Perdida à Perdido

L’été, les romans dans les sacs de plage pèsent lourd (une livre en moyenne pour un pavé balnéaire). Les lecteurs et lectrices se divisent en deux catégories qui se regardent en chiens de faïence. Celles et ceux qui profitent des vacances pour relire À la Recherche du Temps perdu (l’œuvre de la littérature française la moins lue mais la plus relue), les Essais de Montaigne et les Pensées de Pascal et les autres, les malheureux·ses, à la recherche (on recherche ce que l’on peut) des fraises Tagada littéraires en vente le plus souvent dans les enseignes de grande distribution.

Attention, coming out à suivre. J’aime les fraises Tagada depuis l’enfance et je connais le sens du mot “divertissement”.

Qu’est-ce qu’une reine sans le divertissement des fraises Tagada ? Assurément, une reine-lectrice pleine de misères.

Le titre du roman, pas trop tôt !

Après ce préambule interminable, le vif du sujet, LE conseil de lecture réservé aux  ami·es chèr·es (les copines, copains d’Émancipation entre autres), les six tomes, en format poche voulu par l’auteur à l’époque de la parution aux États-Unis du roman-feuilleton Blackwater de Michael Mac Dowell. Voilà un écrivain dont le seul but avoué, et donc pardonné, est de faire plaisir au plus grand nombre, en gros de réconcilier les relecteur·trices de Proust et les fanatiques de Stephen King. D’ailleurs King avait de l’admiration pour Mac Dowell, mort en 1999, et leurs chemins se sont croisés à différentes reprises.

Je ne résumerai pas les multiples articles écrits sur Blackwater depuis le début de sa parution en avril 2022, à raison d’un tome tous les quinze jours, au rythme singulier du feuilleton. Rien non plus sur la maison d’édition “Monsieur Toussaint Louverture” qui joue le jeu du poche à jolie couverture ou sur les podcasts de France Culture consacrés au “phénomène” Blackwater, tout cela chacun·e le découvre s’il/elle le veut. Il suffit d’un bon moteur de recherche.

Elinor, une femme bien trempée (en vrai !)

Non, moi je voudrais vous causer de l’héroïne de la saga, Elinor, sirène d’un nouveau genre, de sa belle-mère, la garce Mary-Love (dans le roman feuilleton, on aime les prénoms qui annoncent la couleur, non sans un ricanement sardonique) de l’Alabama, lieu de l’action, des rivières dangereuses, l’une rouge, l’autre noire qui cernent la petite ville de Perdido, des hommes sans pouvoir dominés par des femmes coriaces. Sur la platine, pourrait même tourner, en guise de fond sonore, le banjo de Délivrance. Pas que. Car dans ces six romans, le lecteur ou la lectrice a aussi l’impression de se balader dans une forêt hors du temps où les fées ne sont pas que merveilleuses. Drôle de mélange à vrai dire. La grande histoire est mise à distance. Le roman débute en 1919 et traverse avec désinvolture les crises qui ont façonné l’Amérique. Pas de discours sur la condition de vie des Noir·es (même s’il est beaucoup question des domestiques noir·es) dans les États du Sud, pas d’inserts didactiques, pas de goût pour le pathétique. La crise de 1929 s’échoue dans les eaux rouges de la rivière et les hommes partent à la guerre de loin en loin. La ville a pour nom Perdido (là encore, aucun mystère onomastique) elle est réalistico-fantastique. On y vit, on s’enrichit ou pas, on aime sans s’appesantir et on meurt parce qu’il le faut bien. On s’y noie aussi, avec terreur ou avec délectation. Tout y est bizarre et en même temps si ordinaire. Les personnages ont du coffre et le lecteur ou la lectrice choisira son préféré ou son détesté et sous aucun prétexte ne se laissera déranger alors qu’il/elle partage un repas avec la famille Caskey.

On ne naît pas lecteur, lectrice…

Lisez, amusez-vous et regardez Beetlejuice si cela n’est pas déjà fait, le film de Tim Burton, scénarisé par Michael Mac Dowell (une autre facette de son talent). Il faut de la générosité pour offrir au lecteur ou à la lectrice adulte ce qu’il/elle se permet peu (ou s’il/elle se le permet, il/elle fait ensuite acte de contrition), revivre une histoire sans fin racontée dans la semi-obscurité par des parents qui mettent le ton et font frissonner leurs enfants.

J’ai toujours pensé que le roman feuilleton, celui du XIXe siècle français (Féval n’a pas écrit que Le Bossu et son œuvre mérite le détour !) ou celui d’aujourd’hui, d’ici où d’ailleurs (Zafon par exemple, L’Ombre du Vent ? ) devrait figurer dans les programmes de Français. Plutôt que de faire étudier en priorité cette année Les Mémoires de deux Jeunes Mariées aux classes de première, on serait plus avisés de faire découvrir du même Balzac, les œuvres de jeunesse que ce dernier reniait, à la fin de sa carrière (“des cochonneries littéraires” de son propre aveu), honteux d’avoir pu s’abaisser à écrire sous contrainte de la littérature gothique. Et pourtant…

On apprendra à lire dans Blackwater plus facilement que dans Paul et Virginie (ces deux-là, je les hais pour m’avoir fait partager leurs tourments alors que j’étais tranquille dans mon coin. Le professeur semblait content, un pervers polymorphe).

Pourquoi postuler que des filles et des garçons de 16/17 ans sont déjà des relecteurs ou relectrices de Proust (on revient au début du texte, quelle cohérence pour une fois) ? Sartre lisait Madame Bovary à huit ans ? Il aimait par-dessus tout le chevalier de Pardaillan de Zévaco, lui le gosse qui se décrit “laid comme un crapaud” ! Il a raison Mac Dowell. Désir et plaisir et après on avise.

Le chemin des lecteurs et lectrices est riche et semé d’embûches de Poudlard à Guermantes. Chaque chose en son temps non ?

Alors, cet été, Blackwater pour renouer avec les souvenirs oubliés sur ce chemin…

Sophie Carrouge

  • Blackwater – L’épique saga de la famille Caskey ; tome I : La Crue ; tome 2 : La Digue ; tome 3 : La Maison ; tome 4 : La Guerre ; tome 5 : La Fortune ; tome 6 : Pluie, Michael McDowell, traduction par Yoko Lacour et Hélène Charrier, Monsieur Toussaint Louverture, 2022, 260 p., 8,40 euros.
  • À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr