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Toussaint

Vu de l’Aveyron

Je ne vais pas, comme l’auteur autrichien Robert Seethaler dans son roman Das Feld, faire parler les “résidents” du cimetière de notre petit village du Nord-Aveyron. Je vais vous raconter mon voyage au pays des défunts. “Das Feld” signifie le champ, c’est ainsi qu’on appelle le cimetière dans certaines régions.

Je pousse le portail, à ma droite un cube de béton, c’est la première pierre tombale. Pas de décorations, une tombe de pauvres, pourrait-on penser. Mais c’est faux, j’ai connu les défunt·es qui sont là, ils/elles ne manquaient pas d’argent.

À côté, un monument funéraire imposant avec une photo du frère jumeau d’un de nos voisins, Il n’a vécu que 40 ans. Il se serait suicidé. Leur mère s’était elle-même suicidée au début des années soixante. Notre voisin a épousé une femme dont la mère s’était également suicidée. Dans ce village du Nord-Aveyron, la vie des femmes était très dure. 

De l’autre côté de l’entrée, une tombe également imposante. Une tombe de riches, pourrait-on penser. Le contraire est vrai : c’était une famille très modeste. Repose là un fils mort à quarante ans, lui aussi. Il était bûcheron, un arbre lui est tombé sur la tête. Je me souviens avoir vu abattre un arbre : après avoir fait une encoche, deux hommes ont attaché des cordes au tronc, chacun a tiré de son côté et l’arbre est tombé au milieu. Le défunt qui repose-là n’a pas eu de chance.

Je fais quelques mètres encore et me trouve devant le caveau de ma famille. Y reposent mes parents, ma sœur, un frère et mon mari.  Quand mes parents ont été inhumés dans ce village dont ils n’étaient pas originaires, nous étions sûrs que c’était là qu’ils devaient reposer. Originaires des Vosges, chassés de Lille en 1940 par l’avancée de la Wehrmacht, ils s’étaient réfugiés dans un village au sud de Rennes, au hasard. Notre mère était obsédée par l’idée qu’il fallait avoir un lieu où se réfugier au cas où… Il fallait un jardin pour pouvoir se nourrir.  Dans le Massif Central, à la limite de l’Aubrac, de nombreuses maisons étaient vides. Beaucoup d’Auvergnat·es qui avaient quitté la campagne voulaient oublier ce passé difficile. Le propriétaire de la maison que mes parents ont achetée en 1967, installé à Paris, ne voulait plus entendre parler de la campagne. Difficile de le convaincre de ne pas faire un grand feu des meubles “paysans” que contenait la maison.

Mon mari fut le premier Allemand inhumé là. Pour le village, il faisait partie de notre famille, c’est tout. Ce n’est pas lui qu’on appelait “l’Allemand”.

Des histoires au gré de la visite

Celui que, dans le village, certain·es appelaient “l’Allemand” est là aussi depuis cet été. Quelques cailloux, des fleurs fanées, là où l’urne a été déposée… 

Il était né au Chili dans une famille allemande. En 1936, son père décide de rentrer en Allemagne et entre au service du ministère des Affaires étrangères, à Berlin. En 1945, la famille se retrouve sur les routes avec les innombrables réfugié·es des territoires de l’Est. Enfant, il arrive à Hambourg. C’est là qu’il passe le bac et fait des études d’ingénieur. À l’âge de 29 ans, il travaille chez Volkswagen, à Wolfsburg, il a un brillant avenir devant lui.

Et voilà que, du jour au lendemain, il quitte l’Allemagne avec un petit baluchon et part pour Paris.

Il n’a pas de projet, il déambule dans les rues. Cet Allemand grand et blond n’hésite pas à aborder deux jeunes filles juives qui s’apprêtent à partir pour Israël. Il dit à l’une d’elle : “Non, ne pars pas”. Il l’épousera. Ils sont arrivés au début des années soixante-dix dans le Nord-Aveyron. “L’Allemand” ne parlait allemand que quand il recevait ses amis de Hambourg.

