La France littéraire mainstream découvre en 2023 Louise Erdrich et lui accorde le prix Femina pour un ouvrage pourtant plutôt mineur La Sentence, faute sans doute d’avoir pu distinguer son précédent opus qui a reçu le prestigieux Pulitzer.
Louise Erdrich est loin d’être seulement libraire
L’histoire de La Sentence se déroule dans une librairie atypique telle celle créée par Erdrich il y a une vingtaine d’années, et met en scène son double littéraire Tookie, mais Louise Erdrich est loin d’être seulement libraire et vaguement “indianiste”, elle est l’une des romancières majeures aux États-Unis et a publié plus d’une quinzaine d’ouvrages depuis 2002, récompensés par de nombreux prix et dont deux ont été couronnés du Pulitzer. Elle est comparée à Toni Morrison, prix Nobel de littérature, et on dit d’elles qu’elles ont été influencées par William Faulkner.
Ces deux écrivaines américaines sont pour l’une issue de la communauté afro-américaine et pour l’autre d’origine amérindienne : “Louise Erdrich est aux Indiens d’Amérique, ce que Toni Morrison est aux Noirs : elle écrit pour ravauder l’identité déchirée de ces communautés qui, au cœur des Grandes Plaines, vivent sur les décombres d’une culture mutilée” (A. Clavel).
Nous sommes bien loin de la littérature indianiste, quelle que soit son “honnêteté”, par exemple celle de Tony Hillerman qui, alors qu’il n’est pas amérindien, voudrait s’exprimer et témoigner en leur nom dans ses romans (publiés en France dans l’excellente collection Rivage Noir) notamment dans la série autour de la police tribale Navajo, par exemple la trilogie Là où dansent les morts, Femme-qui-écoute, La voie de l’ennemi ou l’assez bon thriller Un homme est tombé.
Louise Erdrich, quant à elle, est la fille de Rita Gourneau Erdrich, une Ojibwa d’origine française, qui appartient à la famille des Chippewas. Ses parents travaillaient au Bureau des affaires indiennes et son grand-père maternel, Patrick Gourneau, a été membre du conseil du Turtle Mountain Band of Ojibwe.
Un témoignage sur les peuples autochtones
Celui qui veille s’inscrit dans la veine irriguant les ouvrages précédents : Love médecine (1984) une tétralogie qui comprend aussi Le Pique-nique des orphelins (1986), La Forêt suspendue (1988) et Bingo Palace (1994), ou La Rose (2016) qui évoque le génocide des communautés des Grandes Plaines à la fin du XIXe siècle, pour ne citer qu’eux.
Chacun est un témoignage sur les peuples autochtones, les civilisations des Premières Nations, leurs cultures.
Il ne s’agit pas seulement d’évoquer les traditions ou de faire vivre de manière romancée leur mode de vie, mais de dévoiler l’ostracisme, la répression que continuent à subir les descendant·es de ceux et celles qui ont échappé à l’élimination systématique opérée par les pionniers, ces colons européens venus s’installer sur leurs terres.
Pour ceux/celles qui penseraient un peu rapidement qu’il s’agit de littérature se rattachant au folklorisme, que nous sommes suffisamment informé·es sur ce génocide, qu’il y a eu quantité de livres, documentaires, films et non des moindres : Flèche brisée de Delmer Daves qui marque un tournant avec une approche pro-indienne des westerns, ceux de Raoul Walsh (The Big Trail par exemple) ou de John Ford, sur le tard, Les Cheyennes (Cheyenne Autumn, dernier western de Ford, hommage au peuple indien), plus près de nous le très bon Danse avec les loups (1990) de Kevin Costner ou encore le controversé dernier Scorcese Killers of the Flower Moon (2023) ; ils ne sont que quelques-uns à véhiculer une approche positive parmi les centaines de films présentant des “sauvages rouges” assoiffés de sang…
Vingt mille enfants arraché·es à leur famille
On peut regarder sur le même sujet la série canadienne Little Bird (https://www.arte.tv/fr/videos/115972-001-A/little-bird-1-6/), disponible sur Arte.tv replay, qui est “dédiée aux victimes autochtones de la Protection de l’Enfance” et qui narre comment, dans les années 1960, des milliers d’enfants amérindien·nes – plus de vingt mille issus des communautés autochtones – ont été arraché·es à leur famille et “offert·es” à l’adoption par les services de la Protection de l’Enfance canadiens, pour les assimiler à la culture dominante.
