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Affrontements des impérialismes et résistance des peuples (1ère partie)

Cette série de trois articles fait suite à un débat organisé dans le cadre de la Semaine Émancipation 2024. Le premier de ces articles revient sur la notion d’impérialisme, et met en évidence, en particulier, l’apparition, au cours des dernières décennies, de nouveaux impérialismes, chinois et russe. Le second article traitera de certains traits fondamentaux que revêtent les affrontements inter-impérialistes dans la période actuelle. Le troisième article s’intéressera à divers aspects des résistances populaires face à ces évolutions.

Avant toute chose, nous devons dire quelques mots de la notion même d’impérialisme, en commençant par nous demander quels critères permettent de parler de pays impérialiste. Sur un sujet aussi vaste, on ne pourra ici que soulever quelques questions et poser quelques jalons, afin de construire des repères nécessaires à l’analyse des situations concrètes. Nous serons alors en mesure de percevoir les grandes évolutions récentes dans la structuration du monde entre impérialismes concurrents, et en particulier l’arrivée dans l’arène mondiale d’un impérialisme chinois et d’un impérialisme russe. Pour finir, nous verrons ces nouveaux impérialismes à l’œuvre, en particulier, sur le continent africain.

L’impérialisme, quésaco ?

L’idée sous-jacente à celle d’impérialisme, c’est que le monde, à partir de ses structures économiques et sociales, est un assemblage de pays inégaux et hiérarchisés. Pour parler simple, il est constitué de pays dominés et de pays dominants, et pas seulement de pays pauvres et de pays riches. Il nous semble toutefois qu’entre ces deux ensembles, il se trouve aussi des “puissances régionales”, dont la nature mériterait une élaboration plus poussée. On pourrait faire rentrer dans cette catégorie des pays comme l’Iran, l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil. Ces pays sont dominés économiquement (par les structures financières impérialistes et les multinationales en particulier), tout en possédant une certaine emprise économique et/ou politique et/ou militaire sur les pays plus faibles qui les entourent. La plupart des pays au monde appartiennent toutefois à la catégorie des semi-colonies : ils subissent une domination complète de la finance internationale et des grandes multinationales, en lien, très fréquemment, avec une domination politique sous diverses formes. Observons aussi que cela concerne des pays aux niveaux de vie et de développement très différents : aussi bien des pays européens tels que la Grèce, que la plupart des nations africaines, par exemple.

Quels critères pour définir un pays comme impérialiste ?

Si l’on reprend l’ensemble de critères fournis par Lénine en 1916 1, on trouve au moins ceux qui suivent. C’est un ensemble de critères, et il nous semble toujours bien fonctionner, même s’il pourrait être utile de nous demander si, aujourd’hui, il ne faudrait pas en ajouter d’autres. L’impérialisme états-unien coche toutes les cases. On pourrait d’ailleurs y ajouter le critère de la militarisation à un haut niveau. Ce qui n’est pas le cas de l’Allemagne – du moins jusqu’à il y a peu de temps – ou du Japon. Pour qu’un pays donné soit une puissance impérialiste, tous les critères ne doivent pas forcément être remplis. Ils peuvent l’être plus ou moins, mais certains peuvent faire défaut. Mais il faut au moins qu’un pays coche plusieurs cases pour qu’il rentre dans la catégorie des pays impérialistes. Les critères sont les suivants :

  • Domination de l’économie par de grands monopoles.
  • Domination de l’économie par le capital financier (fusion du capital bancaire et du capital industriel).
  • Importance prise par l’exportation des capitaux.
  • Participation du pays au partage du monde entre grandes puissances.
  • Expansionnisme territorial et/ou colonialisme.

Tentons maintenant de repérer les pays impérialistes à l’époque capitaliste actuelle.

Anciens et nouveaux impérialismes

Nous ne prétendrons pas à l’exhaustivité. Commençons, pour plus de simplicité, par les pays impérialistes anciens. Il s’agit d’abord des pays européens qui ont participé au partage colonial du monde au XIXe siècle et au début du XXe : Royaume-Uni, Pays-Bas, France, Allemagne, Italie. Il convient d’y ajouter des pays européens moins puissants économiquement, mais qui satisfont néanmoins dans les critères de pays impérialistes : l’Espagne, les pays scandinaves. Le Japon ne doit pas être oublié. Ni, bien sûr, les États-Unis. Observons que certains pays ont perdu le statut de pays impérialiste : c’est le cas du Portugal, qui a été rétrogradé au statut de néo-colonie, après la perte de ses colonies africaines dans les années 1970, puis du fait de la politique des institutions financières internationales et l’intrusion de l’UE plus récemment.

