En pédagogie Freinet, le travail pour soi est indissociable de la constitution d’un collectif et du milieu qui permet ce travail. Et s’il y a un sens du collectif, il ne tient pas simplement à ce qui est mis en place au départ par l’enseignant·e pour anticiper des collaborations entre élèves dans des tâches à accomplir, mais dans une expérience partagée d’une façon de faire ensemble. Les élèves apprennent à organiser le travail et l’enseignant·e les rend responsables du milieu qu’ils et elles constituent, processus que l’on peut alors nommer dévolution.
Voilà un exemple d’organisation coopérative : Le comité d’animation du CDI.
Le CDI, une organisation coopérative
J’ai longtemps cherché comment faire de la pédagogie Freinet en tant que professeure documentaliste, sans classe, sans élèves fixes. J’ai tâtonné de nombreuses années, en tentant telle ou telle technique, du “Quoi de neuf” au texte libre en passant par la classe promenade, avec de belles réussites et de nombreuses déceptions. L’absence de travail dans la durée avec un groupe d’élèves réduisant inévitablement la portée de mes propositions pédagogiques.
Cette année, j’expérimente un dispositif qui mûrit depuis plusieurs années, mais qui était resté lettre morte à cause des contraintes sanitaires liées au Covid : un comité d’animation du CDI, ouvert aux élèves volontaires. J’ai un double objectif : permettre aux élèves de s’investir dans l’organisation de leur CDI et de s’approprier ce lieu en en faisant un espace commun agréable, propre, rangé. Et pour cela, développer leur autonomie en leur permettant d’expérimenter des espaces de prise de décision coopératifs.
Tout cela sans alourdir ma charge de travail déjà très importante : je suis l’unique professeure documentaliste dans un collège de 820 élèves.
Toujours plus d’autonomie
Tout a commencé début octobre. J’avais sollicité, pendant le mois de septembre, des élèves souvent présent·es au CDI. Pour le moment, trente-quatre élèves des quatre niveaux (deux troisièmes, onze quatrièmes, douze cinquièmes, neuf sixièmes) se sont engagé·es au cours de ces trois semaines à participer à des réunions collectives d’une heure hebdomadaire, appelées comités d’animations du CDI, pendant lesquelles ils et elles peuvent proposer des projets pour le CDI et organiser des tâches personnelles d’aide ou des modalités de travail pour les projets collectifs. Une carte de membre leur est donnée, avec au verso la liste des brevets qu’ils, elles ont obtenus. Cette carte leur permet de passer plus rapidement à la cantine. Enfin, j’ai ouvert un cloud commun où j’ai déposé des dossiers, et une liste de discussion interne sur Pronote.
Pour que les élèves puissent travailler en autonomie sans avoir à me solliciter sans cesse, j’ai créé plusieurs outils. Nous disposons d’un agenda collectif qui nous permet de suivre les tâches et les brevets. Il est à disposition sur le bureau. Un grand espace bureau est dédié aux élèves, avec placard, bannettes, agenda, ordinateur. Cet espace est proche de mon bureau, si bien que je peux aider si besoin. Et j’ai mis en place un chariot de retour étiqueté pour faciliter le rangement, avec une caisse pour les retours qui posent problème – je m’en occupe après coup.
Un tableau de propositions de tâches est affiché derrière le bureau. Elles ont été déterminées en partie pendant les premières séances du comité, par exemple le rangement des BD ou mangas qui doit être journalier.
Des apprentissages
Chaque tâche est susceptible de générer un brevet, dès lors qu’un élève décide de la prendre en charge. Voici la liste des brevets, pour l’instant, qui s’élargira au fur et à mesure des besoins et demandes :
- prêts et retours ;
- rangement des fictions, rangement des documentaires, rangement des magazines ;
- affichages ; réaliser un marque-page coups de cœur
- noter les références dans une commande
- faire une notice de fiction dans PMB (logiciel de gestion documentaire); préparer les cotes de livres ; préparer les cotes des magazines
- faire une recherche sur PMB ; créer un panier sur PMB ; copier la source d’un document.
Réaliser une bibliographie
L’agenda leur permet de s’inscrire à l’avance pour effectuer des tâches et d’y noter ce qu’ils et elles ont fait pendant leurs heures de présence au CDI : tout le monde peut ainsi voir ce qu’il reste à faire. Celui ou celle qui le veut me demande de passer son brevet tout de suite : pour cela, il suffit de faire la tâche devant moi. Quand le brevet est validé, je le note sur le document dédié dans l’agenda et sur leur carte de membre. Ils, elles sont alors autonomes sur cette tâche et peuvent former des camarades. Cela permet également aux assistant·es d’éducation qui ouvrent le CDI en mon absence d’avoir la liste des élèves qui peuvent faire des tâches en autonomie. Le comité a déjà planifié dans l’agenda des temps de formation entre élèves pour apprendre à faire telle ou telle tâche.
La réunion du comité d’animation est préparée à l’avance par un président, une présidente, avec mon aide. Des responsabilités sont prises en charge par les élèves : secrétariat, distribution de la parole. Chaque fois, on vérifie ce qui a été fait, on fait le point sur l’avancement des projets, on en propose d’autres qu’on soumet au collectif. On peut faire des demandes de formation. Les premières réunions ont duré 3/4 d’heure environ, parce qu’il y avait beaucoup de choses à mettre en place, mais l’objectif est de réduire à dix minutes afin de dégager le temps pour travailler sur leurs projets. Sur les deux premières réunions, j’ai pris pas mal de place pour expliquer, mais j’ai l’intention de m’effacer au maximum. Je prends la parole comme les autres membres et interviens plutôt dans un rôle d’expertise.
Premier bilan
Ces trois premières réunions ont été très efficaces, les élèves ont vite compris les règles de fonctionnement, les prises de paroles sont très respectueuses, les responsabilités sont remplies avec beaucoup de sérieux (distribution de la parole, secrétariat et présidence). J’ai assuré la première présidence et ensuite j’ai pu m’appuyer sur deux élèves de cinquième qui avaient pratiqué les réunions de coopérative en vie de classe avec moi l’année précédente pour prendre en charge la deuxième présidence. Je me place entre l’élève secrétaire et l’élève président ou présidente pour les accompagner, mais les élèves semblent avoir déjà bien assimilé le fonctionnement de la réunion.
Par ailleurs, la majorité des élèves est très assidue lors des comités mais aussi pendant leur temps libre à midi et lors des heures de permanences. L’agenda est bien rempli et leurs engagements respectés, et ils et elles semblent s’être bien appropriés les différents outils. J’ai pris soin de leur libérer un bel espace de travail, que les élèves semblent vraiment apprécier. L’un d’entre eux m’a d’ailleurs demandé de mettre à leur disposition certains matériels pour pouvoir effectuer des tâches quand je suis absente : il n’avait pas osé fouiller dans ma partie du bureau…
Je voulais faciliter la formation entre élèves et je n’ai même pas eu besoin de le suggérer : un élève l’a proposé dès la première réunion, et ils et elles ont planifié ces temps de formation sur l’agenda.
Les brevets ont également beaucoup de succès, il y a beaucoup de demandes et de validations, qui me prennent un peu de temps mais je l’avais anticipé et ça devrait s’équilibrer une fois que les tâches courantes auront toutes été validées. Par ailleurs, cette liste me permet de faire des demandes aux experts et expertes volontaires pour d’autres élèves, au fil des besoins, ce qui me fait gagner un temps considérable et me permet de me consacrer aux élèves qui en ont davantage besoin.
Mais surtout, j’observe des élèves qui s’enthousiasment et s’investissent dans de nombreux projets, et je jubile. Ils, elles sont vraiment au travail et sont force de propositions : une réflexion est lancée autour de la mise en valeur des nouveautés (place de la table, affichages, rotation des documents, mise en scène). Un élève concocte des affichages pour expliquer comment ranger les documents et pour inviter leurs camarades à faire plus attention. Un groupe travaille sur un projet pour le Téléthon, un autre sur la création d’une boîte extérieure pour le retour des livres qui répondrait à un vrai besoin. Une élève souhaite nous présenter le prix de lecture Babelio pour proposer qu’on y participe.
Les membres du comité se sont également emparés de propositions que je leur ai faites : quatre sélections thématiques de leurs choix sont planifiées entre octobre et décembre (Semaine du goût, Halloween, Téléthon et Noël) ; un groupe prend en charge le fonds mangas (évaluation du fonds et inventaire, proposition d’achats et commandes) et s’occupe du prix de lecture de mangas Sensei. Un tableau d’affichage extérieur au CDI a déjà été nettoyé, et ils et elles ont proposé d’y afficher les dernières nouveautés et de le décorer en fonction des sélections thématiques, afin d’attirer l’œil de leurs camarades. Nous avons aussi planifié d’autres projets dans quelques semaines, parce qu’on ne pouvait pas tout faire en même temps, notamment l’habillage graphique d’un poteau du CDI.
J’ai pu mesurer également leur enthousiasme aux nouvelles demandes de participation qui arrivent chaque semaine : les élèves en parlent dans leur entourage et invitent des camarades à rejoindre le comité d’animation. Néanmoins, je risque de me retrouver en difficultés si le groupe grossit encore et je vais probablement clore les inscriptions ! Ce qui n’empêche pas les autres d’aider au quotidien, comme cela se faisait déjà. Les outils mis en place pour le comité devraient d’ailleurs me soulager dans l’accompagnement de ces élèves extérieurs.
Éva Merhand
Focus
Ce témoignage illustre un apprentissage authentique de l’autonomie. Cette capacité, souvent convoquée, s’accomplit ici pleinement : les enfants se donnent à eux-mêmes leurs propres lois. Loin d’être réduite à une indépendance proche de l’isolement, l’autonomie est ici force de travail collectif. Les élèves investissent l’espace, font preuve d’initiatives, organisent diverses activités dont ils se sont totalement approprié la visée. Témoin de cette mise en activité constructive, l’enseignante accompagne le mouvement et se met parfois en retrait : différentes tâches, d’ordinaire réservées à l’enseignante, passent entre les mains des enfants et cet enchaînement se fait progressivement, une fois qu’ils et elles ont commencé à s’emparer du sens de leur travail. Ce mouvement de dévolution est caractéristique d’un travail qui échappe à la seule initiative de l’enseignante