Cette série de trois articles fait suite à un débat organisé dans le cadre de la Semaine Émancipation de juillet 2024. Le premier de ces articles revenait sur la notion d’impérialisme, et mettait en évidence, en particulier, l’apparition, au cours des dernières décennies, de nouveaux impérialismes, chinois et russe. Ce second article traite de certains traits fondamentaux que revêtent les affrontements inter-impérialistes dans la période actuelle. Le troisième article s’intéressera à divers aspects des résistances populaires face à ces évolutions.
Luttes inter-impérialistes : trois éléments clés de la période récente
Il existe un certain nombre de tendances perceptibles ces dernières années et décennies. Nous en faisons apparaitre ici trois, particulièrement marquantes : le développement de la rivalité Chine/États-Unis ; le déclin des impérialismes européens ; les phénomènes de militarisation et l’augmentation des dépenses militaires dans le monde.
Rivalité Chine/États-Unis
La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine a commencé en 2018 lorsque l’administration Trump a imposé des droits de douane sur 34 milliards de dollars de produits chinois, en réponse à des pratiques commerciales jugées déloyales par les États-Unis (vol de propriété intellectuelle, subventions aux entreprises d’État chinoises… comme si des pratiques déloyales n’avaient pas cours aux États-Unis mêmes !). Les États-Unis ont ensuite imposé des tarifs douaniers de centaines de milliards de dollars sur des produits chinois, allant des composants électroniques aux biens de consommation. En réponse, la Chine a aussi mis en œuvre des droits de douane sur des produits américains, ciblant notamment l’agriculture (soja, porc…).
Il y a eu des accords et des négociations. En janvier 2020, la Chine s’est engagée à acheter plus de produits aux États-Unis, notamment agricoles, et à mieux protéger la propriété intellectuelle ; en échange de quoi des hausses tarifaires prévues aux États-Unis ont été suspendues. Mais il y a eu un échec pour parvenir à des négociations complètes et les tensions commerciales subsistent.
L’administration Biden, moins hostile que celle de Trump, a maintenu de nombreux tarifs douaniers, et elle continue de faire pression sur la Chine pour que celle-ci adopte des réformes structurelles. L’avenir est très incertain, avec l’inconnue des élections présidentielles de novembre, à laquelle s’ajoute le conflit sino-taïwanais.
Le déclin des impérialismes européens et ses raisons
Plusieurs indicateurs montrent une baisse relative de l’influence européenne, due à une série de facteurs : la réduction de la part de l’UE dans le commerce mondial ; le fait que l’Europe, en stagnation économique, attire moins d’investissements étrangers directs que d’autres régions du monde ; parfois des incertitudes politiques ; le retard technologique européen par rapport aux États-Unis et à la Chine dans des secteurs clés comme l’intelligence artificielle, la 5G ou les technologies vertes.
Pour ne prendre qu’un seul indicateur chiffré, retenons qu’en 20 ans, la part de l’UE dans le PIB mondial a presque été divisée par deux, passant de quasiment 32 % en 2004 à 17,4 % (https://legrandcontinent.eu/fr/2024/04/26/en-20-ans-la-part-de-lunion-dans-le-pib-mondial-a-presque-ete-divisee-par-deux/) aujourd’hui. Cela est dû à l’émergence de nouveaux acteurs, avec en particulier la montée en puissance de la Chine et, dans une moindre mesure, de l’Inde et d’autres économies émergentes, ainsi qu’au rythme de la croissance économique, plus lente en Europe que dans d’autres régions du monde.
L’UE connait aussi une crise multiforme, avec une dynamique politique interne qui ne favorise pas la croissance économique. Le Brexit a affaibli l’unité politique et économique de l’UE, confrontée de plus à une montée de courants populistes eurosceptiques, qui rend plus difficile la mise en place de politiques économiques communes et cohérentes à l’échelle mondiale.
En termes de compétition géopolitique, nous avons relevé l’intensification des opérations chinoises et russes en Afrique dans le précédent article. Ajoutons-y une présence accrue, également, de ces deux impérialismes en Asie centrale et en Europe de l’Est. Des projets d’infrastructure tels que les “Nouvelles routes de la soie” chinoises rivalisent directement avec les intérêts des firmes européennes. De plus, les États-Unis continuent de dominer de nombreux aspects de la politique mondiale, souvent en concurrence avec les intérêts des impérialismes européens, notamment quant à la technologie et aux questions de sécurité.