Cet été, son meilleur ami était là pour un dernier adieu. Il m’a dit : “Il m’a confié un secret. Je n’en ai jamais parlé à personne”. L’un des fils du défunt s’apprêtait à partir pour Berlin afin de rechercher dans les archives du ministère des Affaires étrangères, accessibles depuis peu, les documents concernant l’activité de son grand-père pendant le Troisième Reich.

À côté du caveau de ma famille, en face de l’emplacement où repose “l’Allemand”, qui avait passé sa vie à ne pas vouloir être Allemand, se trouve “L’Américain”. Chapeau texan, bottes de cowboy, jeans, il semblait sorti tout droit d’un western.  Pilote de jet, il avait eu un grave accident, quitté l’armée américaine et vivait dans un hameau, à l’écart du village, avec une femme qui n’était pas vraiment très distinguée. Il se retrouve seul, tombe malade, voit sa fin approcher et se suicide. Sa voiture a été retrouvée sur la route qui traverse le barrage de Sarrans, sur la Truyère. Il s’était jeté dans le vide.

Quelques mètres encore, un monument funéraire imposant reflète la réussite des personnes qui y reposent. Le père racontait volontiers sa vie : D’abord “placé” chez des cultivateurs, il a travaillé dès l’âge de 12 ans. À cette époque, avant la Seconde Guerre mondiale, on parlait “patois” au village, aujourd’hui on dit “Occitan”.  Les enfants arrivaient à l’école sans savoir le français. À 14 ans, comme de nombreux/ses jeunes Auvergnat·es, il part à pied pour Paris. Il porte le charbon et l’eau dans les étages des maisons bourgeoises. Après bien des années, il parvient à tenir un bureau de tabac où il vend aussi des livres. Il rentre au village au moment de la retraite, son fils fait fortune à Paris. Il a trois brasseries dans le quartier de l’Opéra Bastille,

À moins de soixante ans, ce fils meurt d’un cancer et repose aux côtés de ses parents au cimetière du village.  Son portrait figure sur le monument, un homme de belle prestance à qui la richesse n’a pas apporté le bonheur.

On n’a pas parcouru plus de vingt mètres, encore un petit effort et je vous montre un autre mausolée imposant. Ces riches agriculteurs avaient 10 enfants qui, à la mort des parents, ont laissé à l’abandon la maison voisine de la nôtre. On pouvait regarder à l’intérieur : carrelage, cuisine et salle de bains aménagées, toilettes à l’intérieur, à une époque où presque personne n’avait ça, ni dans le village breton de mon enfance, ni dans le village aveyronnais, à notre arrivée. Sont enterrés là un fils mort très jeune de tuberculose et une fille dont l’assassinat par son compagnon fit les gros titres de la presse locale.

Dernière “notre” tombe, dos-à-dos, si on peut dire, une modeste sépulture garnie d’ex-voto. C’est là que repose un autre voisin, mort récemment presque centenaire.

Il tressait des paniers avec du jonc ou des ronces. Partout, dans les maisons, ces paniers sont accrochés au plafond. Nous étions voisins de jardin. Je lui demandais “Qu’est-ce que vous mettez après les pommes de terre ?” et il me récitait comme une litanie la rotation des cultures.

Faut-il aussi prévoir ?

Mais la visite n’est pas finie. Encore un effort, une dizaine de mètres tout au plus. Un carré entouré de murets et garni de galets d’un blanc étincelant attire l’attention. Une plaque verticale se terminant en forme de croix porte un nom en grosses lettres dorées, le nom de famille précède le prénom. La tombe est récente. Je tiens à vous rassurer tout de suite : c’est la tombe de ma voisine la plus proche, mais cette dame, qui a racheté la maison presque luxueuse qui tombait en ruine, est bien vivante. Vivant seule, ne faisant confiance à personne pour lui assurer une sépulture digne, elle a tout prévu, tout payé, elle pourra partir tranquille,

Quittons ce cimetière, ces vies de labeur, ces destins parfois choisis, la plupart du temps subis. Des familles arrivent pour fleurir les tombes. C’est la Toussaint.

Françoise Hoenle