Sommaire

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De la coexistence des libertés à l’unification des conduites

Nous reproduisons ci-dessous l’introduction d’Alain Policar à une publication de la Fédération nationale de la Libre Pensée : le n°29 de la série Arguments de la Libre Pensée, intitulé “Rapport Stasi versus loi Stasi” 1. Il revient sur ce qui s’est joué lors de l’adoption de la loi de 2004 sur les “signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse” mais aussi sur les évolutions qui ont suivi. Il ne s’agit pas dans nos colonnes (pas plus que dans la publication dont le texte est issu) de définir une position sur ladite loi, qui encore aujourd’hui divise le monde militant, ni de revendiquer (ou pas) son abrogation… mais plutôt de voir que les courants “nationaux républicains” eux aussi essaient d’investir la thématique laïque pour faire avancer leurs projets réactionnaires : ce phénomène a des racines dans les années 2000. Ce texte est donc une contribution aux débats, sur ce sujet et aussi sur d’autres (référence à la “démocratie libérale” contre le “totalitarisme”, illusions sur l’État capitaliste, etc.)

Le riche dossier de ce numéro d’Arguments n’a nul besoin d’un texte introductif. Je réponds néanmoins avec joie à la sollicitation de Jean-Marc Schiappa, d’autant que je crois que, au-delà de ma personne, les circonstances qui ont conduit la Présidente du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République (CSL), Dominique Schnapper, à demander à la ministre de l’Éducation nationale, Nicole Belloubet, de me démettre, illustrent le processus de transformation d’un principe libéral de coexistence en règle d’unification des conduites.

Que l’on en juge. Alors que, jusqu’au 22 avril 2024, aucun membre du CSL (créé par Jean-Michel Blanquer en 2018) n’avait été démis de ses fonctions, je suis le seul à avoir ce privilège. Déjà, lors de ma nomination, en avril 2023, une campagne conduite par la mouvance nationale-républicaine avait cherché à inciter le ministre de l’Éducation nationale d’alors, Pap Ndiaye, à renoncer à son projet. Mais, afin de valoriser la pluralité des points de vue au sein de l’instance, le ministre n’avait pas cédé.

Un an plus tard, au prétexte d’un entretien donné à RFI, dans lequel était critiquée l’application de la loi du 15 mars 2004, l’acte d’autorité dont je suis la victime (oserai-je dire, joyeuse, tant le rôle de l’instance est éloigné de l’exigence démocratique minimale) éclaire la façon dont se manifeste la laïcité “officielle”.

Autrefois soucieuse d’assurer la paix civile, la laïcité s’est transformée en valeur dont la fonction est de séparer ceux qui, par leur histoire nationale, en comprendraient la nature, de ceux qui, par leur religion ou, plus exactement, par leur culture, resteraient définitivement étrangers à ses réquisits. Désormais, elle est devenue une composante centrale de l’identité nationale.

Dès lors, se réclamer de la conception libérale qui a prévalu en 1905, et considérer corrélativement que la loi du 15 mars 2004 introduit des modifications majeures contraires à l’esprit de la loi fondatrice, équivaut à dissidence. Aussi, par exemple, tolérer le voile fait-il de vous un ennemi de la laïcité voire, de glissement en glissement, un partisan de l’islamisme politique. Or, tolérer n’est pas approuver : si c’était le cas, tolérer le voile n’aurait aucun sens : on ne tolère que ce que l’on désapprouve.

Une laïcité de surveillance…

J’ai la conviction que la chasse aux signes religieux ostensibles, le foulard islamique en l’occurrence, est contre-productive. Elle est, en effet, instrumentalisée par l’islamisme afin de persuader les musulmans qu’ils doivent se reconnaître avant tout dans la communauté des croyants, plutôt que dans celle des citoyens. À l’époque du marxisme triomphant, on aurait parlé d’une complicité objective entre laïques intransigeants (lesquels se décrivent comme vertueux) et l’islamisme politique, trop heureux de l’aubaine : les Français ne vous aiment pas, proclame-t-il, et, hélas, les raisons de le croire sont bien réelles.

Il ne s’agit pas ici de simples querelles interprétatives, lesquelles en soi sont inévitables, et qui pourraient être l’indice d’un fonctionnement satisfaisant de la délibération démocratique. Tout indique, au contraire, à en juger par les comportements des acteurs, qu’il convient de s’inquiéter d’une puissante montée de l’intolérance par rapport à l’expression de la différence. Quels que soient les oripeaux dont elle se pare, notamment la nécessité de renforcer la cohésion nationale, l’intolérance est un puissant marqueur de l’évolution de l’opinion.

