Quarante ans d’autogestion pédagogique

Le lycée expérimental de Saint-Nazaire fête ses quarante ans sous le signe de l’autogestion ! Entretien avec Joël Quélard, ancien membre de l’équipe éducative, toujours militant, notamment sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes

L’émancipation : Peux-tu faire un rapide historique de cette aventure ?

Joël Quélard : Cela remonte en fait à 68 qui a profondément fait bouger les lignes dans le domaine éducatif (pendant une semaine, enseignant·s et élèves – dont je faisais partie – échangent sur l’école). À la rentrée de septembre, au lycée Aristide Briand, Gaby Cohn, André Daniel et quelques professeur·es, commencent à réfléchir : comment fonctionner autrement en proposant de regrouper ces enseignant·es sur deux classes de seconde : refus de l ‘administration ! Les années qui suivent sont des moments où se développent dans l’institution scolaire de nombreuses luttes : antihiérarchiques (défense des M.A., refus de l’inspection), pédagogiques avec évidemment les apports de Freinet et de la pédagogie institutionnelle, mais aussi d’autres luttes : féministes, sociales.

En 1981, Gaby Cohn Bendit, très engagé dans l’École Émancipée de l’époque, et André Daniel, tous les deux décédés récemment, utilisent l’arrivée de la gauche au pouvoir, pour faire passer un projet (lettre au camarade Ministre) auprès du ministre de l’époque A. Savary, proposant de permettre aux enseignant·es et élèves  “vivant mal” le système classique, de faire un pas de côté, de les laisser s’organiser entre eux/elles et expérimenter un fonctionnement pédagogique et politique différent : d’où les deux expressions de “lycée différent” ou lycée expérimental. Le ministre Alain Savary nomme, pour la mise en place du projet (qui nécessitera cinq mois), un Inspecteur de la formation continue (et non pas un Inspecteur disciplinaire), et dès l’année scolaire suivante avec l’ouverture de quatre autres structures expérimentales un chargé de mission chargé des lycées à “statut particulier” au niveau du Ministère, ce qui permettra de trianguler les relations avec la case recteur si besoin… (en particulier pour les nominations des enseignant·es car le principe de cooptation avait été acté)

Ainsi, le projet fait d’entrée de jeu un pas de côté, sur le recrutement puisqu’un·e candidat·e pour un enseignement de math (ex capessien, devenu libraire, puis ayant perdu son statut, et en poste comme agent technique dans un collège), un ingénieur, des enseignant·es de lycée professionnel, des agents administratifs formeront la première équipe, et deux ans après un instituteur spécialisé – moi – vont être recruté·es. Chaque membre de l’équipe éducative arrive avec son bagage de formation professionnelle et surtout son parcours personnel.

L’idée, c’est qu’on va construire, élèves et enseignant·es, une structure radicalement différente de l’existant : plus de classe, plus d’heures de cours par discipline, plus de tâches “déconsidérées”. On fera toutes et tous du ménage, du travail administratif, de la cuisine…

Nous obtenons que, bien que rattaché à la cité scolaire nazairienne, on ait une autonomie pédagogique, et financière avec un budget fléché.

Hélas, rien n’est formalisé clairement par écrit, ce qui permet aujourd’hui par exemple à la Région de faire comme si nous n’existions pas en terme d’entretien du bâti, remise aux normes etc.

Le lycée expérimental devait ouvrir, dès la Toussaint 1981 avec 45 élèves, mais elle a été repoussée deux fois au retour des vacances de Noël, puis en fin de compte le 1er février 1982. Aussi pendant trois mois le noyau nazairien et départemental de la future équipe, va vivre une expérience unique : de continuer son activité professionnelle dans leurs établissements respectifs et de se réunir le soir et les week end avec le noyau des élèves déscolarisé·es dans un local prêté, une ancienne cure dans laquelle les jeunes s’installeront et ainsi inventeront le futur projet d’établissement.

Le recrutement des élèves échappera à la sectorisation, aussi toutes les personnes souhaitant continuer ou reprendre des études seront accueillies : ce qui fera dire à J. Batheux, le maire de l’époque qu’il ne s’agit pas d’accueillir tous les lycéen·es de France en déshérence !

Mais il ne fut pas le seul à réagir : le retard dans l’ouverture est multi factoriel : trouver des locaux, mais aussi “pression syndicales” avec en tête FO.

Ce fonctionnement pédagogique résolument différent, autogestionnaire était très dérangeant pour eux et évidemment aussi la question du recrutement : deux profs venus du privé par exemple qui étaient titularisés dans l’Éducation nationale, sacrilège ! et puis ces enseignant·es qui comptaient faire du ménage et ne plus compter leurs heures de présence.

La difficulté de trouver des locaux adaptés lorsque l’on fait un pas de côté

La première installation, dans un centre de vacances, à Bonne-Anse n’est guère pratique : on doit tout remballer à chaque vacance scolaire et pas de cantine.

