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Évaluations et protocoles, fossoyeurs de la créativité et de la liberté pédagogique

Depuis des années, lentement mais sûrement, insidieusement, les techniques de gestion managériale depuis longtemps appliquées dans les entreprises privées, à travers la multiplication des évaluations, des projets et des protocoles, se diffusent dans toute la société et s’imposent dans les services publics, en particulier dans les écoles, collèges et lycées. Quelles sont les réelles motivations politiques de ces pratiques managériales ? Quelles conséquences sur le service public d’Éducation, sur le corps enseignant et sur les élèves ?

Rien que ces trois dernières années, on observe, dans les textes officiels de l’Éducation nationale, une prolifération de termes autrefois réservés au monde de l’entreprise et au management :

–> Premier exemple : Le dernier rapport de l’Inspection générale sur les RASED consacrait une part importante à leur “évaluation” et proposait même pour cela “un plan d’audits participatifs” (sic) 1 !

–> Deuxième exemple : Depuis deux ans, par le biais d’un protocole, le Ministère impose à chacune des écoles du pays de procéder à son “auto-évaluation”2.

–> Troisième exemple : Dès 2022, la circulaire de Rentrée du Ministère intitulait l’un de ses chapitres : “Entrer dans la culture de l’évaluation pour mieux répondre aux besoins des élèves” 3.

–> Quatrième exemple : depuis cette année, des évaluations nationales standardisées sont imposées à chaque niveau scolaire, à l’école l’élémentaire comme au collège4

Des évaluations externes et standardisées

Les évaluations ont toujours existé, mais ce qui est nouveau c’est de les ériger au rang de “culture”, et de les imposer à tous les étages : aux élèves, aux enseignants et enseignantes, aux écoles, dans le primaire comme dans le secondaire.

Or, ce que les enseignants et enseignantes observent, plus encore depuis 2017 avec le ministère Blanquer et la création du CSEN – Conseil scientifique de l’Éducation nationale, c’est que ces protocoles d’évaluations externes et standardisées sont concoctés, hors-sol, sans tenir compte des réalités et de la diversité des terrains, par les neuroscientifiques qui composent le CSEN… et pour les neuro-scientifiques du CSEN.

Ces évaluations ne sont ni construites par les enseignants et enseignantes ni même co-construites avec eux et elles : elles leur sont souvent imposées en tout début d’année, alors même que les élèves n’ont pas encore pris leurs marques dans leur nouvelle classe. Elles sont d’une grande violence pour les plus fragiles d’entre eux et elles, désemparé·es devant un outil dont ils et elles ne comprennent ni la forme, ni le fond et, surtout, ni le sens.

Quelle maltraitance pour ces enfants qui, pour ne prendre que l’exemple des CP, arrivent dans une nouvelle école, gonflé·es d’envie et d’espoir, et que l’on place dès la rentrée scolaire en situation d’échec, avec une image de “mauvais” élève.

Combien de ces enfants, parfois en larmes après ces épreuves, devrons-nous ensuite relever et restaurer dans leur confiance et dans leur statut d’élève ?

Quel manque de considération et de confiance aussi pour les enseignants et enseignantes qui se voient dessaisi·es de leur relation à l’élève, contraint·es de leur imposer une épreuve-couperet déconnectée de leur pratique quotidienne, de leur rythme de progression et de leur pédagogie.

Officiellement, ces batteries d’évaluations ont pour objectif de servir aux DASEN et aux recteurs et rectrices, pour adapter les politiques éducatives à chaque territoire, ainsi qu’aux professeur·es pour adapter leurs méthodes pédagogiques.

Mais un objectif inavoué de la mise en place de tels protocoles nationaux, une fois les résultats des évaluations centralisés et analysés par les neuroscientifiques et autres décideurs du ministère, c’est… de générer de nouveaux protocoles ! Des protocoles sous forme de méthodes d’apprentissage, qui redescendent vers les professeur·es, qui leur sont dans un premier temps recommandées, puis peu à peu imposées par leur hiérarchie à l’occasion de “formations” ou de “rendez-vous de carrière”, au mépris de la liberté pédagogique censée garantie à chaque enseignant·e et au mépris de la créativité que ceux et celles-ci déploient pour s’adapter à la singularité de chacun de leurs élèves.

Cet objectif, c’est donc le contrôle et la limitation de la liberté pédagogique.

Un autre objectif inavoué est de mettre en concurrence les élèves.

Pour définir des bon·nes élèves – et donc la future “élite”, il en faut des mauvais, comme le reflet d’une société qui, justement, ne fait plus société. Ces évaluations répétées vont à l’encontre du sentiment d’appartenance à un groupe-classe, qui est essentiel pour que chaque élève s’y sente à sa place.