Mais il existe clairement de nouveaux pays impérialistes, qui cochent au moins une partie de ces cases. La question de l’impérialisme se pose aujourd’hui différemment de la période où il existait des pays dits “socialistes” (URSS et Bloc de l’Est, Chine, etc.) et des pays indiscutablement capitalistes à l’Ouest, dont un certain nombre de pays impérialistes, plus ou moins puissants. La question est : parmi les pays où le capitalisme a été rétabli, a-t-on vu se mettre en place des impérialismes, ou non, et quels pays sont concernés ?

C’est un exercice sans doute exigeant, mais le faire modifie forcément les perspectives. Beaucoup d’entre nous, à gauche ou à l’extrême gauche, surtout parmi les plus ancien·nes, ont été amené·es à penser à l’IMPERIALISME (au singulier) pour parler des USA seuls ou bien du bloc de l’Ouest. Cette vision est devenue fausse. Nous devons l’actualiser, opération nécessaire pour saisir le monde d’aujourd’hui et y intervenir. À présent, nous devons comprendre que la Chine et la Russie sont non seulement devenus des pays capitalistes, mais également des pays impérialistes. Nous donnons plus loin un aperçu de ce que cela implique.

La Chine

Elle est dominée par des entreprises géantes, qui vont des industries extractives à la haute technologie, où l’État intervient souvent mais où la logique du profit règne en maitre. La bourse a pris une grande place, le capital financier s’est énormément développé et s’exporte massivement. On constate un net expansionnisme au niveau commercial et à celui des investissements ; c’est particulièrement vrai en Asie et en Afrique, mais pas que…

La Russie

Le pays est également sous la coupe d’entreprises géantes. Cela concerne des industries primaires, mais pas seulement ; elles se sont constituées après les privatisations mafieuses qui ont eu lieu dans les années 1990. Il y a un développement du capital financier en Russie. Ce pays se caractérise aussi par un expansionnisme militaire évident et barbare. Autour de la Russie, d’abord (Tchétchénie, Géorgie, Kazakhstan, et bien sûr l’Ukraine). Il s’agit aussi de “placer des billes” avec des alliés (Bachar el-Assad par exemple). Mais on notera aussi de nombreuses opérations en Afrique.

Questions de blocs

La thèse autrefois développée par Toni Negri et consorts sur “l’Empire”, autrement dit l’idée qu’il y aurait un super-impérialisme ultradominant, est battue en brèche par l’histoire. Il existe une pluralité de blocs impérialistes, rivaux les uns des autres. Les impérialismes ne sont pas isolés, coupés les uns des autres et en rapport seulement avec les pays qu’ils dominent. On a aujourd’hui quatre blocs impérialistes avec des alliances plus ou moins mouvantes entre eux. L’impérialisme le plus fort, celui des États-Unis, est l’allié traditionnel, mais dans un rapport de concurrence, avec les impérialismes européens, et avec l’UE à leur service.

On observe une opposition croissante entre l’impérialisme états-unien, le plus puissant, et l’impérialisme chinois qui le menace. Cela donne lieu à une guerre commerciale très claire entre ces deux pays. C’est tout l’impérialisme yankee qui est mobilisé sur cette question. Mais la stratégie diverge aux sommets de l’impérialisme US. Trump défend une alliance avec Poutine contre la Chine. Les démocrates sont contre et tiennent à garder leur leadership sur l’alliance atlantique. Dans ce contexte, on saisit évidemment que les élections de novembre auront sans doute de fortes répercussions sur la guerre en Ukraine.

L’Afrique, terrain de chasse des nouveaux impérialismes 2

Récemment, les opérations des impérialismes chinois et russe se sont multipliées en Afrique.

La Chine en Afrique

Si l’action de l’impérialisme chinois est globale, ses investissements sont tout particulièrement importants dans six pays :

  • Le Kenya : en particulier dans les infrastructures de transport (chemins de fer, ports…).
  • L’Éthiopie : notamment dans des parcs industriels et des projets énergétiques.
  • Le Nigeria : ce pays étant riche en hydrocarbures, les investissements chinois affluent dans les secteurs pétrolier et gazier, mais aussi dans les télécommunications et infrastructures.
  • La Zambie et la République Démocratique du Congo : c’est vrai notamment pour les exploitations minières de cuivre et de cobalt.
  • L’Afrique du Sud : la Chine a procédé à divers investissements, notamment dans les mines, le secteur manufacturier et la finance.

