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Les chemins de traverse de la question sociale

La revue Temps Critiques qui se situe en marge de ce qu’on appelait l’extrême gauche y compris les libertaires, riche en érudition historico-politique et présente dans les luttes, a publié en octobre 2022 un de ses fascicules d’interventions sur l’actualité : “Les Chemins de traverse de la question sociale – État social, travail et solidarités”.

Cette mouvance animée depuis des années par quelques militant·es, dont certain·es issu·es de l’ultra-gauche, critique les axes d’une pensée anticapitaliste trop fidèle selon elle à des analyses obsolètes…

Secouer les idées reçues ?

S’il est toujours bon de secouer les idées reçues, ces positions de rupture font souvent penser à une critique un peu auto-complaisante… de la critique du néolibéralisme. Ce qui amène les auteur·es à constater parfois que certains aspects de la réalité contredisent leurs thèses, sans qu’ils ou elles songent à les nuancer d’un iota.

Le concept même d’anticapitalisme ne leur semble plus convenir en cette période floue de sauve-qui-peut individuel où divisions et alliances traditionnelles font place à des interférences et rapprochements conjoncturels parvenant parfois à tisser des “réseaux” plus ou moins durables – concept central de l’argumentation.

Individualisation et classes sociales

On ne doit pourtant pas perdre de vue que cette individualisation patente est justement le fruit de la montée en puissance du néolibéralisme et de l’emprise des marchés modelant jusqu’à la pensée, les buts, les choix de vie, les comportements intimes des sujets comme l’analysent Dardot et Laval dans leurs ouvrages. Le culte de l’individu et d’une illusoire “liberté”, encouragé de toutes les façons, est au centre du système. En réchappe actuellement pourtant une saisie lucide et croissante des abus et mensonges gouvernementaux, ceci dans les couches sociales les plus lésées.

Pour répondre à une des affirmations péremptoires de la brochure sur le soulagement de chacun·e de moins payer de taxes et d’impôts, preuve que nous ne critiquerions plus… la destruction programmée des services publics, il serait bon d’interroger les citoyen·nes de tous bords là-dessus ; beaucoup je pense dénonceraient cette tartuferie de l’aumône généralisée cherchant à faire admettre la disparition de droits fondamentaux et de structures collectives bénéficiant à tou·tes et en particulier aux plus modestes, ou le leurre des primes ou des participations aux bénéfices et dividendes en place d’une augmentation des salaires.

En déduire que ce consentement supposé rend caduque tout mouvement collectif et participe à la non-pertinence du concept de classe sociale nous paraît erroné. Même les mouvements les moins encadrés comme ceux cités : le mouvement des Chômeur·euses ou plus près de nous celui des Gilets Jaunes, représentent dans une diversité qui enjambe partiellement les anciennes catégories, des classes qui se reconnaissent comme telles, à partir de revendications communes et dans la construction sur le terrain de solidarités. Ceci toujours en opposition à la bourgeoisie aisée puisque comme par le passé et de plus en plus grâce à la spéculation, préservée par le pouvoir, elle s’enrichit de l’appauvrissement des premiers…

C’était déjà le cas en 95, mouvement à l’égard duquel la position critique des auteur·es semble avoir évolué : c’est le caractère spontané de l’exaspération et du soulèvement de diverses catégories de travailleur·euses créant une masse disparate et puissante – les cheminot·es en tête – avec l’appui des syndicats qui a permis de remporter la victoire.

Pertinence du syndicalisme

Le rejet absolu des instances syndicales, hors-jeu historiquement selon Temps Critiques, nous paraît, même si les positions de celles-ci sont souvent trop tièdes, hors de la plaque. Si on peut leur reprocher leurs compromis, leur manque d’audace et de combativité, dans certaines professions comme à la SNCF et sans doute à la RATP – pour celle-ci jusqu’à l’actuelle vague de débrayages de conducteur·trices, apparemment individuels – elles sont toujours présentes dans les mouvements sociaux, y articulant les revendications sur les salaires, sur le temps de travail et les conditions du départ en retraite.

Et ce n’est qu’avec elles que le pouvoir accepte de dialoguer.

C’est ce que défend Dominique Andolfatto, professeur de sciences politiques : “Les syndicats sont la seule instance avec qui, malgré mauvaise foi et impasses le gouvernement accepte de négocier, et le but d’un mouvement est justement d’y aboutir pour tâcher d’obtenir une amélioration de la situation. […] Un conflit ouvert n’est pas une fin en soi mais une façon de contraindre au dialogue pour obtenir un résultat”. Ce que confirme l’historien Stéphane Sirot : “Les conflits collectifs se sont enrichis et métamorphosés sans s’effacer. La période actuelle démontre qu’une dynamique offensive des mouvements sociaux portée par des syndicats qui en assurent la perspective est possible”.

Plus que la pertinence de l’outil syndical lui-même, c’est celle des orientations syndicales majoritaires qu’il faut interroger.

Il n’y a pas de mécontentement actif sans collectif organisé et sans conscience politique, et malgré le chômage galopant et la précarisation qui gagne en effet des couches sociales jusqu’ici épargnées, c’est autour du travail, de sa raréfaction et précarisation, de sa pénibilité, de ses insuffisantes reconnaissance et rémunération qu’il se structure.

La place centrale du travail

Dans ces interventions c’est là, avec la notion de réseau, le second nœud théorique de la démonstration : la valeur-travail n’existe plus, et le travail a perdu sa position centrale dans les existences et dans la marche de la société.

On retrouve des échos de certains propos de sociologues sur la chance que serait le précariat, voire le chômage, incitant les individus à s’inventer une autre vie hors travail régulier. Certes les formes du travail ont changé et tendent à se durcir avec les difficultés économiques, y compris internationales. Mais à écouter et lire les témoignages de licencié·es d’entreprises, on a plutôt l’impression que sans le sol ferme d’une activité salariée et d’une socialisation par l’emploi, les individus s’angoissent, vacillent et souvent plongent dans le désespoir, et que c’est sans doute sur ce fond plus ou moins officialisé que l’idée d’un revenu universel garanti proposé par certain·es n’arrive pas à prendre.

Les auteur·es reconnaissent d’ailleurs que dans le domaine de l’emploi certaines démissions sont en fait des rotations.

À entendre et à voir défiler les contestataires, on mesure la réalité forte de cet attachement au travail, structurant les vies, leur donnant, au-delà des nécessités matérielles, un sens effectif et symbolique dans la constellation sociale.

“La lutte des classes est loin d’avoir dit son dernier mot” dit Sirot.

L’imagination au pouvoir incantée en 68 peut impulser des formes nouvelles de contestation mais qui ne sont pas profondément différentes de celles, également variées et inventives, des mouvements ouvriers des siècles précédents.

Marie-Claire Calmus