S’il ne tenait qu’à son père, Julia n’irait pas à l’école :
“La réussite de Julia ne dépend pas d’une attention spéciale ni d’une intervention thérapeutique. Ce n’est pas si compliqué. Ses devoirs sont ennuyeux. Nous traversons une époque à la fois palpitante et terrible. Le monde est en guerre dans le Moyen-Orient. Le carbone dans l’atmosphère approche des quatre cent ppm. Nous sommes témoins de la sixième grande extinction des espèces. Au cours de la prochaine décennie, nous connaitrons le pic de Hubbert. On l’a peut-être même déjà franchi. Nous semblons poursuivre l’utilisation de la fracturation hydraulique, ce qui représente un risque, certes différent, mais bien présent quant à nos ressources en eau potable. Et malgré tous vos efforts, nos enfants pensent toujours que l’eau arrive par magie dans leurs robinets. Ils ignorent qu’il existe une nappe phréatique sous leur ville, que son niveau est sérieusement en baisse, et que nous n’avons aucun projet afin d’alimenter la ville en eau après qu’elle s’en serait définitivement tarie. La plupart d’entre eux ignorent que cinq des six dernières années ont été les plus chaudes de l’histoire. J’imagine que vos élèves pourraient s’intéresser à tout ça. J’imagine qu’ils pourraient s’intéresser à leur avenir. Mais au lieu de ça, ma fille passe des contrôles de vocabulaire. En classe de quatrième. Et vous vous étonnez qu’elle ait la tête ailleurs ?”
Julia, c’est Turtle. Turtle ou Croquette. Enfin, ça dépend comment l’appelle son père. Elle vit avec son père, un être envahissant, qui impose, s’impose à elle. Son petit monde renfermé ne s’ouvre que sur les bois qui jouxtent leur maison. Elle les parcourt et s’invente une autre vie dans cet autre espace, sans son père mais avec tous ses espoirs d’aventure. Et si l’aventure, c’était justement Jacob, un lycéen qu’elle vient de rencontrer. Si c’était lui qui l’aiderait à passer outre son père, son héros, son bourreau ?
“C’est à ça que se résume ton ambition ? À devenir une pauvre petite moule illettrée ?”
Turtle ne répond pas à papa. Papa lui, il parle à sa fille : “Tu sais ce que tu représentes pour moi ? Tu me sauves la vie, chaque matin que tu sors du lit”.
À coups de “Nom de dieu”, le père “se croit en mesure de comprendre le corps de Turtle” et d’en user. “Nom de dieu, nom de dieu.”
Et “… elle tient sa chatte engorgée afin de retenir la chaleur qui s’échappe”.
Et “… elle se lave les mains, ce sont les yeux de son père dans le miroir”.
Absolument incandescent, jusqu’au vertige, haut-le-cœur, c’est un roman qu’on oubliera quand on aura oublié d’ouvrir les yeux sur le monde, sur sa brutale beauté et sa pourriture clinique. L’auteur mérite son nom. Il faut sans tarder s’attarder sans ciller absolument sur My absolute darling avant qu’il ne soit trop tard et que le monde nous avale dans d’intolérables suffocations.
François Braud
- My absolute darling, Gabriel Tallent, Gallmeister, Totem n°143, 464 pages, 11€70.
- À commander à l’EDMP (8 impasse Crozatier, Paris 12, didier.mainchin@gmail.com).