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Éclairer les ombres

Le nouvel an de 1898 n’est pas un jour férié pour Pierre Demange, chiffonnier récoltant des “montagnes de vieux journaux, d’affiches de campagnes électorales et de tracts syndicaux, de tous les papiers, en fin de compte, que l’on jetait au rebut” afin de fabriquer de la pâte à papier pour relancer le cycle de l’information. Nous sommes à Lyon : “En se mettant à sonner, les cloches de Fourvière [rappelant] le passage inexorable du temps” et s’il doit se lever tôt, il préfère encore ce travail-là à l’ancien : “Dans ses jeunes années, il avait creusé des tombes”. Délaissant sa femme, ses gosses et son chien en train de ronfler, il file dans les ténèbres, frissonnant en pensant à sa fin : “Il avait beau être croyant, l’espoir de résurrection s’amenuisait avec l’âge. Il flairait la supercherie et cette idée d’anéantissement était pénible”. Et, réfléchissant à “ses propres funérailles”, il imagine “son petit garçon [effectuant] le salut militaire devant sa tombe”. Et puis ? “Et puis il tomberait dans l’oubli”. Arrivé sur la décharge de la Croix-Rousse, il tombe sur “un véritable filon” : des papiers et même une vieille couverture, “une trouvaille”, “c’était rare”. Et, en-dessous, il “faillit tourner de l’œil à la vue d’un corps mutilé”.

Ainsi commenceLa République des faibles de Gwenaël Bulteau et elle met en avant et l’objectif de l’auteur (me semble-t-il) et son talent à nous éclairer (l’assurance est ici plus solide).

“L’ordre social, la tranquillité publique, la sécurité des commerces

“Un chiffonnier a trouvé un cadavre d’enfant dans la décharge de La Croix-Rousse.” L’information résonne dans le commissariat. Grimbert revient des lieux du crime “encore plus blafard qu’au petit matin”. Silent et Caron se pincent le nez devant “l’odeur tenace de pourriture” émanant des vêtements de leur collègue. Le commissaire Jules Soubielle énonce les priorités : “l’ordre social, la tranquillité publique, la sécurité des commerces. On ne fait pas grand cas de la mort d’un enfant”.  Mais il veut changer les choses. En allant vite et en coordonnant les forces, on peut résoudre le crime.

“L’objectif est de retrouver la partie manquante du corps”

S’ensuit alors une enquête dite de proximité, de moralité, on interroge Pierre Demange, les voisins, on recherche les suspects : “un autre Vacher dans la région ?”, comme Désiré Blovski, de l’Internationale des Travailleurs, il est “sur les fiches du préfet de police”, ou Pierre, rival qui donne des dragées aux fillettes, un pédéraste ?, un satyre ?, un attentat à la pudeur qui finit mal ? et trouver aussi “quel sens à donner à la décapitation du gosse ?”

“La République ne va pas s’immiscer dans mes affaires”

Très rapidement, on est immergé, climatiquement concerné par l’ambiance un peu lourde du Lyon populaire de cette IIIe République qui peine à s’imposer démocratiquement et socialement mais dont les libertés explosent comme celle de la Presse : “les passants [déambulaient] le nez dans leurs journaux. On ne mentait pas en disant que la presse et les Lyonnais vivaient une grand historie d’amour”, ce qui nourrit notre Pierre Demange. Nous entrons dans les foyers, des “amas de tôles, de planches et de matériaux de récupération”, les ménages et leurs “passe[s] d’armes ménagère[s]”, côtoyons la misère et son frère l’alcool et sa sœur la mendicité, les “ouvriers harassés aux visages noirs, casquettes rabattues sur le front”, les enfants qui sont pris pour des proies, les acteurs de cabarets dont l’arrière-boutique sert aux passes, les domestiques, les bouchers, les femmes qui portent la culotte… et tant d’autres qu’on songe à Hugo pour cette apnée populaire.

“La youtrerie internationale sort un lapin de son chapeau”

À cette époque, on se laisse “facilement aller à cracher sa haine des juifs”, on ne se gêne pas, c’est même une opinion, une orientation politique. On s’en gargarise, on s’en vante, on s’en fait une réputation : “ – Quelle réputation ? – Celle de tueur de Juif”. Un principe : “Dreyfus […] a déjà été condamné pour sa trahison grâce à des preuves irréfutables mais voilà que la youtrerie internationale sort un lapin de son chapeau, l’officier Esterhazy, et le désigne à la vindicte”. Un principe « pour lequel il faut batailler”. Contre “Zola [qui] vient de publier une tribune anti-France dans le torchon de Clemenceau, le bien-mal nommé L’Aurore : L’Aurore en robe de putain, devrait-on dire : Chaque mot de cette tribune est un glaviot craché au visage de nos militaires”.

L’antisémitisme en bandoulière, voire en décoration sur la veste, on n’avance pas masqué dans ce domaine mais dans d’autres on cache ses habitudes, on camoufle ses tentations, on planque ses vices, on déguise ses intentions, on farde ses failles, on enterre ses envies.

La Républiques des faibles est un roman noir, un roman historique, un roman social, servi par une écriture précise, qui n’a pas peur des mots, tranche dans le vif et qui déclare son amour pour des protagonistes que chacun a oubliés. On peut penser alors au travail d’Hervé Le Corre pour l’aspect historico-social ou à David Joy pour la justesse de l’intimité de l’âme humaine.

La lumière ne se fait que sur les tombes gueulait Léo Ferré. Gwenaël Bulteau contribue à éclairer cette zone d’ombre, à percer ce brouillard perclus sur cette humanité de fin de siècle, à nous rendre vivants, de chair et de sang, ces femmes, ces hommes et ces enfants. À nous les rendre humains. Tout simplement.

François Braud

  • Gwenaël Bulteau, La République des faibles, La Manufacture de livres, février 2021, 362 pages, 19€90 (sorti en poche 10/18, 8€50)
  • Ce roman a obtenu le Prix Landerneau Polar 2021 et est en liste pour le trophée 813 du meilleur roman francophone 2022.
  • À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr