Je vis la Bête surgir de la mer est un roman surprenant par sa forme, où l’on navigue entre 1978 (la plupart du temps) et 2008 (partie enserrant le récit), et par le fond, pas tant dans son thème : l’utilisation de criminels nazis dans la guerre froide mais dans l’écriture polymorphe de l’auteur, Ulrich Effenhauser. Passant d’une rêverie sur le bleu du ciel à différentes époques au style administratif d’une convocation au tribunal ou à la sécheresse d’un rapport de police, des sentiments d’un policier intègre devant son héros dont le passé nazi ressurgit et sa fille qu’il rencontre nue dans un atelier artistique, qui tient plutôt de la hippie que du fonctionnaire cravaté, le couple enquêtant sur le père spirituel et le père biologique, celui qu’il aurait aimé avoir, celui qu’elle n’a jamais vraiment eu. Ce roman a tous les atours d’un roman policier mais s’en détache à chaque page ou presque. Ce n’est pas non plus un roman noir. C’est un roman bleu.
“Rien qu’en regardant le bleu du ciel, songea Heller tout en marchant, on pouvait savoir quel mois on était. En janvier, il était sombre et métallique ; en mai, haut et léger ; en juillet, comme la mer ; quant au bleu de septembre, il se donnait encore à fond, mais ses extrémités commençaient déjà à jaunir. […] [O]n pourrait mélanger les douze tonalités, et on obtiendrait le bleu-année ; conditionné en flacons, il ferait un cadeau de premier choix, le bleu de l’éther, le paradis sur terre” (page 76).
En 2008, un vieux flic, Alwin Heller, est convoqué au tribunal pour témoigner et cet événement fait remonter en lui une affaire ancienne, non résolue qui se trouve être sa première affaire. Trente ans auparavant, en 1978, un professeur de musique a été tué (par un attentat à la bombe sur sa voiture) et son assassinat revendiqué par la RAF (Fraction Armée Rouge). Affaire close. Mais Alwin Heller se souvient que ça n’a pas été aussi simple que ça. Et cela est resté marqué en lui, par l’implication personnelle que cette affaire a eue sur lui. Ses initiales AH rappelant le fanatisme de son père nazi et la compromission de sa mère. Le souvenir à la fois doux et cuisant de sa “collègue” de l’époque lui donnant encore des désirs et des frissons.
Car, comme il est dit dès la page 29, le lecteur attentif l’aura remarqué : “Les pires [criminels nazis] […] nous ont toujours filé entre les doigts”. Et, dès le “prologue” (page 7) la lectrice scrupuleuse ne l’aura pas laissé échapper : “Les événements sont des pierres qui tombent dans l’eau [et si les pierres disparaissent] en coulant […] les événements continuent d’exister. Ils ont formé des vagues. Ils se propagent en cercles concentriques, se superposent, et parfois, quand tu es sur la rive, tu les entends qui se brisent sur les pierres”.
Le roman prometteur d’un auteur à suivre.
François Braud
- Je vis la Bête surgir de la mer, Ulrich Effenhauser, (Alias Toller, traduit par Carole Fily), Actes sud (Actes noirs), 2022, 237 pages, 21€80.
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