Mais ce lieu au bord de la mer avec un château est féerique.

Le lycée déménage ensuite vers une tour logement inutilisée du foyer des travailleurs, en attendant sa destruction ; un avantage : l’occupation de l’espace est libre permettant d’abattre des cloisons et faire émerger, une cuisine, une cafétéria, un studio musique, une grande salle de réunion avec gradin, etc. Un lycée à construire.

Après de nombreuses recherches de notre part nous arriverons dans nos locaux actuels, dans le centre-ville, près du port, dans un ancien hôtel, qui a survécu aux bombardements de la guerre : l’Hôtel Transatlantique. Ce sont des bâtiments appartenant à l’office HLM public, la Silène, que nous louons depuis 1989, mais premier grippage, l’équipe éducative est exclue de la négociation entre le rectorat et la Silène, comme elle sera exclue au moment de sa rénovation en 2021 (mise aux normes pour l’accueil des handicapé·es) sur les conditions de la durée du bail locatif.

Ricoh Image

Les pouvoirs institutionnels et administratifs… pas facile !

De plus la Région n’a jamais reconnu le lycée expérimental, considérant, bien qu’il soit rattaché à la cité scolaire, qu’il dépendait financièrement de l’État. En conséquence pas de dotation pour du matériel, pour des projets pédagogiques, et refus d’entrer dans la gestion des locaux.

La pérennisation de l’expérience

Cette expérimentation donne lieu, en juin 1982, à un rapport d’évaluation très positif avec la perspective de la mise en place rapide d’autres projets : à Paris, mais aussi à Oléron, Caen, notamment. Le Ministère donne deux ans pour faire vivre ces projets, et réaliser un document de synthèse qualitatif et quantitatif, sous la responsabilité de Francine Best, directrice de l’INRP.

Rapport à nouveau positif et exprimant la possibilité d’étendre ces expériences à un établissement par Académie, là où une équipe d’enseignant·es se serait constituée.

Hélas, arrivée de ministre Jean Pierre Chevènement à l’Éducation à la place de Savary : il ne les a pas supprimés mais les lycées expérimentaux restent malgré leur originalité “une verrue dans le système éducatif” !

Alors que des projets étaient prêts dans différentes villes, et pouvait ainsi constituer un véritable réseau qui nous aurait permis d’avancer, de ne pas être isolés, d’organiser des congrès, etc.

Aujourd’hui, il faut se battre pour tout, et le grignotage de l’autonomie est en marche : dépendance budgétaire et administrative transférée au rectorat, interdiction de transporter des élèves dans le camion, difficulté pour développer des projets d’ateliers hors établissement, etc. suppression de deux postes (motif baisse d’effectif sur deux années) par le Recteur.

Mais cette année il manque deux postes à la rentrée, pour 150 élèves, avec une remontée d’effectif.

Et le rectorat a surtout remis en cause le principe de la cooptation dans le recrutement et a refusé la mise à disposition pour deux enseignantes.

La difficulté c’est qu’il y a plus d’interlocuteur au niveau ministériel, ou que ce dernier donne délégation au Recteur sans transmettre les acquis constitutionnels.

À part de nombreux rapports d’évaluations mandatés par le Ministère, de rencontre au Ministère, de dossiers transmis par l’équipe éducative chaque année, il n’existe aucun document officiel acté entre le ministère et l’équipe éducative sur le fonctionnement en précisant les spécificités et les dérogations institutionnelles. Seul un proviseur a signé un écrit sur le fonctionnement du lycée expérimental et sa relation avec le lycée de tutelle : on savait que cela n’engageait que lui.

Il existe une lettre du ministre de l’Éducation nationale Lionel Jospin pérennisant les lycées expérimentaux.

Les lycées expérimentaux ne seront pas supprimés, mais ils peuvent mourir à petit feu et le recteur a tout pouvoir, c’est dangereux.

L’émancipation : Quelle est la population des élèves ?

Joël Quélard : Les profs savaient ce qu’ils/elles ne voulaient pas ou plus, donc ont travaillé et expérimenté autre chose.

Parlons d’abord des élèves : pour venir ici il faut connaître l’existence de ce lycée ! Au début, seulement une dizaine venaient de Saint-Nazaire, 50 % du Grand ouest et le reste de tous les coins de France. La couverture médiatique était forte.

Elles/ils sont en mal être dans leur lycée, en échec, d’autres rejettent leur orientation vers un lycée professionnel, d’autres ont vécu des exclusions d’autres lycées, d’autres en rupture scolaire parfois depuis plusieurs années, d’autres veulent saisir leur chance de reprendre des études. Bien que majoritairement ce soient des jeunes qui ont eu des parcours atypiques, parfois chaotiques. 50 % des inscrit·es sont particulièrement motivé·es.

