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L’enseignement privé et sa vache sacrée

Où il est question d’un paisible lycée public dans le Sud de la France, d’un zélé chef d’établissement d’un lycée privé, d’une vache, de veaux et d’une banderole apposée par des personnels… et où il est surtout question d’un exemple local caricatural de l’offensive de l’enseignement catholique, n’hésitant pas à instrumentaliser des thématiques en vogue (le respect de la nature, l’agriculture paysanne, etc.) pour arriver à ses propres fins. Mais aussi de la réaction des personnels.
 

Il y a donc deux lycées dans cette petite ville de la Provence intérieure. Un lycée polyvalent public, un “lycée enseignement agricole privé” (LEAP, privé sous contrat d’association).

Peu avant les vacances, le lycée privé vient faire une opération publicitaire au sein du lycée public : il amène une vache, des veaux, un stand pour organiser un “parcours de senteur (vin de Provence)” (ça ne s’invente pas…) et présenter sa spécialité “biologie/écologie” aux élèves du lycée public, le clou de l’“opération” étant la venue de la vache (et autres animaux de ferme) “ambassadrice du terroir provençal” dans l’enceinte du lycée.

Des personnels réagissent en affichant la banderole suivante, à quelques mètres de l’exhibition : “La vache reste dans le pré, le privé reste dans le privé”.

On peut considérer qu’il s’agit d’une sorte de folklore.

On peut aussi considérer que c’est un épisode comme il y en a tant dans le grignotage de l’école laïque, sauf que cette fois-ci l’offensive du privé a entraîné des réactions. Cela mérite quelques explications.

“Tu as de belles spécialités, tu sais”

Le lycée général – donc ici le lycée public – ressort d’une contre-réforme destructrice : celle mise en place par Blanquer. Prétendant liquider les “filières” socialement marquées, il les remplace par des “spécialités” : trois spécialités de quatre heures hebdomadaires en Première, deux spécialités de six heures hebdomadaires en Terminale. Dans ce nouveau système, le tri social est encore renforcé, et de surcroît l’individualisation est encore plus marquée : l’élève et ses parents sont rendu·es entièrement responsables de son destin scolaire.

Bien entendu, il est rare qu’un lycée dispose de toutes ces “spécialités”. Elles ne sont donc pas simplement un outil pour développer des spécificités éducatives locales, mais un moyen de concurrence entre établissements. C’est ce qui intéresse principalement le lycée privé en ce qui concerne le cas évoqué dans le présent article.

Après ce détour, revenons à nos moutons pour voir comment on en arrive à une histoire de vache. La raison est simple : cette immixtion du lycée privé dans le lycée public survient après d’autres tentatives.

Au départ, l’essentiel des relations du lycée public avec le lycée privé se bornaient à des achats alimentaires pour la restauration.

Jusqu’à ce qu’une discussion commence dans un conseil pédagogique, sur la “mutualisation” de certaines spécialités entre le lycée public et le lycée privé. La discussion prenant de l’ampleur, le chef d’établissement du LEAP vient en personne en conseil pédagogique avec un staff docile pour “rassurer” les profs du lycée public : il est pour la mixité sociale, n’est pas si proche que ça de l’Église catholique, etc.

Sa demande : il existe une filière générale au lycée agricole, même si l’essentiel relève de la voie professionnelle ; cette filière elle axée sur la spécialité “biologie/écologie”, et vise à des débouchés post-bac dans le domaine des métiers liés à l’agriculture. Le LEAP n’a pas les moyens de proposer certains enseignements de spécialité, qui sont présents au lycée (anglais, Sciences économiques et sociales, Histoire-Géographie-Géopolitique-Science Politique). L’idée est que certain·es élèves du lycée agricole pourraient venir étudier ces spécialités au lycée public.

Et si ces élèves de la filière générale du LEAP abandonnaient cette spécialité “biologie/écologie” en fin de Première, la logique voudrait qu’iels s’inscrivent dans le lycée public, puisqu’iels n’auraient plus de raison d’être dans le privé ? Non, car voyez-vous il y a “le choix des familles”, autrement dit : iels resteraient dans le lycée privé (tout en suivant les enseignements du lycée public absents du lycée privé…), sans doute pour ne pas être trop “mélangé·es” avec leurs camarades du public ?!

“Pile je gagne, face tu perds”

Bien entendu, cet épisode, bien que montrant que le chef d’établissement du LEAP ne doute vraiment de rien tellement c’est osé, s’inscrit dans une situation plus globale. Et cette situation est simple : la réalité de la politique éducative nationale, c’est qu’en cette rentrée l’enseignement privé (contrôlé politiquement à 95 % par l’Église catholique) est à l’offensive dans l’Éducation nationale.

