L’Autre Côté de l’École est un collège Freinet bruxellois. À condition de respecter les programmes scolaires, la liberté scolaire en vigueur en Belgique permet au comité organisateur d’un établissement scolaire d’engager les professeur·es de son choix tout en étant (partiellement) subventionné par l’État belge. Ainsi, parents, enfants, équipe pédagogique, comité organisateur, tous les acteurs et actrices avancent dans le même sens pour mettre en œuvre le travail qui illumine.
Depuis le début de l’année scolaire, les professeur·es de mathématiques de l’école invitent les élèves à imiter les doctorant·es de cette discipline : dans un premier temps se poser des questions et problématiser pour ensuite utiliser et développer des outils afin de répondre à leur question. La mise en recherche est parfois la partie plus difficile, et ce, pour deux raisons principales :
- les élèves ne sont pas habitué·es à se poser eux et elles-mêmes une question ;
- iels éprouvent des difficultés à faire la différence entre le problème scolaire (par exemple : Paule donne cinq euros à Pierre qui lui en rend le quart du double, combien reste-t-il ?) et ce qui peut faire problème pour un élève donné. Par exemple : comment faire pour retrouver le centre d’un cercle lorsque ce point central n’est plus visible ?
Ainsi, l’objectif de la recherche mathématique est triple :
- apprendre à se poser des questions qui permettent d’apprivoiser et de nous approprier l’environnement ;
- construire les mathématiques comme un outil nécessaire pour cet apprivoisement et non comme un reliquat d’une culture arbitraire décidée par des pédagogues et responsables politiques. Ici, l’enjeu est sociopolitique : c’est la question du rapport au savoir ;
- provoquer la jubilation, la sensation de maîtrise par la combinaison d’éléments de réflexion, de tracés et d’écrits. L’aboutissement au résultat est une victoire, une conquête, preuve de l’augmentation de la puissance de vie.
C’est sur ce dernier objectif que nous allons revenir.
Comment caractériser un élève absorbé par un travail, porté par un élan vital ?
L’élève dans un travail authentique arrive à se concentrer même s’il y a du bruit autour de lui. Iel est très appliqué·e à sa tâche : seule sa démarche a de l’importance. Iel est d’ailleurs difficile de l’en sortir en fin d’heure de cours.
Arthur, lors de sa recherche était totalement et paisiblement occupé à énumérer les différents multiples de chaque nombre naturel compris entre 1 et 10 pour ensuite construire une table avec tous les nombres les plus “rémunérés” 1. C’est cette combinaison paradoxale entre application intense au travail et calme qui est la marque de fabrique de la puissance de vie.
Pourtant, lors d’exercices moins intéressants, il s’est plaint de petits bavardages autour de lui. Mais ici, absorbé dans un vrai travail, il n’avait pas conscience du bruit environnant et ne parlait que pour demander une aide rapide à un autre élève : “125 divisé en 5 c’est bien 25, hein ?”
Comment dire qu’une recherche se termine ?
La jubilation éprouvée lorsqu’iel arrive à trouver la réponse, qu’iel essaie par d’autres moyens et constate que “ça marche” pousse l’élève à vouloir encore plus. Si bien que nous, professeur·es et élèves devront redoubler d’imagination pour prolonger les pistes de réflexion pour lui ou elle.
Parfois la tâche est trop compliquée. Alors iel préfère présenter son travail en l’état à la classe. Parfois iel ose prendre encore plus de risques. Le/la professeur·e est là pour prendre soin de cette braise vitale, lui souffler dessus par moments mais pas trop fort, au risque qu’elle donne un feu de paille pour finalement s’éteindre trop rapidement.
Dans cette recherche sur la conception du monde en base 3, Lou n’a pas compté son temps : il lui fallait continuer jusqu’au bout de son étincelle de vie. Elle pouvait tout maîtriser, tout comprendre ; cela devait marcher, cela ne pouvait que marcher.
La présentation au groupe : consécration, apogée de la jubilation ?
Lorsque l’élève arrive à répondre à sa question (seul·e ou avec l’aide du/de la professeur·e et/ou des élèves), iel est invité à mettre au propre son travail et surtout à le présenter devant la classe
Ici, le fait de pouvoir trouver la racine cubique de n’importe quel nombre dont la racine cubique est un nombre naturel entre 10 et 100 a bluffé tous les autres élèves. Ce n’était pas un tour de magie car il y avait une raison mathématique. Le sentiment de plénitude éprouvé par Victor était visible par la facilité et la décontraction avec laquelle il a pu expliquer sa recherche. En retour, le regard admiratif des autres, l’intérêt qu’iels ont porté à sa recherche ont conforté ce sentiment de plénitude.
