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L’industrie capitaliste à l’affût

Persistance des “races humaines” en Sciences de la Vie – Partie 3

Les données génétiques dans l’espèce humaine ont permis d’infirmer l’hypothèse de “races humaines” (voir les deux précédents articles). Pourtant, s’appuyant sur des chercheurs et des articles scientifiques, cette idée continue à se perpétuer et est amplifiée par l’industrie qui a trouvé dans les récents développements en génétique un nouveau marché.

Des races dans le domaine biomédical ?

Dans le domaine de la recherche publique en biologie médicale, il y a obligation pour les chercheurs aux États-Unis de demander aux personnes participant aux recherches de s’auto-assigner à une catégorie raciale définie par l’État. Cette obligation divise. Certains chercheurs s’élèvent contre cette obligation, voire s’opposent à son utilisation, quand d’autres la soutiennent. Derrière cette division se dessine le combat contre l’idéologie de chercheurs qui, malgré les données scientifiques, persistent à avoir une vision de la société via le prisme des “races humaines”. C’est appuyée sur de tels travaux de recherches (pourtant critiqués) qu’en 2005 la FDA homologuait le premier médicament à destination d’une catégorie raciale états-unienne, les “Afro-américains” (le BiDil, qui traite l’insuffisance cardiaque).

L’article publié en mars 2018 par le chercheur en génétique D. Reich, “Comment la génétique est en train de changer notre conception de la « race »” 1, est révélateur de ces divisions dans le monde de la recherche, médicale ou non. Dans cet article, la ligne d’attaque de D. Reich est d’accuser d’“orthodoxie” (sans argumenter sur la notion de race) les chercheurs qui récusent la notion de race dans l’espèce humaine : “L’orthodoxie maintient que les différences génétiques moyennes entre les personnes regroupées selon les termes raciaux d’aujourd’hui sont si insignifiantes lorsqu’il s’agit de traits biologiques significatifs que ces différences peuvent être ignorées”. Et de donner des exemples de cette prétendue importance de la “race” dans le domaine biomédical (qui montrerait l’intérêt d’utiliser les classifications raciales des États-Unis).

Dans leur réponse à cet article, les 67 chercheurs signataires (hommes et femmes), soulignent l’incompréhension de Reich concernant la critique faite par de nombreux chercheurs sur l’utilisation des catégories raciales aux États-Unis. Par exemple, la drépanocytose n’est pas une maladie de “Noirs” (ou “d’Afro-Américains”). Si elle a “une prévalence élevée dans les populations de personnes ayant des descendants d’Afrique ouest et centrale, elle a également une forte prévalence dans les populations d’une grande partie de la péninsule arabique et de certaines parties de la Méditerranée et de l’Inde” en lien avec ces lieux géographiques où l’incidence de la malaria est ou était forte 2. De même pour le variant d’un gène augmentant le risque de cancer de la prostate qui, d’après D. Reich serait fortement présent chez ceux qui s’identifient comme Afro-américains : ce variant est présent à relativement forte fréquence chez les personnes ayant des ancêtres en Afrique de l’Ouest mais il est aussi présent dans beaucoup d’autres contrées que l’Afrique de l’Ouest.

En outre, selon ces 67 chercheurs “La découverte d’une forte prévalence d’une variante génétique particulière dans un groupe ne fait pas de ce groupe une « race ». Bien que se concentrer sur des groupes présentant une incidence élevée d’une maladie particulière puisse aider les chercheurs à identifier des variantes génétiques susceptibles d’être corrélées à cette maladie, il faut également comprendre que toutes les contributions génétiques aux traits physiques, y compris la maladie, sont toujours influencées par des facteurs environnementaux” 3. Rappelons par exemple qu’en 2020, près de 2,6 millions de familles vivant aux États-Unis avaient un risque d’être empoisonnées par le plomb (présent dans les peintures et les canalisations), et que la majeure partie de ces familles ont des ancêtres africains ayant été faits esclaves et font partie aujourd’hui des plus démunies.

En lien vraisemblable avec ses positions sur les “races humaines”, le rôle de l’environnement sur l’expression génétique est quasi inexistant dans le livre grand public écrit par D. Reich en 2018 4. Ce dont se distingue le scientifique B. Jordan qui, bien qu’affirmant l’existence de groupes génétiques correspondant “souvent, bien qu’assez approximativement, aux catégories « raciales »”, souligne à plusieurs reprises dans son article de 2021 le rôle de l’environnement 5.

Des probabilités… à la race ?