La laïcité est ainsi devenue une religion civile et, nécessairement, elle a ses fanatiques, lesquels, pour nombre d’entre eux, se disent républicains. Il faut pourtant l’être bien peu pour croire que la sauvegarde de l’identité nationale (concept incertain) passe par la répression des signes religieux à l’École et, plus globalement, par la force croissante des surveillances exercées, pour l’essentiel, à l’égard de l’Islam.

Je pense, au contraire, qu’être fidèle au principe de laïcité, c’est insister sur sa consubstantielle dimension d’inclusivité : cela implique la nécessité de rendre accessibles les fondements de toute législation. Ce n’est pas, à l’évidence, une préoccupation pour ceux qui incitent les acteurs sociaux à se soumettre à la définition socialement légitime de la laïcité 2. Le présent article peut être lu comme une critique de ce processus qui, paradoxalement, conduit à imposer une certitude à propos d’un principe, la laïcité, qui, à de nombreux égards, fait de l’incertitude une propédeutique.

…versus une laïcité de liberté

Dans les conditions historiques du début du XXe siècle, la loi cherche à établir, par la liberté des Églises et par l’autonomie du politique par rapport au religieux, la pacification des esprits. Le besoin en était particulièrement aigu, alors que l’Affaire Dreyfus n’avait pas encore connu son épilogue. Face aux passions nationalistes et à l’antisémitisme, la République vacillait. Sa refondation, dans le combat pour les droits humains, s’est accomplie dans l’affirmation de la nécessaire coexistence des libertés, c’est-à-dire par la laïcité. Et que serait celle-ci, “si elle n’était pas aussi la mémoire du dreyfusisme, la mémoire de cette face lumineuse de la République, qui n’a pas de lien d’essence avec sa face sombre que fut le colonialisme” ? 3.

La laïcité, dès lors, privilégie l’idée de l’inaliénabilité de la liberté de conscience, la neutralité de l’État impliquant son incompétence dans le domaine de la religion. Il est ici nécessaire de préciser que, contrairement à ce qu’on dit parfois, la neutralité à laquelle l’État doit se soumettre, est une neutralité culturelle et non une neutralité axiologique : aucun philosophe favorable à la neutralité n’exige de l’État qu’il soit neutre du point de vue de certaines valeurs, comme l’égalité et la liberté, valeurs que l’État peut légitimement promouvoir (par des politiques incitatives qui, par exemple, favoriseraient la fréquentation des musées et des salles de concert). La neutralité bien comprise n’est donc pas insipide.

Nul ne l’a mieux exprimé que Ferdinand Buisson lorsqu’il évoque l’instituteur laïque : “Il faut qu’il ait le droit et le devoir de parler au cœur aussi bien qu’à l’esprit, de surveiller dans chaque enfant l’éducation de la conscience au moins à l’égal de toute autre partie de son enseignement. Et un tel rôle est incompatible avec l’affectation de la neutralité, ou de l’indifférence, ou du mutisme obligatoire sur toutes les questions d’ordre moral, philosophique et religieux”.

En d’autres termes, la neutralité confessionnelle ne se confond pas avec la neutralité philosophique. Buisson poursuit : “On pousserait le système à l’absurde si l’on prétendait demander au maître de ne pas prendre parti entre le bien et le mal, entre la morale du devoir et la morale du plaisir, entre le patriotisme et l’égoïsme, si on lui interdisait de faire appel aux sentiments généreux, aux émotions nobles, à toutes ces grandes et hautes idées morales que l’humanité se transmet sous des noms divers depuis quelques mille ans comme le patrimoine de la civilisation et du progrès” 4.

Il existe ainsi une sorte de programme caché de l’École publique, lequel inculque des valeurs de tolérance et de civisme aux élèves par le simple fait de devoir jouer, travailler et collaborer avec des gens différents d’eux. Cette “intégration pluraliste”, selon l’expression de Jeffrey Spinner-Halev, décrit le mécanisme par lequel la citoyenneté devient inclusive pour des populations traditionnellement exclues 5.

