Note de lecture
Dans De la résistance à la guerre civile en Grèce 1941 – 1946, Joëlle Fontaine décrit minutieusement les événements qui ont eu lieu durant cette période, l’organisation de la résistance grecque, les forces en présence, l’action de l’armée anglaise, la guerre civile qui se déchaîne dès décembre 1944. Elle relie l’échec du Front de libération nationale (l’EAM) à former un gouvernement démocratique au contexte international, le partage du monde, et à l’orientation politique et aux hésitations du Parti communiste grec, le KKE.
Une résistance exemplaire
En avril 1941, l’Italie fasciste attaque sans succès la Grèce, elle-même soumise à la dictature de Metaxás appelé au pouvoir par le roi Georges II. À la suite, les armées allemandes et bulgares envahissent et occupent à leur tour la Grèce. Un gouvernement de collaboration est mis en place, s’appuyant sur les forces les plus réactionnaires, dont une partie des royalistes. La résistance est menée par le KKE, principal parti de l’EAM, et les partisans forment l’Armée populaire de libération nationale, l’ELAS. L’EAM et l’ELAS subissent une répression féroce, le plus souvent aveugle, de la part des trois armées occupantes, d’une milice fasciste beaucoup plus importante que celle que la France a connue (les chitès), d’un Bataillon de Sécurité formé par le gouvernement, de la police et de la gendarmerie. Dans les zones libérées, l’EAM aide la population à s’auto-organiser pour le ravitaillement, la justice, les soins et l’éducation. L’ELAS s’arme grâce à ses attaques et bénéficie d’un soutien mesuré de la part de l’armée britannique qui s’appuie sur elle pour mener ses propres objectifs militaires. Par ailleurs, l’ELAS et l’EAM se heurtent à l’EDES, groupe de résistance localisé en Épire, républicain mais très ambigu, passant des trêves avec les armées occupantes et, finalement, servant les intérêts britanniques contre l’EAM. En 1944, l’ELAS dispose de 50 000 hommes armés et une réserve encore plus importante, mais dépend en partie du commandement britannique auquel il est rattaché.
Des enjeux politiques
Churchill, Premier ministre britannique, considère la Grèce comme un pays qui doit rester dans l’orbite de l’Empire et a décidé de replacer sur le trône le roi Georges II réfugié en Angleterre et accompagné d’un gouvernement très réactionnaire. Évacuée en 1941, l’armée grecque se trouve sous le commandement anglais en Égypte et participe à la guerre en Libye.
La question du pouvoir à la fin de la guerre est posée très tôt. L’EAM demande l’organisation d’un référendum pour ou contre un retour éventuel du roi, le désarmement des forces fascistes et réactionnaires, la création d’un gouvernement démocratique et l’épuration des collaborateurs. Sur l’injonction de Churchill, le commandement britannique exige contradictoirement le désarmement des partisans et refuse la mise en place d’un référendum. Churchill constitue un gouvernement d’unité nationale auquel des personnalités de l’EAM participent et qui sont amenées à cautionner des dispositions contradictoires avec leurs mandats. Face à ces manœuvres politiques, un gouvernement des montagnes autour de l’EAM est formé et une grande partie de l’armée grecque en Égypte se révolte. Les mutins sont déportés dans des camps dans le désert et les loyalistes forment le Bataillon de Montagne qui est envoyé combattre en Italie.
Une catastrophe politique…
En octobre, 1944, l’armée allemande quitte la Grèce en détruisant tout ce qu’elle peut. Churchill nomme Geórgios Papandréou Premier ministre du gouvernement d’unité nationale. Celui-ci tente de discréditer les représentants de l’EAM en leur imputant abusivement des compromis afin de les engager à les entériner. Les armées soviétiques parviennent en Roumanie et en Bulgarie. Craignant leur entrée en Grèce, Churchill rencontre Staline et passe un accord : Staline aura les mains libres en Pologne et lui en Grèce.
Entre octobre et décembre 1944, Papandréou et Churchill, par l’intermédiaire du commandement britannique, maintiennent le Bataillon de Sécurité (troupe collaboratrice), le Bataillon de Montagne (troupe royaliste) et les chitès dans des cantonnements au lieu de les dissoudre. De plus en plus de troupes britanniques sont ramenées du front italien en Grèce, principalement à Athènes. Pendant ce temps, les négociations pour former une armée nationale, impliquant le désarmement des partisans, ont comme but essentiel de fissurer l’unité de l’EAM. Enfin, très critiqué en Angleterre même, Churchill se résout à placer l’archevêque Damaskinos comme régent pour préparer le retour du roi, pourtant massivement rejeté.