Attribution probabiliste d’un individu à un groupe en fonction de la combinaison des allèles (variants d’ADN) de son génome. Chaque groupe est caractérisé par un ensemble de différentes fréquences F de variants de séquences (a, b, c, d) d’ADN. Exemple d’une répartition en trois groupes.

L’essor des données génétiques et de l’informatique ont amené à la création de nouveaux outils statistiques, comme en 2000 le logiciel Structure. Ce logiciel a été créé pour comprendre la structure des populations et leurs mélanges ; son objectif est donc de faire des groupes au sein d’une espèces. D’un point de vue pratique, le génome d’individus est entré dans le logiciel ainsi qu’un nombre de groupes dans lequel il faut classer ces individus ; puis le logiciel assigne les individus à un ou plusieurs de ces groupes, en termes probabilistes. Cette attribution se fait en fonction du génome de l’individu (ou de fragments de son génome) et des fréquences de chaque variant d’ADN estimées pour chaque groupe (par itérations probabilistes successives).

En 2002, l’équipe de Rosenberg est la première à publier un article utilisant ce logiciel avec le jeu de données HGDP-CEPH (1000 individus, 52 populations humaines). Dans le résumé de l’article, on lit : “nous avons identifié six groupes génétiques principaux, dont cinq correspondent à de grandes régions géographiques”.

La notion de “races humaines” ressurgit alors, appuyée sur cet article, relayée par des chercheurs et par de grands médias. À l’opposé de cet emballement, de nombreux chercheurs soulignèrent plusieurs problèmes d’analyse : artefact d’échantillonnage pour des populations caractérisées par un isolement par distance (comme la population humaine), non publication des résultats d’analyses à 7, 8, …19, 20 groupes (tous aussi légitimes que les répartitions à 5 ou 6 groupes), instabilité des résultats pour un nombre de groupes élevés en cohérence avec une variation génotypique clinale de la population humaine 6.

Des critiques prises en compte par les concepteurs du programme Structure, qui les ajoutèrent à la documentation de ce logiciel en 2009 ; les limites sont en effet liées au modèle probabiliste utilisé (le programme restant globalement robuste pour un petit nombre de populations échantillonnées avec toutes les hypothèses qu’il sous-tend).


Résultat du logiciel Structure utilisant les données HDGP-CEPH : les 1000 individus sont attribués, d’un point de vue probabiliste, en cinq groupes (haut) ou en vingt (bas). D’après 7.

Toutefois dans son livre écrit pour le grand public en 2018, D. Reich s’assoie sur ces critiques et n’en présente qu’une seule, celle du prix Nobel Svante Pääbo, qu’il balaie d’un revers de main en lui opposant une autre publication… de la même équipe de Rosenberg (en date de 2005). Exit l’ensemble des articles scientifiques qui ont amené la majorité de la communauté scientifique à une utilisation plus rigoureuse du programme Structure et à des interprétations plus modestes et limitées (au modèle), et ne soutenant pas la notion de “races humaines” (4).

Tests d’ancestralité


Origine et histoire d’Homo sapiens. L’échelle temporelle se lit de bas en haut. Les lieux géographiques sont représentés par colonnes : AF (Afrique), ES (Europe du Sud), EN (Europe du Nord), AS (Asie du Sud), AN (Asie du Nord), P (Pacifique), AM (Amériques). Les lignes fines représentent les mélanges de populations venant de différentes localités. Les flèches noires épaisses représentent des mouvements de migrations majeurs. M=Mélange de populations, I=Isolement par distance, D=quelques Dispersion sur de longues distances. D’après 8.

Cette logique de regroupements (qui s’oppose à la variation graduelle et spatiale de l’information génétique des êtres humains) que l’on trouve dans le logiciel Structure se retrouve dans les tests d’ancestralité que des entreprises travaillant avec des scientifiques proposent au grand public. Suite à l’achat d’un tel test, ces entreprises délivrent une “composition en ancêtres” provenant de groupes (sous-entendus de races ?) qu’elles établissent à l’échelle des continents, des pays voire d’ethnies.

À cette compartimentation spatiale de l’information génétique de la population humaine s’ajoute un flou temporel liés aux termes d’ancêtre ou d’ascendance qui sont mal définis : le degré de parenté est indéterminé (parent, grand-parent, arrière-grand-parent… ?) et la localisation géographique vague. De fait, les êtres humains sont tous des migrants ; tous nos ancêtres proviennent d’Afrique, la première sortie d’Homo sapiens d’Afrique étant estimée à environ -200 000 ans.

