Sommaire

Sommaire

,

La Guerre des mots ?

Parlez-vous le bourgeois?

Que c’est bon de lire un essai préfacé par Michel et Monique (Pinçon-Charlot) en 2020, écrit par Selim Derkaoui et Nicolas Framont, réédité en poche en 2023, conseillé par Le Monde diplomatique, qui donne l’impression à chaque page d’avoir raison.

Le pitch

Avoir raison ? C’est précisément là que tout se complique. On se méfie de cette impression, souvent fallacieuse !

De quoi est-il question dans La Guerre des Mots ?

De la dénaturation du langage par la classe bourgeoise dominante. Après une préface en chêne sur le “totalitarisme idéologico-linguistique” des Pinçon-Charlot, les deux auteurs, Derkaoui et Framont, proposent une liste des mots dévoyés par le capitalisme. On se réjouit avec eux de passer à la moulinette les “charges patronales”, la “grogne sociale”,les classes moyennes” ou encore l’horripilante “résilience” qui suggère que le malheur est un bienfait qui s’ignore.

Le jeu de chamboule-tout est plaisant car il oblige à s’interroger sur l’usage que l’on fait de toutes les expressions qui structurent linguistiquement la société et que chacun·e d’entre nous reprend à son compte, de façon décomplexée.

Légitime défiance

Au-delà de la connivence confortable qui s’établit entre le sociologue (Nicolas Framont), le journaliste (Selim Derkaoui) et le/la lecteur·trice, on est en droit de se demander si La Guerre des Mots n’est pas qu’un divertissement pour gens de la “vraie gauche” qui pensent juste (en opposition bien sûr à la gauche bourgeoise et réformiste qui penche du côté du pouvoir). Les deux auteurs dans une introduction qui se veut rassurante, insistent sur la pureté de leurs intentions et surtout sur leur statut à part. Les voilà en quelque sorte les incorruptibles descendants d’Usbek et Rica dans les Lettres persanes : non contaminés par la bourgeoisie capitaliste (à la place de la monarchie absolue pour les deux persans), ils l’observent et la critiquent. Ils se présentent : “Respectivement journaliste et sociologue, nous sommes issus de la classe laborieuse et ne sommes ni « transfuges » ni « infiltrés »”. Ouf, ces deux-là, si l’on en croit cette profession de foi, ne rejoignent donc pas la cohorte des contempteurs bourgeois de la bourgeoisie. Ils sont au-dessus, au-delà ou ailleurs mais en tout cas pas dedans. Dans leur magazine web Frustration, il n’est pas question de complicité avec les “élites intellectuelles”. Vigies vertueuses plutôt que chiens de garde critiques (un oxymore) du système.

Un peu court, un peu facile

Au début de l’essai, “bourgeois”, succinctement défini sous forme de rappels historiques, devient le mot à abattre. Il est, en effet, dans un premier temps, plus facile d’abattre un mot qu’une classe sociale. Les deux compères, non-bourgeois auto-déclarés autant qu’auto-satisfaits, ne s’en privent pas et à ce jeu-là, comme le remarque Le Monde diplomatique, ils ne manquent pas “d’humour mordant”.

D’accord mais on attend un peu plus que le “nous” (les laborieux) opposé à “eux” (les bourgeois) ou que la conclusion mollassonne à laquelle parvient le duo. La dernière phrase s’arrête, comme trop d’ouvrages de cet acabit, plus ironiques qu’exhaustifs, précisément à l’endroit où l’on aimerait qu’il commence. Comment se satisfaire d’une phrase de clôture qui ne fait pas de mal à une mouche après 250 pages “mordantes” ? Il flotte comme un parfum d’arnaque, un-tout-ça-pour- ça qui dérange. On se croirait dans une tribune de Libération qui se la joue de gauche, “en vrai”. Selim Derkaoui et Nicolas Framont nous parlent, “à nous” (toi+toi+toi etc.) et se lancent avec vaillance : “Et puisque voter pour la « gauche » est désormais dépourvu de sens, alors il ne nous reste plus qu’une seule alternative : aller reprendre la Bastille du XXIe siècle aux bourgeois”.

De cette Bastille du XXIe, brandie comme une tête au bout d’une pique, on ne saura rien de plus. Quant à la façon de la reprendre, les auteurs se contentent d’une vague déclaration d’intentions qui ne mange pas de pain mais fait trembler d’aise (le bourgeois de gauche ?) “aucune victoire n’a jamais lieu sans violence”. On dirait un proverbe ce qui, au terme d’un essai qui a l’ambition de dénoncer les fraudes et ruses du langage capitaliste, ne manque pas de sel. Le couple violence/ victoire est peut-être une allitération qui a de la gueule mais qui a aussi un sens, souvent illustré par des siècles d’histoire sanglante.

Conclusion désenchantée

Alors, cette Guerre des Mots ? On peut participer au combat, se dire “ils pensent comme moi” ou “je pense comme eux” et passer à autre chose. On se demande quand même si, à rebours des deux auteurs convaincus du contraire, le bourgeois ne nous ressemble pas un peu. Et là, on commence à être subversif car on prend conscience que l’on est une partie du problème.

Sophie Carrouge

La guerre des mots, Combattre le discours politico-médiatique de la bourgeoisie, Selim Derkaoui et Nicolas Framont, Passager Clandestin, 2020, 256 p., 17€.

À commander à l’EDMP, 8 impasse Crozatier, Paris 12, edmp@numericable.fr