À noter qu’au début, il y avait une grande hétérogénéité d’âge, de 16 à 30 ans car on préparait à l’ESEU, diplôme d’entrée à l’université pour les non bachelier·es. Cette hétérogénéité d’âge et de parcours était particulièrement intéressante, et la motivation était immense. Hélas, cette mission a été transmise à l’IUT, au moment de la transformation de l’examen en DAEU.

La moyenne d’âge va diminuer, il y a même des familles qui demandent une inscription dès 14 ans, les décrochages scolaires étant de plus en plus précoces dès le collège.

Les élèves sont inscrit·es après un entretien avec lui, elle et les parents ; entretien mené par deux élèves et un membre de l’équipe éducative issus du groupe de gestion du moment. Un stage leur est dans la mesure du possible conseillé. En fin de compte c ‘est l’élève qui demande son inscription (premier acte d’adhésion au projet d ‘établissement).

Au début de l’année scolaire un·e élève appartient à un groupe de base.

À noter qu’il y a aujourd’hui 150 élèves, 60 % de garçons, 40 % de filles et en général, ce sont elles qui sont très engagées dans le lycée.

Quant aux résultats au bac, sur une quarantaine d’inscrit·es, il y a une dizaine de bachelier·es, un peu plus certaines années. On peut se dire que c’est peu mais en fait c’est beaucoup, car sans le lycée expérimental, la majorité de ces jeunes n’auraient pas eu le droit de s’inscrire à l’épreuve, et donc ne l’auraient pas eu, et évidemment ce qu’apporte essentiellement le lycée est ailleurs : “ça m’a sauvé” disent beaucoup de jeunes. En effet on y gagne en maturité, en ouverture sur le monde, en construction d’un appareil critique, en capacité à prendre des initiatives. Par la suite, nous apprenons régulièrement que nombreux/euses sont les jeunes qui reprennent les études en passant le DAEU. Parmi les lycéen·nes, on retrouve aujourd’hui de nombreux et nombreuses artistes, des artisan·es, des enseignant·es…

Il y a des échecs évidemment : certain·es jeunes ne s’engagent pas, on peut dire qu’un tiers est très moteur, un tiers sont “en recherche” et un tiers sont “déstructuré·es”. Le nombre de jeunes déstructuré·es, en souffrance, va croissant. Une chose est certaine : chacun·e est respecté·e, les conflits et problèmes sont parlés au sein d’un groupe de base. Mais ça peut être dur “humainement” car on se dit les choses. C’est dans ce groupe qu’est discuté l’adéquation de sa pratique et son engagement par rapport au projet d’établissement, c’est dans ce groupe que l’on peut discuter de sa réinscription pour l’année suivante, en cas de désaccord un appel est possible au conseil d’établissement. Cela est très rare.

Il y a très peu de conflits sous forme de violences.

Il y a eu deux exclusions décidées par le conseil d’établissement en 40 ans pour violence, dont une extérieure à l’établissement.

L’émancipation : Peux-tu nous expliquer le fonctionnement pédagogique ? Comment cela fonctionne concrètement ?

Joël Quélard : L’autogestion est au cœur du fonctionnement, pas de chef !

On fonctionne par quinzaine, avec des groupes de base composés de trois profs et 25 élèves qui assument tout à la fois le secrétariat, le ménage et la cantine. Quand ils sont de gestion, les profs sont présent·es dans l’établissement de 8h à 17h donc près de 45h par semaine,

Concernant les apprentissages, toutes les disciplines sont enseignées, avec en plus les disciplines artistiques. Le matin se tiennent les ateliers par sujet (co-programmés avec les élèves) auquel on consacre 20 heures soit 10 par semaine ; les après-midis, il y a des modules à thème, avec notamment des activités artistiques, d’une heure trente à trois heures.

Chaque professeur·e est “tuteur/tutrice” de huit élèves sur l’année, dans un groupe de suivi qui se réunit une fois par quinzaine.

Il y a également un conseil d’établissement composé de six élèves et trois enseignant·es qui fonctionne sur sept semaines, par période, et ça tourne. En revanche, il n’y a pas systématiquement d’assemblée générale mais elle peut être convoquée, espace de délibérations, et c’est le conseil d’établissement qui statue. Par exemple, on a pu constater que la majorité des élèves étaient présent·es le matin et l’après-midi près de deux fois moins. On pose alors la question au conseil d’établissement : quelles causes, quelles propositions pour y remédier ? Ce conseil se réunit tous les quinze jours.

Aujourd’hui, il faut toujours deux postes, qui manquent beaucoup pour ce fonctionnement qui est très pertinent… il faut  toujours batailler au quotidien, c’est épuisant.

Le lycée expérimental avait vocation à essaimer. Comme c’était prévisible, le pouvoir politique l’a empêché, depuis 1983. Cette alternative est clairement dérangeante, matrice d’un fonctionnement, y compris pédagogique, radicalement différent : horizontal, autogestionnaire, révolutionnaire !

Propos recueillis par Emmanuelle Lefèvre