Dans la réalité les tests “d’ancestralité” consistent à comparer la séquence d’ADN donnée par un client avec celles d’échantillons d’individus actuels de “référence” et vivants dans des localités précises. Il s’agit donc plutôt de déterminer d’un point de vue probabiliste la proximité génétique entre le génome d’un client et ceux d’individus regroupés en “groupes de référence” actuels, localisés géographiquement (avec toutes les critiques inhérentes à la méthode, dont le choix des “groupes de référence”. Une telle information ferait-elle pour autant moins vendre ? Probablement non, car il appartient à tout à chacun d’interpréter ensuite les résultats en terme d’ancêtres… ou pas. Par contre, l’idéologie de la race serait sûrement moins alimentée… en contradiction avec les besoins du capitalisme.

Races humaines” ou “groupes d’ascendance” ?

On observe que la notion d’“ancêtre” ou de “groupe d’ascendance” est de plus en plus utilisée à la place du terme “race humaine”, chargé d’histoire (ce que proposent notamment B. Jordan et D. Reich). D. Reich précise que le terme d’ascendance “n’est ni un euphémisme ni un synonyme de « race »” mais “né du besoin impérieux de discuter d’un langage précis pour discuter des différences génétiques entre les êtres humains”, rejetant le “vocabulaire lié aux races” qui “est trop mal défini et trop chargé d’associations historiques”. Assertion étonnante puisque le chapitre du livre où D. Reich tient ces propos s’intitule “La génomique de la race et de l’identité” (4). En outre, le vocabulaire d’ascendance est également, on l’a vu, très imprécis. Pourquoi vouloir remplacer l’expression “proximité génétique” avec un échantillon d’individus qualifiés de “population de référence” par le terme “ascendance” ? Alors que le premier terme (“proximité génétique”) correspond à une mesure, compréhensible par tout un chacun, et que le second (“ascendance”) correspond à une interprétation, discutable.

Dans la réalité, il s’agit le plus souvent de remplacer le terme de “race humaine” par le terme de “groupe d’ascendance”, et de maintenir l’idéologie sous-jacente.

Les débats autour de la notion de “races humaines” en biologie montrent ainsi l’impact du cadre social et de l’histoire individuelle des chercheurs sur leur recherche. En sciences, les mots se confrontent : construire des différences génétiques entre groupes, qui sont toujours le fruit d’un choix humain, se confronte à observer des différences génétiques entre individus ; l’idéologie des “races humaines” se confronte à la définition rigoureuse du terme “race” en biologie (qui amène à exclure le regroupement en races ou sous-espèces au sein de l’espèce humaine). Mais en plus des mots, les modalités d’utilisation des outils numériques et les représentations graphiques se confrontent aussi. Combattre l’idéologie des “races humaines” en biologie passe par une interprétation beaucoup plus rigoureuse des résultats scientifiques et la présentation systématique de leurs limites, ce qui implique une vulgarisation beaucoup plus importante des méthodes (et de leurs limites) utilisées en recherche. Ce combat dans le domaine de la biologie est un combat nécessaire et un point d’appui dans le combat contre le racisme dans la société, car dans l’esprit de ceux qui utilisent le terme de “races” dans la société humaine, des critères soi-disant biologiques ne sont jamais très loin.

Laure Jinquot

  1. How Genetics is changing our understanding of “race”, par David Reich, 23 mars 2018, New York Times Opinion. ↩︎
  2. Quand la mutation est présente sur le gène paternel et maternel, l’individu a la drépanocytose, mais quand elle est présente sur un seul gène, la mutation a un rôle protecteur par rapport à un individu sans mutation. ↩︎
  3. How Not To Talk About Race And Genetics, 30 mars 2018, BuzzFeed Opinion. ↩︎
  4. Comment nous sommes devenus ce que nous sommes, D. Reich, 2018, éditions Quanto (voir notamment pages 303 à 306 et 313). ↩︎
  5. La génomique et la diversité humaine, B. Jordan, 2021, revue Appartenances et Altérités n°1. ↩︎
  6. Voir par exemple Bolnick, 2008 (Individual ancestry inference and the reification of race as a biological phenomenon) ou Franz, 2009 et Safner, 2011 (références dans Templeton, 2013 – note 8). ↩︎
  7. What Can Current Genetic Testing Technologies Tell You About ‘Race’ ? par Martins N. et al., novembre 2021, Science for the People. ↩︎
  8. Articles de Templeton : The genetic and evolutionary significance of human races
    (2002) et Biological Races in Humans (2013). ↩︎