Recherche de Victor en 3ème : Comment trouver la racine cubique d’un nombre en sachant que cette racine cubique est un nombre naturel compris entre 10 et 100 ? | |
Table des nombres au cube 0³=0 1³=1 2³=8 3³=27 4³=64 5³=125 6³=216 7³=343 8³= 512 9³=729 | À titre d’exemple, prenons un nombre qui admet un nombre naturel compris entre 10 et 100 comme racine cubique : 79 507. D’abord, on regarde le nombre d’unités de milliers : 79. 79 étant compris entre 64 et 125, on en déduit que la racine cubique commencera par 4 (on prend le nombre en dessous) car 4³=64. Ensuite on observe le dernier chiffre se trouvant dans 79 507 => 7. Donc, le second chiffre sera 3 car 3³ = 27. La racine cubique de 79 507 est 43. Relance à la classe : trouver la racine cubique de 592 704 et de 29 791. |
Prendre des risques
Très souvent, certain·es sont en demande d’idées de recherche car iels ne savent pas quoi faire. Après quelques mois, les élèves ont déjà tellement de sujets, aussi passionnants qu’extravagants, que nous pourrions constituer un fichier mathématique reprenant des dizaines d’idées pour ceux et celles qui en ont moins. Mais répondre à une question qu’on ne s’est pas posée ne permet pas de se lancer corps et âmes dans une recherche. Ce faisant, l’élève s’éloigne des trois objectifs initiaux : se poser une question, construire soi-même le savoir pour y répondre et augmenter sa puissance de vie.
Et à force d’essayer de se rassurer auprès du professeur·e en lui demandant des idées et des vérifications pour être sûr·e que les étapes de son raisonnement sont correctes, iel ne prend finalement plus aucun risque. Iel veut “avoir fait une recherche” et non chercher pour répondre à une question. Iel cherche l’approbation du professeur·e (motivation extrinsèque) plutôt que la vraie jubilation de la conquête (motivation intrinsèque). Si bien que nous préférons lui laisser prendre le temps de se poser une vraie question que de le forcer à faire une recherche sur une question qui ne fait pas problème pour lui ou elle.
Créer la nécessité, faire ressortir ce qui fait problème mais aussi accompagner progressivement vers la problématisation sont les trois postures clé du professeur·e ; pour le reste, il suffit de laisser la vie faire son travail et elle ne cesse de nous surprendre.
Philippe Le Hardy
N.B : Merci au groupe math de l’Icem pour nos excellents échanges à Rostrenen et à Viviane Monnerville (Mons-en-Baroeul) pour tous ses conseils
- Pour Arthur, le mot “rémunéré” veut dire qui apparait le plus souvent, qui est le plus touché par les multiplications de deux nombres. ↩︎
FOCUS
Ce dispositif de travail en mathématiques au collège incite les élèves à faire des recherches personnelles sur les sujets de leur choix et tente de favoriser chez les élèves une posture de chercheur·euses, à la mesure de leurs capacités.
À l’origine de la recherche libre, un sujet choisi. Ce choix puis l’élaboration d’une question, pertinente et nécessaire pour l’élève, permet de donner du sens à son travail, sans valorisation autre que l’attrait intellectuel de la recherche.
Philippe le Hardy tente de caractériser cette démarche authentique par des signes extérieurs visibles et un changement de comportement : concentration, fierté de la réussite, demande d’aide à ses pair·es, prise de risque dans une nouvelle recherche.
Toutes les étapes de la recherche sont donc identifiées : une question qui fait problème pour l’élève chercheur·e, ce qui rend la recherche indispensable, une recherche et une démonstration, attestées par un compte rendu, et la “jubilation de la conquête” du savoir.
Même s’il ne le détaille pas, l’enseignant souligne l’importance du rôle du professeur·e, qui donne du temps pour laisser les enfants choisir leur sujet, qui aide à la problématisation et soutient la recherche.
Il accepte aussi la part d’expression liée au travail, même si celle-ci aboutit à une erreur (l’emploi personnel du mot “rémunérés” dont le sens sera précisé plus tard).