Merci à François Ruffin, un parlementaire décidément pas comme les autres, pour l’éclairage critique de cette nécessité, proclamée et promue par le pouvoir, d’un pseudo-progrès technique accéléré dont, comme le propose la fin du livre, une convention citoyenne devrait examiner tous les aspects. Et longuement.
Ce livre, nourri de toutes sortes de références intellectuelles et historiques, notamment à la mythologie et philosophie antiques comme aux mouvements ouvriers du XVIIe au XIXe siècles cités par Marx dans le Capital, nous montre les dangers de cette propagande pour nos vies comme pour la démocratie.
Pour nos vies : l’auteur évoque les ouvriers casseurs de machines à diverses périodes, conscients que celles-ci jetteraient un bon nombre d’entre eux sur le pavé et asserviraient les autres au moyen des contrôles et des cadences.
Le dialogue récent de Ruffin avec des livreurs confirme la réalisation de ce sombre pressentiment : par l’intermédiaire de la technique, les ubérisés sont sous une double surveillance permanente : celle de l’employeur·e et celle du/de la client·e comme le confirme l’un d’eux : “Une fois il m’est arrivé un accident, et le client au téléphone a osé me dire : « Moi, je m’en fous, je veux ma commande ! » ; j’étais tombé, j’avais failli manger un tram, et il voulait que je le livre !”.
Sur le plan relationnel, le numérique relancé par les confinements liés au COVID a favorisé les connexions au détriment des rencontres entre les corps, et supprimé toutes sortes d’emplois y compris dans l’administration, ce qui complique la vie de tout un chacun. Et l’auteur – ce qui touche déjà aux effets sur la démocratie – a lumineusement compris que la dimension révolutionnaire du mouvement des Gilets Jaunes était là : dans le surgissement des corps assemblés sur les ronds-points, affamés de rencontres et d’échanges, et les multipliant avec des automobilistes favorables qui en étaient également privé·es.
“Ils ont fait corps, ont rassemblé leurs corps, souvent marqués, fatigués, usés. Alors que pour le pouvoir – dématérialisation oblige et » digitalisation » et « individualisation – ces corps doivent disparaître de l’espace public, de la politique1. Une politique qui dans notre camp s’est toujours menée avec les corps, les corps sur les barricades, les corps dans les manifestations, les corps dans les meetings, les corps qui donnent corps au « nous », qui donnent conscience et confiance dans notre force, éclatée sinon au quotidien, atomisée”.
Ce sont ces corps qui peuvent faire barrage au progrès toxique pour les vies – humaine comme animale.
Ruffin énumère ce qu’en France, en matière de “progrès”, cette résistance démocratique a réussi à suspendre : le clonage humain, l’utilisation des organismes génétiquement modifiés, la fracturation hydraulique nécessaire à l’extraction du gaz de schiste.
Selon Platon, Zeus recommande à Hermès de donner à tous les hommes, et non à quelques-uns comme pour les savoir-faire, le sens du respect et de la justice : “Car les sociétés ne survivraient pas si un petit nombre d’entre eux seulement participaient à la justice et au respect comme c’est le cas pour les autres arts”.
Respect, justice, égalité, liberté, voilà les éléments d’une démocratie véritable, à rebours de propositions factices jouant sur un vouloir citoyen fantôme :
- “Voulons-nous des plannings gérés par des algorithmes comme c’est le cas déjà aux États- Unis pour seize millions de salariés dans la grande distribution, magasiniers, chefs de rayon, dont l’agenda est ajusté en temps réel, selon la météo, l’affluence au magasin ?
- Voulons-nous la reconnaissance faciale à l’entrée des lycées, pour « fluidifier », « sécuriser » ?
- Voulons-nous des magasins sans humain ?
- Voulons-nous les caisses automatiques ?
- Voulons-nous la commande vocale ?
- Voulons-nous le véhicule autonome ?
Nous les aurons hélas, conclut-il, que nous le voulions ou non, mais laissez-nous le temps de mûrir les réponses.
Et qui sait… de nouveaux Gilets Jaunes ? Une reprise en main de nos pensées et de nos existences ? Le rétablissement de la démocratie piétinant l’accélération et l“urgence” perpétuelles ?
“Alors que la Démocratie, c’est quoi ? C’est du bordel aussi, des colères, des désespoirs, de la perte de temps et du dysfonctionnement”.
À lire et à méditer pour ranimer et aiguiser nos forces militantes.
Marie-Claire Calmus
- Leur progrès et le nôtre – De Prométhée à la 5G, François Ruffin, Le Seuil, 2021, 12 euros.
- À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr
- Voir de l’auteure les essais Privé-Public (Editinter éditions, 2021) et De la Spatialité, en préparation, au chapitre Espace socio-politique. ↩︎