Certain·es sont, aujourd’hui encore, toujours dans l’ignorance de leur origine ou à la recherche des membres de leur famille.
On pourrait aussi évoquer plus récemment, en 2021, les 751 tombes découvertes lors de fouilles près d’un pensionnat géré par l’Église catholique pour enfants autochtones, à Marieval, en Saskatchewan, dans l’ouest du Canada (https://www.francetvinfo.fr/monde/vatican/pape-francois/canada-de-nouvelles-tombes-d-enfants-amerindiens-maltraites-decouvertes_4679083.html), alors que les restes de 215 enfants avaient déjà été découverts à proximité d’un établissement similaire quelques mois auparavant.
Témoignage des abus et mauvais traitements subis par des dizaines de milliers d’enfants indigènes victimes d’assimilation forcée à la culture occidentale, puisqu’on parle de 150 000 enfants amérindien·nes métis et inuits, qui ont été envoyé·es de force dans des pensionnats catholiques à travers le pays et ce jusque dans les années 1990, coupé·es de leurs familles, de leur langue et de leur culture.
Inspirée de l’histoire de la famille de Louise Erdrich
L’histoire de Celui qui veille est inspirée de celle de la famille de Louise Erdrich, se déroule aux États-Unis dans les années 1950 alors que les Amérindien·nes sont dépourvu·es de tous droits, ne peuvent pratiquer leurs traditions, leurs religions, continuent d’être spolié·es des terres qui leur ont été laissées, pourtant de peu de valeur, mais soudain découvertes riches de ressources naturelles.
Or, en août 1953, le Congrès vote une résolution : la House Concurrent Résolution 108 afin d’abroger les traités qui avaient été conclus de “nation à nation”, à la fin des guerres “indiennes”, avec les tribus indiennes et de mettre en place “la termination” (au sujet de ce terme et de sa traduction, voir en fin d’article la note de la traductrice). Cela concerne cinq tribus et notamment celle de son grand-père, les indien·nes Chippewas de Turtle Moutain.
La résolution du Congrès, préparatoire à une loi, concerne donc les indien·nes Chippewas qui vivent sur les terres de la réserve de Turtle Mountain ; il était prévu qu’iels soient “consulté·es” mais seulement après le vote de la résolution, consultation “purement formelle” devant être menée par le sénateur Arthur V. Wakins, figure obstinée au Congrès de l’expropriation des autochtones.
Cette consultation va être utilisée par les leaders indiens de la tribu, dont le grand-père de l’auteure, Patrick Gourneau, veilleur de nuit à l’usine locale de pierres d’horlogerie et président du conseil tribal tout comme son double littéraire.
La “termination” qui doit être mise en place par le gouvernement fédéral – que les indien·nes considèrent comme une extermination – consistait à faire “accéder les indiens à une citoyenneté pleine et entière” en supprimant les relations “particulières” entre le gouvernement et les tribus, codifiées par les traités, c’est à dire en faisant disparaître les statuts et “les avantages” pourtant bien minces qui découlaient des traités.
La “termination” faisait de chaque membre des tribus un·e citoyen·ne en le sommant de s’assimiler à la culture dominante, blanche nord-américaine. Or les peuples premiers désiraient conserver leur souveraineté en tant que peuple, donc leurs langues, leurs traditions, leurs cultures et rejetaient l’assimilation, contrairement aux afro-américains qui, à cette époque, se battent pour obtenir cette reconnaissance de citoyenneté pleine et entière.
