ou il les purge doucement […] ils passent en foule dans ses troupes, et à ceux qui font de la résistance […] il promet souvent des postes de commandement […]”
Au fil du récit et des échanges nous croisons Bakounine, Bebel, Mattéoti, Marx, Rosa Luxembourg1. Mais L’Art de la joie est surtout une superbe histoire de libération, celle d’une jeune femme, une formidable ode à la vie, à l’amour, à la liberté.
“[…] le mariage Jacopo est un contrat absurde qui humilie à la fois l’homme et la femme. Pour moi, si on rencontre un homme qui vous plait, on l’aime jusqu’à ce que, eh bien, tant que ça dure […] et puis on se laisse, si possible en bons amis […]”
Goliarda Sapienza, morte en 1996, n’a pu voir publiée, de son vivant, qu’une partie de son roman, qui avait occupé 10 ans de sa vie, alors qu’elle avait essayé de le faire publier pendant 10 ans (à partir de 78) avant de renoncer et de passer à autre chose.
L’art de la joie est publié en France en 2005 dans la belle traduction de Nathalie Castagné, qui a aussi écrit une biographie de Goliarda Sapienza Vie, Morts et Renaissance de Goliarda Sapienza.
Goliarda Sapienza, dit sa biographie, est née en 1924 dans une famille socialiste anarchiste (il faut prendre socialiste dans le sens premier de la fin du XIXe début du XXe siècle), son père était le chef de file du socialisme sicilien jusqu’en 1920 2 , sa mère, Maria Guidice, est une figure historique de la gauche italienne, directrice du Grido del popolo (Le cri du peuple) et première femme à diriger une chambre du Travail à Turin.
Goliarda Sapienza a donc de qui tenir, à 16 ans elle entre à l’Académie d’art dramatique de Rome, et devient comédienne dont le talent était qualifié d’“absolu, terrifiant et superbement naturel”, elle travaillera, entre autres, avec Visconti, Blasetti… mais elle est aussi romancière puisque, hormis L’Art de la joie, elle a publié quatre romans autobiographiques.
Un roman d’émancipation
Il existe mille raisons de lire ce roman, dont la principale est qu’il s’agit d’un roman d’émancipation, de la lutte d’une femme pour prendre en main son destin, façonner son avenir.
Modesta l’héroïne, orpheline, pauvre, illettrée, abusée, qui se retrouve enfermée dans un couvent, mais dont l’intelligence est redoutable, va utiliser les projections, les désirs portés sur elle par les différentes personnes qu’elle croisera tout le long du récit. Elle retournera à son profit leurs manipulations pour échapper à leurs pouvoirs, à tous les pouvoirs.
“[Modesta doit attendre 4 ou 5 ans avant de bénéficier de la rente que lui a promis la mère supérieure du couvent qui “l’aime”] c’était trop, toutes ces années, même si j’avais conquis la force de la haine et l’astuce de la prudence. Ou pour mieux dire, du fait même de ces conquêtes, je connaissais maintenant la fragilité de ma nature […] je n’arriverai pas à mentir pendant tout ce temps… il fallait… fuir…”
Échapper à l’emprisonnement que la religion et la société patriarcale réservent aux femmes, plus prégnant encore dans cette région qui est très arriérée, confite en religiosité en ce début de siècle.
Pour ce faire elle s’instruit, dévore tous les livres qui lui tombent sous la main, discute avec des militant·es, suit les événements qui surviennent en Europe, s’engage au côté des révolutionnaires, même en dépit des doutes et des échecs.
“[… ] l’intransigeance, le sectarisme ont égaré, séparé les forces antifascistes ne faisant que rendre un bon service au capitalisme […] En quelques années tout a été balayé ! le virage d’Atatürk, le mouvement spartakiste pulvérisé, Rosa Luxembourg assassinée ! Et maintenant ce petit-bourgeois d’Hitler dont tout le monde se moquait […] prend « démocratiquement » le pouvoir en gagnant les élections […]”
Tout le long de ces 800 pages nous suivons son itinéraire, ses combats pour devenir une femme libre dans tous les aspects de sa vie y compris sexuelle, non sans doute et hésitation, tant sont forts les préceptes et la morale inculquée, choisissant ses partenaires, homme ou femme, et prônant la liberté la plus totale, pour elle mais aussi pour tou·tes autour d’elle.
Bernard Foulon
- Un lexique très complet (16 pages) se trouve en fin de texte recensant des noms d’hommes et de femmes ayant marqué l’Histoire, des références : films, romans, événements. ↩︎
- L’aile gauche du Parti socialiste italien au congrès de Livourne le 21 janvier 1921 fera scission et créera le Parti communiste Italien il sera dirigé par Amadeo Bordiga, puis, de 1924 à 1927, par le philosophe marxiste Antonio Gramsci, qui sera assassiné en prison. Le PCI a été dissous (1926) par le gouvernement de Mussolini. ↩︎
L’art de la joie, Goliarda Sapienza, Le Tripode, 2016, 800 p., 14,50 €.
l La première moitié du texte est portée au théâtre par la troupe Get Out, mise en scène de Ambre Kahan en novembre 2023. Le rôle de Modesta est tenu par Noémie Gantier. La pièce dure 5h30 et rencontre un vif succès critique et public.
l France Culture a consacré, depuis 2015, de nombreuses émissions à Goliarda Sapienza et à son roman. : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/travailler-un-chef-d-oeuvre-l-art-de-la-joie-de-goliarda-sapienza-7276927
l Un film documentaire réalisé par Coralie Martin et diffusé par ARTE sous le titre Désir et rébellion – “L’art de la joie” de Goliarda Sapienza, (qui n’est plus disponible en ligne) : https://www.arte.tv/fr/videos/113602-000-A/desir-et-rebellion-l-art-de-la-joie-de-goliarda-sapienza
l Vidéo sur YouTube
https://www.justwatch.com/fr/film/desir-et-rebellion-lart-de-la-joie-goliarda-sapienza
l À éviter la série TV (en cours de tournage ?) adaptation à l’eau de rose destinée au grand public et dont on peut imaginer que les discours les plus enflammés, les références politiques et les scènes les plus “crues” seront édulcorées, voire supprimées.
D’ailleurs la production, qui ne sait pas que Goliarda est une auteure et pas un auteur, annonce une réécriture dans laquelle semble figurer de nombreuses erreurs (800 pages à lire c’est long !), apparaissent de nouveaux personnages tandis que d’autres disparaissent.