S’il est un domaine où cela pèse lourd, c’est celui de la question militaire, avec la dépendance des impérialismes européens envers l’OTAN. En particulier, cela limite drastiquement la capacité de l’UE à agir de manière indépendante sur la scène mondiale. Ce n’est pas nouveau, mais à un moment où les rivalités inter-impérialistes s’aiguisent, cela vient plomber encore davantage la situation des impérialismes du vieux continent.

Militarisation et dépenses militaires
On assiste à une nette hausse des dépenses militaires, au niveau mondial et en Europe1.
Au plan mondial, après la crise de 2008, on a vu la succession des phases suivantes :
- De 2010 à 2014 : légère diminution puis stabilisation des dépenses mondiales en armement, notamment suite aux coupes budgétaires dans des pays occidentaux ; mais des pays tels que la Chine, la Russie et des pays du Moyen-Orient ont continué de hausser leurs dépenses militaires.
- De 2015 à 2019 : augmentation des dépenses militaires mondiales de manière plus soutenue, notamment vu la montée des tensions politiques en Europe de l’Est, en Asie orientale et au Moyen-Orient.
- De 2020 à 2022, nouvelle accélération, malgré la pandémie de Covid-19, en partie due à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et à l’augmentation des budgets militaires européens en réponse. Les dépenses militaires mondiales ont évolué comme suit :
2019 : 1,91 trillions de dollars | 2020 : 1,98 trillions de dollars |
2021 : 2,10 trillions de dollars | 2022 : 2,24 trillions de dollars |
Les États-Unis ont constamment maintenu la plus grande part des dépenses militaires mondiales, investissant dans la modernisation de leurs forces et dans les nouvelles technologies de défense. La Chine a continuellement augmenté ses dépenses militaires, avec la volonté de moderniser ses forces armées et d’accroître son influence régionale et mondiale. La Russie a aussi investi massivement dans ses capacités militaires, particulièrement après l’annexion de la Crimée en 2014. Les pays européens ont surtout fortement augmenté leurs dépenses de défense face aux menaces perçues de la Russie et aux engagements de l’OTAN.
En Europe également, les dépenses d’armement des plus grands pays européens ont augmenté de manière significative. Par pays, on observe depuis 2020 des augmentations très nettes, comme le montre le tableau ci-contre (en milliards de dollars arrondis).
Pays | 2020 | 2021 | 2022 | 2023 |
Allemagne | 53 | 56 | 64 | Annonce d’une augmentation significative du budget, pour atteindre 100 milliards d’euros, en réponse à l’invasion de l’Ukraine |
France | 52 | 56 | 59 | Croissance du budget avec des investissements accrus dans la modernisation des forces armées et des capacités nucléaires |
Royaume-Uni | 59 | 61 | 68 | Le Royaume-Uni a annoncé des augmentations supplémentaires, visant à renforcer ses capacités navales, aériennes et cybernétiques |
Italie | 28 | 29 | 32 | L’Italie a également augmenté ses dépenses de défense en réponse aux nouvelles menaces de sécurité |
Espagne | 15 | 17 | 19 | L’Espagne a continué d’augmenter son budget de défense, avec un accent sur la modernisation de l’armée et la cybersécurité |
En Europe, les facteurs clés de l’augmentation des dépenses militaires sont les suivants :
- Les tensions géopolitiques, avec notamment l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
- Les engagements de l’OTAN : les membres de l’OTAN ont renouvelé leur engagement à atteindre l’objectif de dépenses militaires de 2 % du PIB, ce qui a conduit à des augmentations budgétaires significatives.
- La modernisation des forces armées, notamment avec des investissements dans des technologies de défense comme les systèmes de défense antimissile, la cybersécurité et les capacités de renseignement.
- La coopération militaire européenne avec les initiatives de défense collective et les projets communs de développement militaire au sein de l’UE, qui ont aussi stimulé les dépenses.
Ces augmentations ont de fortes chances de se poursuivre dans les prochaines années. C’est du moins la volonté partagée des gouvernements européens. Mais beaucoup dépendra aussi de la résistance et de la lutte des peuples, dont nous donnerons quelques illustrations dans le troisième article de cette série.
Patrick Kraso
- Pour plus de détails, on peut consulter :
https://fr.statista.com/infographie/13699/evolution-des-depenses-militaires-mondiales-depuis-la-fin-de-la-guerre-froide
ou bien https://fr.wikipedia.org/wiki/Budgets_de_la_d%C3%A9fense_dans_le_monde
ou encore https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/armement-les-depenses-militaires-des-etats-n-ont-jamais-autant-augmente-depuis-10-ans-995958.html ↩︎