Un texte hybride entre fiction et non-fiction
Le roman est un texte hybride entre fiction et non-fiction, une “fiction d’événements et de faits strictement réels”, une fiction historique, Louise Erdrich (née en 1954) ayant utilisé des lettres que son grand-père avait adressées dans les années 1953 et 1954 à ses parents et qui “regorgent d’anecdotes sur la vie de la réserve” – son grand-père appartient à la première génération née sur la réserve, le père et le grand-père de son grand-père avaient survécu en chassant le bison – ainsi que ce qu’il entreprenait pour s’opposer à la “termination”, les nombreuses lettres aux politiciens de Washington qu’il écrit la nuit durant son travail de veilleur, les réunions et multiples démarches qu’il entreprend, la manière dont il finance, grâce à un match de boxe, l’envoi d’une délégation à Washington (à ce sujet voir la postface écrite par L. Erdrich).
Ce cadre permet à l’auteure de broder des histoires mettant en scène les habitant·es – réel·les et fictif·ves vivants à cette époque – de dérouler les amours et les conflits, de donner à voir la (sur)vie quotidienne des indien·nes dans les réserves.
Nous suivons donc un groupe d’indien·nes (Band of est traduit par son homonyme français, le sens anthropologique de groupe humain correspondrait mieux) et entrons dans la vie familiale de Thomas, le double littéraire de Patrick Gourneau, et de sa femme Rose, l’accompagnons dans son travail de veilleur de nuit et approchons certaines caractéristiques de la religion animiste des indien·nes, par exemple le rôle des esprits qui rôdent autour des vivant·es, et avec lesquels on peut “dialoguer”, la forte présence des ancien·nes et de leur savoir.
Patrice – dite Pixie – personnage principale autour de laquelle s’organise aussi le récit,19 ans, déjà au travail à l’usine, fille mal aimée, maltraitée, battue, comme les autres enfants, par son père alcoolique.
À travers les yeux de Pixie, nous participons à la vie quotidienne, chez elle, à l’usine avec ses amies, dans la tribu, nous accédons à sa perception des autres, les non-indien·nes, et à son incompréhension de leurs modes de vie.
Zhaanat, sa mère, accepte qu’elle parte à la recherche de sa sœur Véra, enfuie vers la grande ville, qu’un jiisikid, lors d’une transe, avait “vue” avec un bébé, et qui était sans doute prise dans les rets de la prostitution des Indiennes organisée par les blancs.
Le décalage dans l’appréhension des évènements rend incompréhensibles, pour les un·es comme pour les autres, les réactions et les choix des protagonistes, et induit des situations inextricables dans lesquelles elle se débat.
Tout le récit renvoie au rapport à la nature, entretenu par les amérindien·nes, à la présence continuelle des rituels, aux cérémonials, incompréhensibles pour les “cartésien·nes”, non-amérindien·nes, qui pensent avoir dominé/maîtrisé la nature et sont adeptes d’une religion monothéiste…
Les romans de Louise Erdrich proposent tous une approche de(s) la(es) cultures amérindienne(s) construits sur de formidables récits, habités de personnages attachants au destin le plus souvent poignant.
Bernard Foulon
Celui qui veille, 576 pages – Le Livre de Poche.
À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr
Note de la traductrice
La traduction du terme “termination” ne va pas de soi. Le mot relève de la politique visant à “assimiler” les Indiens et désigne plus particulièrement l’idée de mettre un terme à la “relation particulière” entre le gouvernement fédéral et les tribus, c’est à dire de supprimer les tribus comme entités collectives…
Cette politique permettait notamment de mettre fin aux aides fédérales sans aucune contrepartie matérielle, et sans que jamais les Indiens aient réellement reçu les moyens de leur autonomie.
Dans les textes francophones qui évoquent cette politique, le mot “termination” est parfois traduit par son calque “termination”, mais aussi par “politique d’assimilation”, “rupture”, “cessation” ou “cessation de tutelle”, “liquidation” ou “liquidation des tribus”, ou encore “Solution terminale”…
Cette dernière formule a le mérite de faire écho, en miroir, à la notion de “problème indien”, tout en gardant ce que le verbe “terminer” a de faussement neutre et de parfaitement terrifiant. Pour autant, nous faisons ici le choix de recourir au calque “termination” pour des raisons de cohérence interne propres à ce texte-ci.