De même qu’il y a une “guerre” sociale dans ce pays, menée par les représentant·es politiques des grands groupes capitalistes… il y a une « guerre » scolaire, menée par les responsables de l’enseignement privé, qui disposent de relais revendiqués au plus haut niveau de l’État. Sauf que depuis les scandales autour du lycée Stanislas de Paris, cela devient de plus en plus visible : il s’agit de faire du réseau d’enseignement catholique un réseau de scolarisation du séparatisme social et de l’entre-soi.

En cette rentrée 2024, la concurrence agressive du privé s’est accentuée. Il utilise une situation dans laquelle il est doublement favorisé :

  • les rectorats lui attribuent certaines sections de préférence au public, et il continue à choisir ses élèves .
  • quand l’État finance le privé (car l’essentiel de ses dépenses, notamment les salaires, sont financés par l’État), il est également doublement financé parce qu’il fait payer les familles.

L’État finance donc la concurrence à sa propre école publique.

C’est en regard de cette situation qu’il faut comprendre la politique d’établissement du LEAP. D’ailleurs les personnels qui s’opposent à cette proposition, ne sont pas au bout de leurs surprises. Ils prennent contact avec le syndicat majoritaire de l’enseignement agricole, le SNETAP-FSU 1. Ils et elles apprennent par ce biais, que l’initiative du chef d’établissement du LEAP ne relève pas d’un coup de tête, mais plutôt d’une démarche cohérente et articulée qui ne date pas d’aujourd’hui :

  • constituer au LEAP une classe d’enseignement général avec le panel complet des spécialités grâce à l’aide du lycée public : le but est de constituer une filière générale complète en son sein pour les parents désirant éviter une mixité sociale à leurs enfants (“choix des familles”, souvenez-vous) ;
  • mais ce n’est pas le seul, et peut-être pas le principal : plus globalement, il s’agit pour lui de concurrencer un autre lycée agricole, qui lui est public, et qui dispose d’une meilleure offre d’enseignements de spécialité.

Autrement dit, il s’agit à la fois de concurrencer le lycée public de la ville (autrement dit, lui “prendre” quelques élèves), et de concurrencer un autre lycée agricole (public). Un lycée public aiderait ainsi le LEAP à concurrencer un autre lycée public… le lycée privé gagnerait au tirage, mais aussi au grattage !

Bien entendu, de telles manœuvres sont inacceptables. Elles sont un des multiples biais par lesquels, pas à pas, “on” continue à démanteler l’école publique laïque.

Encore la réforme Blanquer

Ces facéties sont en théorie légales. Elles sont une des multiples conséquences de la réforme des lycées… et de la politique éducative de Blanquer : article 3 de l’arrêté du 16 juillet 2018.

“À titre exceptionnel, un élève peut suivre une partie des enseignements dans un établissement autre que celui dans lequel il est inscrit, lorsque ces enseignements ne peuvent être dispensés dans son établissement d’inscription et lorsqu’une convention existe à cet effet entre les deux établissements, ou changer d’établissement dans les conditions prévues à l’article D. 331-38 susvisé du code de l’éducation”.

“La vache reste dans le pré”

L’épisode de la vache du LEAP, venant au lycée public avec stand, “parcours de senteur (vin de Provence)”, etc. pourrait faire sourire, et être considéré comme relevant du folklore. Mais, on l’aura compris, il vient après d’autres épisodes que nous n’évoquerons pas ici. Les sections syndicales CGT/FSU/Sud Éducation du lycée public, avaient posé deux questions publiquement:

• “Est-il judicieux de présenter cette spécialité et encourager nos élèves à quitter notre établissement pour un lycée privé ? Perdre des élèves signifie perdre des heures d’enseignement et peut-être supprimer des postes”.

• “Une vache sera présente durant 3h sur le bitume de la cour face à 2000 élèves excité·es. On peut alors parler de maltraitance animale. En outre, qui nettoiera la cour après la visite de la vache ??”

Indépendamment des organisations syndicales, des personnels du lycée public ont donc protesté avec raison contre cette nouvelle tentative d’intrusion dans l’école publique.

Mais si les réponses immédiates des personnels à la base, localement, sont indispensables, cela pose une question politique d’ensemble. Puisqu’on n’arrête pas de nous dire que lycée public et lycée privé sont complémentaires, alors allons jusqu’au bout et nationalisons le lycée privé. Cela ne peut se faire localement, c’est pourquoi c’est en fait la question du dualisme scolaire qui est posée : face aux attaques de l’enseignement catholique, la nationalisation laïque de l’enseignement privé sous contrat est la meilleure réponse pour les personnels et les usager.es.

Octarine

  1. L’intervention syndicale, en l’espèce, permettra de faire reculer la direction du lycée privé, la mutualisation des enseignements de spécialité n’aura pas lieu ! ↩︎