En définitive, on pourrait décomposer ainsi ce processus de management par l’évaluation, qui nous est imposé d’en haut :

1) Une passation d’épreuves uniformes et normalisées dans toutes les écoles de France, déconnectées du travail de classe, par des élèves qui n’y mettent pas de sens.

2) Une remontée de résultats normés vers le Conseil scientifique de l’Éducation nationale, afin que les neuroscientifiques qui le composent construisent pour le corps enseignant un protocole de remédiation pour chaque type d’erreur rencontrée par les élèves.

–> On passe ainsi d’une science expérimentale récente (les neurosciences) à une science appliquée, en utilisant les enfants comme des cobayes, comme si la cause de leurs difficultés pouvait se réduire à quelques petits points rouges observés dans leur lobe préfrontal sur une image médicale.

–> On se trouve ici à la limite d’une instrumentalisation d’enfants au profit d’une croyance scientiste, sans aucune prise en compte des dimensions sociale et psycho-affective de ces enfants, et sans s’appuyer sur la connaissance fine qu’en ont leurs maîtres, leurs maîtresses, les psychologues ou les enseignants et enseignantes spécialisé·es des RASED.

3) Ces nouvelles “préconisations” se transforment peu à peu en injonctions verticales visant à généraliser des méthodes pédagogiques “officielles”, toujours plus centrées sur les apprentissages fondamentaux. Les enseignants et enseignantes voient ainsi leur liberté pédagogique réduite et ont de moins en moins de latitude pour exprimer leur créativité dans les apprentissages…

CQFD !

Comme le dit si justement Roland Gori, psychanalyste, membre d’Espace analytique, professeur honoraire des Universités : “l’utilitarisme s’empare des chiffres, les pervertissant, pour pouvoir assujettir les individus. Les chiffres deviennent une manière de donner des ordres”5 (5).

De lourdes conséquences

Ce sont nos pratiques pédagogiques et nos méthodes de travail que l’on pervertit ainsi !

Ce sont les enseignants, les enseignantes et les élèves que les politiques libérales souhaitent instrumentaliser !

Les effets de ce système protocolaire de gestion managériale sur l’école, sur le corps enseignant et, surtout, sur les élèves, sont terribles. On peut en citer quelques-uns :

–> Une obsession de la note chiffrée, du classement, de la comparaison, de la sélection et une mise en concurrence accrue entre les élèves… ainsi qu’entre les maîtres et maîtresses et entre les écoles. Cette compétition permanente exerce une grande pression sur les enfants et nombre de travaux de recherche montrent les effets délétères sur le plan psychoaffectif de ces pratiques, qui nuisent à la motivation à apprendre et favorisent par ailleurs les stratégies d’apprentissage superficielles6.

–> Une dérive vers une école qui n’enseignerait plus que “les fondamentaux” (le français et les maths), au détriment de l’émancipation, de l’ouverture culturelle au monde et aux autres, que seuls certains parents ont les moyens de proposer à leurs enfants en dehors de l’école.

–> Une école qui ne ferait plus travailler ses élèves que pour leur réussite aux évaluations… évaluations dont les résultats conditionneront bien entendu la valeur qui sera attribuée à l’enseignant, à l’enseignante lui ou elle-même, ainsi que la note attribuée à l’établissement.

–> La poursuite de la casse du service public d’Éducation par la fuite des familles aisées vers les écoles privées élitistes mieux notées et mieux dotées.

–> Des écoles publiques ghettoïsées et une accentuation de la ségrégation, des inégalités sociales, de la violence et de la souffrance à l’école.

À nous, enseignants, enseignantes, parents, militants, militantes dans nos écoles par nos pratiques, dans nos associations et nos syndicats par nos luttes, de continuer à nous battre contre une école-caserne plus “normalisatrice” qu’émancipatrice, plus excluante qu’inclusive !

À nous de continuer à nous battre, ensemble, pour offrir aux élèves et aux enseignant·es des espaces de liberté, d’expression et de créativité émancipatrices !

Frédéric Tolleret, enseignant spécialisé à la Rochelle,
militant FNAREN et SNUipp

  1. IGÉSR, L’organisation, le fonctionnement et l’évaluation des effets des réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté, Rapport à monsieur le ministre de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports n°2021-013 – février 2021, p. 32. ↩︎
  2. https://www.education.gouv.fr/conseil-d-evaluation-de-l-ecole-l-evaluation-des-etablissements-340814 ↩︎
  3. https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo26/MENE2219299C.htm ↩︎
  4. https://www.education.gouv.fr/bo/2024/Hebdo26/MENE2417753C ↩︎
  5. Dans le film de Xavier Gayan, Une époque sans esprit :https://www.apres-production.com/portfolio_page/vod-roland-gori-une-epoque-sans-esprit/ ↩︎
  6. https://cafepedagogique.net/2022/11/22/cnesco-pourquoi-une-conference-de-consensus-sur-levaluation/ ↩︎