…et humaine
Le 3 décembre 1944, une manifestation pacifique est mitraillée par la police ; le lendemain, jour de l’enterrement des victimes, une autre manifestation est mitraillée par les chitès. La foule s’attaque alors aux postes de police, aux établissements où se trouvent des troupes réactionnaires, l’ELAS à Athènes s’insurge et occupe le terrain à l’exception de la partie occupée par l’armée britannique. Le commandement britannique est disposé à négocier avec l’ELAS, mais Churchill a pour objectif la destruction de l’ELAS et de l’EAM et donne l’ordre de contre-attaquer par tous les moyens : artillerie, bombardements aériens, déploiement de tanks appuyant les groupes réactionnaires réarmés. Battue après des semaines de combat, l’ELAS est contrainte de quitter Athènes, suivie par des milliers de civils fuyant les représailles menées par les Chitès, le Bataillon de Sécurité, etc.
L’offensive britannique se poursuivra jusqu’à la fin janvier 1945. Mettant en scène de prétendus massacres attribués à l’ELAS, permettant des exécutions sommaires perpétuées par des groupes réactionnaires et fascistes, emprisonnant des dizaines de milliers de personnes et les déportant en Afrique, l’armée britannique terrorise la population qui manque de tout.
Le rapport des forces politiques reste pourtant encore favorable à l’EAM, mais la survie de la population, qui est à bout, pousse l’EAM à négocier un nouvel accord en février à Varkiza. Sur la foi de promesses, qui ne seront jamais tenues, le KKE accepte le désarmement de l’ELAS. À partir de là, la répression se renforce. Entre février 1945 et mars 1946, le bilan est de 1 300 personnes assassinées, 6 700 blessées gravement, 32 000 torturées et 85 000 arrêtées.
Contrairement à ce qui a été acté en février 1945 à Yalta en faveur des pays libérés (aider à la paix intérieure, soulager les peuples, former des gouvernements provisoires représentatifs, préparer des élections libres), les Grec·ques vivent la terreur et les élections de mars 1946 donnent une large majorité royaliste.
Les militant·es et les sympathisant·es poursuivi·es systématiquement par des groupes armés et par la police se réfugient dans les montagnes pour résister à la répression. La guerre civile se poursuivra jusqu’en 1949 et imprimera dans la pensée collective un traumatisme qui perdure encore aujourd’hui.
En conclusion
Le drame de la résistance grecque et la guerre civile qui l’a suivie s’est noué autour de plusieurs facteurs.
Le premier est la volonté indéfectible de Churchill de garder la Grèce dans la zone d’influence de l’Empire britannique, de remettre sur le trône Georges II, de détruire la force militaire de l’ELAS et celle politique de l’EAM.
Le second est l’accord passé entre Churchill et Staline, Staline laissant la Grèce entre les mains de Churchill et abandonnant la résistance, ne lui apportant aucun soutien, politique ou militaire.
Le troisième est la ligne suivie par le KKE de participer à un gouvernement d’unité nationale entièrement soumis à la volonté britannique. Le KKE a revendiqué continuellement le désarmement des forces réactionnaires et la formation d’un gouvernement démocratique, mais a toujours respecté les décisions prises par le gouvernement allant à l’opposé et dirigées contre lui et la résistance en général. L’affrontement inévitable s’est finalement produit au pire moment, celui où les forces britanniques avaient réussi à se renforcer suffisamment pour chasser l’ELAS d’Athènes.
Le quatrième est la politique d’unité avec des courants centristes constamment ménagés par le KKE au détriment de sa position de force face à ses ennemis. De plus, les personnalités “libérales” ont regardé ailleurs au moment où il fallait agir pour contrer la préparation de l’offensive britannique.
Une remarque :
La participation à des gouvernements d’unité nationale, pour les communistes, a été la politique commune suivie en Europe à cette époque : en Italie dans le gouvernement Badoglio (anciennement rallié à Mussolini) après le retour de Togliatti, en France évidemment et en Belgique. Dans ce dernier pays, le désarmement de la résistance s’est également effectué par l’intervention violente de l’armée britannique.
L’histoire est faite de contradictions qui, si elles perdurent, ne se répètent pas à l’identique. Il est pourtant utile de connaître la force de conviction qui a animé ces résistant·es, leurs actions et aussi les faiblesses qui les ont conduit·es à l’échec.
Michel Bonnard, 25 juillet 2022
- De la résistance à la guerre civile en Grèce 1941 – 1946, Joëlle Fontaine, La Fabrique éditions, 2012, 374 pages, 20 euros.
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