Si l’on opte pour une approche plus sectorielle, on constate que les investissements chinois en Afrique concernent une gamme assez étendue de secteurs clés.

  • Les infrastructures, d’abord, avec des projets majeurs dans le domaine des transports (routes, ponts, chemins de fer, ports) ; mais aussi l’énergie (centrales électriques, énergies renouvelables ou fossiles). Exemple : la centrale hydroélectrique de Karuma en Ouganda.
  • L’exploitation minière et les ressources naturelles : les entreprises chinoises sont très impliquées dans l’exploitation de minerais tels que le cobalt, le cuivre et l’or. La Chine investit dans l’extraction et le raffinage du pétrole et du gaz (Nigeria, Angola, Soudan).
  • L’agriculture : la Chine est dans l’agrobusiness, contribue à moderniser les infrastructures agricoles, opère des transferts de technologie et développe des projets agricoles.
  • Manufacture et industrialisation : la Chine intervient dans la création de parcs industriels, notamment des “zones économiques spéciales” (en Éthiopie et au Nigéria en particulier).
  • Télécommunications et technologie : des boites comme Huawei et ZTE développent les infrastructures de télécommunications et la Chine transfère ses technologies.
  • Santé : l’impérialisme chinois construit des hôpitaux, fournit du matériel médical et de l’expertise. Cela a été très visible en Afrique pendant la pandémie de COVID-19.
  • Immobilier, urbanisme, construction : des entreprises chinoises participent activement à la construction de projets immobiliers résidentiels et commerciaux.

L’impérialisme russe en Afrique

La Russie mise aussi beaucoup sur l’Afrique. Elle y a augmenté ses investissements dans divers secteurs clés, pour y renforcer sa présence économique et politique. Les principaux pays africains cibles d’investissements russes sont les suivants :

  • L’Algérie : c’est vrai pour l’énergie, l’armement et la coopération économique.
  • L’Égypte : les investissements russes concernent l’énergie nucléaire, le pétrole et le gaz.
  • L’Afrique du Sud : les boites russes investissent dans les mines, les métaux, l’énergie.
  • Le Zimbabwe : cela concerne l’exploitation minière.
  • La Centrafrique : le pays se tourne vers la Russie pour l’armement et la sécurité.

Voyons à présent les principaux domaines dans lesquels la Russie joue un rôle clé en Afrique.

  • L’énergie et les ressources naturelles : cela concerne le pétrole et le gaz, avec en particulier ses entreprises géantes Rosneft et Gazprom, impliquées dans des projets de développement et d’exploration (notamment en Algérie et en Égypte). Cela touche aussi les minerais et les métaux, en particulier pour accéder à des ressources telles que le platine, le nickel, le manganèse, et les diamants.
  • L’énergie nucléaire : Rosatom, l’agence nucléaire russe, est active dans la construction et le développement de centrales nucléaires (en Égypte, en Afrique du Sud…).
  • L’agrobusiness : la Russie renforce ses liens agricoles avec l’Afrique, investissant dans les infrastructures agricoles et les projets de production alimentaire (Mozambique, Angola…).
  • Armement et sécurité : c’est un élément crucial. La Russie est grand fournisseur d’armes à de nombreux pays africains. Elle propose également des formations militaires.
  • Infrastructures et construction : la Russie est impliquée dans divers projets, en discussion ou en développement, de construction et de financement d’infrastructure, y compris des routes et des chemins de fer. C’est le cas notamment en Éthiopie et au Nigeria.

La présence de l’impérialisme russe en Afrique se traduit aussi par l’extension de sa présence militaire sur ce continent, notamment au Mali, au Burkina Faso et au Niger, des pays aujourd’hui marqués par un rejet profond de la Françafrique. Nous y reviendrons dans un prochain article. Nous tenterons, avant cela, de saisir quelques-unes des principales tendances des rivalités inter-impérialistes aujourd’hui.

Patrick Krasso

  1. L’impérialisme, stade suprême du capitalisme
    : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/imperialisme.pdf ↩︎
  2. Sur ces points on peut se référer aux sites : https://africacenter.org/fr/focus-sur/chine/ et https://africacenter.org/fr/focus-sur/russie-en-afrique/ ↩︎