Du principe à la valeur :la pente identitaire

Une démocratie libérale ne peut donc, sans saper ses fondements, prescrire une morale de la perfection coercitive. Nous n’aurions pas à énoncer ces évidences si nous n’assistions à l’édification d’un projet national-républicain qui impose une vision monolithique et dogmatique de la laïcité, notamment par le recours aux émotions collectives, recours systématique depuis 1989, et amplifié depuis 2015, qui aboutit inéluctablement à priver l’individu de son pouvoir de juger. Ces émotions collectives introduisent dans l’éthique publique des éléments rendant son contenu cognitif plus ou moins étranger à ceux que nous avons vocation à accueillir. Dès lors, par un processus pervers d’assignation identitaire, le “républicanisme à la française” érige “certaines différences en signe d’altérité objective, les transformant ainsi en source de domination pour les minoritaires” 6.

Comme le souligne Stéphanie Hennette-Vauchez, en véhiculant un programme normatif, le principe de laïcité se fait “métonymie de la République” : “La minute de silence au lendemain des attentats de janvier 2015 ? Laïcité. L’éducation à la sexualité ? Laïcité. Le port de signes « religieux » dans l’espace public ? Laïcité. Les menus à la cantine ? Laïcité. Les dispenses de cours d’éducation physique et sportive ? Laïcité. Ad infinitum” 7. On aurait tort de ne pas s’alarmer devant la constitution d’une véritable religion civile fondée sur l’identité nationale, tout autant contraire aux principes républicains qu’à l’esprit libéral de la loi de 1905.

Nous sommes ainsi confrontés à une menace que Claude Lefort avait clairement analysée : “Depuis la démocratie et contre elle se refait ainsi du corps”, écrivait-il pour désigner les mécanismes à l’œuvre dans une société totalitaire, soit une société souhaitant conjurer l’absence de fondement, autrement dit l’indétermination démocratique 8. Car, c’est essentiel, pour Lefort, la démocratie n’est pas le régime où le pouvoir appartient au peuple, mais où il n’appartient à personne. À l’opposé, le totalitarisme, obsédé par “l’image du Peuple-un, transparent à lui-même, ethniquement et/ou idéologiquement homogène” 9, alimente le fantasme de la délivrance de toute division et de toute impureté : “La menace totalitaire est donc inhérente à l’aventure démocratique elle-même, elle sourd dans toute résurgence de populisme, de racisme, d’extrémisme…”.

En guise de conclusion

Est-il exagérément pessimiste de prendre cette menace au sérieux ? La mobilisation nationale-républicaine autour de la laïcité n’est-elle pas en définitive un dispositif discursif visant à respectabiliser le racisme ? On notera, avec inquiétude, que les instruments d’euphémisation de celui-ci varient selon les particularités nationales. Ainsi le racisme antimusulman se montre extrêmement labile : il peut s’exprimer par l’hostilité à l’Islam en tant que religion rétrograde et homophobe (comme aux Pays-Bas, où l’on est particulièrement attaché au libéralisme culturel) ou comme incompatible avec l’héritage catholique (comme en Italie) ou avec la laïcité en tant que religion civile (comme en France) 10. Les racismes se développent sur le terreau de la peur. Nous ne pouvons que, tristement, le constater : celles et ceux qui la sèment ne sont pas seulement à l’extrême droite.

Alain Policar

  1. Publication téléchargeable sur le site Internet Calameo. ↩︎
  2. Certes, comme l’a noté Jean Baubérot, chaque époque cherche à imposer une définition légitime. Mais celle que la nôtre cherche à imposer s’éloigne considérablement de l’esprit de la loi de 1905. ↩︎
  3. Jean-Yves Pranchère, Tourmentes laïques, https://inrer.org/2019/11/tourmentes-laiques/ Texte partiellement repris dans Esprit, janvier-février 2020, p. 171-181. ↩︎
  4. Ferdinand Buisson (1887), Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Paris, Robert Laffont, Bouquins, “Laïcité”, 2017. ↩︎
  5. Voir Jeffrey Spinner-Halev, The Boundaries of Citizenship. Race, Ethnicity and Nationality in the Liberal State, Baltimore et Londres, John Hopkins University Press, 1994. ↩︎
  6. Sophie Guérard de Latour, Vers la République des différences, PUM, 2009, p. 52. ↩︎
  7. Stéphanie Hennette-Vauchez, L’École et la République. La nouvelle laïcité scolaire, Paris, Dalloz, 2023, p. 11. ↩︎
  8. Voir Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1994. ↩︎
  9. Édouard Delruelle, “De la laïcité comme dissensus communis”, Interrogations ? n°25, décembre 2017 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/De-la-laicite-comme-dissensus ↩︎
  10. Voir Sara Farris (2017), Au Nom des femmes. Fémonationalisme : les instrumentalisations racistes du féminisme, Paris, Syllepse, 2021. ↩︎

Dossier : Attaques contre la laïcité